Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et Ogareff (10-11-1862)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre à Herzen et Ogareff - 10 novembre 1862



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN
ET À OGAREFF


10 novembre 1862.


Mes chers amis,


Je viens de lire la lettre de Kelsieff et je suis tout à fait réconcilié avec lui. Cette lettre a provoqué dans mon esprit quelques idées que je tiens à soumettre à votre sérieuse analyse, et à laquelle, j’espère, vous accorderez toute votre attention.

En présence des persécutions ouvertes et systématiques du gouvernement russe contre toutes les éditions de nos publications à Londres, et qui, je dois l’avouer, sont très logiques, vu qu’elles ont pour but de mettre fin à notre propagande en Russie, nous devons sortir, enfin, de cette honteuse et périlleuse apathie à laquelle nous nous abandonnons, pour opposer à l’action hostile notre œuvre de solidarité, l’union.

Il est donc de toute urgence d’organiser sur une large échelle des relations suivies avec la Russie. Apporter une grande lenteur dans l’exécution de cette affaire et laisser traîner les choses comme on l’a fait jusqu’ici en tout, ne veut pas encore dire que l’on approfondit la question et que l’on agit pratiquement. Le temps est une force qu’il ne nous est pas permis de dissiper inutilement. C’est pourquoi, après avoir bien réfléchi et pesé cette affaire, il faut se mettre immédiatement à l’œuvre et sans perdre un instant.

Je suis très heureux d’apprendre que vous vous êtes enfin décidés à envoyer B… dans le nord de l’Allemagne et je vous engage beaucoup à envoyer encore Joukovski[1] dans l’est. Cela est nécessaire d’un côté, pour aider Kelsieff, mais surtout pour lui confier une mission spéciale. Donc, la proposition que je vous fais comporte deux questions : Y a-t-il utilité de déléguer Joukovski et précisément à l’est ? Comment trouver les ressources pécuniaires nécessaires pour ce voyage ?

Examinons d’abord quelle en sera l’utilité. La lettre de Kelsieff vous la démontre assez clairement, mais avant cela vous avez dû déjà pressentir que l’est présente un vaste champ fructueux pour notre sérieux travail, tant au sens politique que sous le rapport commercial, ces deux éléments étant intimement liés dans cette affaire. La propagande au milieu des raskolniks en Turquie et en Autriche, et par leur intermédiaire en Russie ; l’établissement d’un dépôt pour nos éditions et l’organisation d’un commerce régulier avec Odessa par Constantinople et Galatz ; la création d’une propagande régulière dans l’armée du Caucase et dans la région du Don ; j’ajouterai encore l’organisation d’un commerce régulier avec Titlis et les villes situées sur les bords du Volga jusqu’à Nijni-Novgorod, par l’intermédiaire des Arméniens. Kelsieff, avec toute son énergie et son dévouement pour la cause ne saurait suffire à lui seul à tout cela. Cependant, c’est là une affaire d’une si grande importance qu’il est impossible de la remettre plus longtemps. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, voilà un proverbe inappréciable que, malheureusement, vous n’oubliez que trop souvent. Je voudrais abandonner à Kelsieff le soin de s’occuper des raskolniks de la Turquie et de la Biélokirnitza et de tout ce qui a un rapport à eux, de même que de l’organisation des voies de communication avec Odessa par Galatz et autres lieux. Il faudrait le charger encore en même temps que Joukovski d’établir un dépôt de nos imprimés à Constantinople. Mais c’est alors Joukovski qui devra s’occuper spécialement de toutes les affaires dans le Caucase, en Géorgie, sur le Volga et sur le Don. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet et complèterai ma lettre oralement.

Il me semble que vous préféreriez avoir Sokhnovski à Constantinople, mais selon ma ferme conviction, Joukovski y serait d’une plus grande utilité. Il a plus de clarté d’esprit, il est plus pratique et plus ferme dans ses résolutions ; en outre, il n’est pas novice dans ces sortes d’affaires et certainement il est plus habile dans les choses commerciales que Sokhnovski, car, il ne faut pas l’oublier, ici, la politique et le commerce sont indissolubles. À part cela, en Turquie, il faut agir avec beaucoup de tact. Tout en bénéficiant de la protection du gouvernement turc et de l’aristocratie polonaise, il faut bien se garder en même temps de devenir leur instrument ou d’avoir seulement l’apparence de leur servir, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur du pays, contre les Bulgares, par exemple, qui sont, d’un côté, par les Turcs, étouffés à la turque, et d’un autre, par les Polonais, pervertis forcément au catholicisme, de la manière la plus ignoble, à la façon des jésuites ; d’après Kelsieff, en Russie même, sur le Don, les Turcs, les Polonais et les raskolniks de la Turquie eux-mêmes poursuivent de concert la politique antipopulaire russe. Cette tâche ne saurait donc être remplie non-seulement par Soklinovski, mais encore par Kelsieff lui-même, et il est de toute urgence de lui envoyer comme aide Joukovski avec un mandat collectif auquel ils devront se conformer tous les deux. À mon avis, il faut faire partir Joukovski le plus tôt possible, dans un mois au plus tard, le temps nécessaire de lui procurer un passeport turc, ce dont je me charge. Je pourrai l’obtenir par l’intervention de mon ami le Bulgare. Ce délai est aussi indispensable pour jeter les premiers fondements de cette nouvelle association productive sur des bases solides.

Maintenant, voyons un peu quelles sont les ressources dont nous pouvons disposer.

À chacun de nos chargés d’affaires il faudra payer une rémunération de 2,000 francs, plus 1,000 francs pour les frais de voyages, soit 3,000 francs au minimum. Et avec les 2,000 francs pour Varvara Timothéevna, le total s’élèvera à 8.000 francs. Où les prendra-t-on ?

Il n’y a pour cela que deux moyens :

1° Faire un emprunt, duquel tu te rendras caution, Herzen, soit sur les « fonds » dont vous disposez, soit à la caisse de la nouvelle Association, vu que ses fonds à elle ne sauraient être employés mieux et plus fructueusement pour la cause commune. Il faut espérer que l’Association pourra bien nous prêter une somme de 8,000 francs. Elle n’aura pas à débourser toute cette somme à la fois, on la lui fera payer en différents termes, par fractions de 2,000 frs. chaque trimestre, je suppose.

2° La totalité de cette somme, soit 6,000 francs, au moins, pour les deux agents, ou, enfin, la moitié de cette somme devra être empruntée à l’Association sur son capital productif. Je voudrais y ajouter encore 2,000 francs pour entretenir un agent dans le nord de l’Allemagne, à la frontière russo-polonaise, ce dont j’aurai à dire quelques mots plus loin. On ne peut tenter aucune entreprise commerciale sans encourir des risques et sans y apporter un sacrifice de capital productif. Et c’est précisément dans l’audace d’une initiative sensée et dans un calcul raisonné que se manifeste le noble côté du commerce. D’ailleurs, nous n’avons pas d’autre risque à courir dans notre affaire que celui du choix de nos agents. L’organisation des voies de communication est très possible, il faut seulement savoir profiter de cette possibilité.

Si nous parvenons à organiser sur une large échelle des voies de communication à l’occident et au sud-est de la Russie, l’argent que nous aurons dépensé pour nos agents en sera centuplé. Je laisse à Ogareff le soin de faire méthodiquement le calcul exact du chiffre des sacrifices qui seront à la charge de l’Association d’un côté et de vos « fonds » de l’autre, de même que de la somme nécessaire pour rémunérer les collaborateurs de nos publications. Plus tard on pensera aussi à un agent en Suède.

Je sais une chose seulement que, si cette fois encore vous ne vous décidez pas pour cette entreprise, jamais vous n’arriverez à rien. Beaucoup de moyens se présentent à nous dans ces derniers temps et il se trouve beaucoup de voies qui pourraient être mises à notre disposition ; il ne manque qu’une organisation solide pour les utiliser. À l’ouest, nous avons les Polonais, à l’est tout le monde dont Kelsieff fait mention dans sa lettre. Cela ne demande qu’un esprit organisateur qui aurait de l’audace dans le savoir-faire.

Mais, revenons à notre agent en Allemagne. Si nous pouvions être sûrs de Blumer, ce poste pourrait lui être confié. Toutefois, je préférerais un homme qui ne soit compromis en aucune façon vis-à-vis du gouvernement russe, honnête et sérieux, mais en même temps très modeste et très prudent, auquel nous pourrions avoir affaire sans qu’un grand nombre de personnes en eussent connaissance. Un homme comme cela, muni d’un passe-port russe irréprochable, serait d’une infiniment grande utilité. Il pourrait résider à Berlin et faire des voyages en cas d’urgence à Breslau et ailleurs. Peut-être B. pourrait-il trouver quelqu’un pour ce poste parmi les jeunes Russes qui viennent faire leurs études à l’université de Berlin ? Une somme de 2,000 francs serait d’un secours précieux pour un étudiant pauvre et l’obligerait en même temps à faire sa besogne non seulement par dilettantisme, mais de la considérer comme un service obligatoire.

J’ai écrit à Kosseilovski et j’ai envoyé aussi une lettre à mon Bulgare pour lui demander s’il peut me procurer un passe-port turc.


Votre M. Bakounine.


Nota. — Par « les fonds » dont il est question dans cette lettre, Bakounine entend, probablement, le capital de 25,000 frs, que Bakhmétieff avait laissé à la disposition de Herzen et d’Ogareff (voir les « Œuvres posthumes » de Herzen) mais nous ne savons rien de l’Association dont il fait mention. Il faut croire que c’était un de ces groupements éphémères que les Russes organisent si souvent.

Inutile d’ajouter que les plans grandioses exposés dans cette lettre de Bakounine n’ont jamais été réalisés. Seul, N. I. Joukovski resta quelque temps en Allemagne, où il s’occupa de la propagation des éditions de la « Libre imprimerie russe » à Londres (Drag.).



  1. Nicolas Joukovski, réfugié russe, récemment mort à Genève. (Trad.).