Lettres à Herzen et Ogareff/Lettre d'Ogareff à Bakounine (10-62)

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Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre d'Ogareff à Bakounine - octobre (1862 ?).



LETTRE D’OGAREFF À BAKOUNINE


33 octobre (1862 ?)


Cher Bakounine,


Je n’ai pas encore envoyé ta lettre à la comtesse[1] faute d’avoir son adresse. Je la possède maintenant, mais voilà les réflexions que je fais à ce sujet. Si le voyage dont L. fait mention dans sa lettre se rapporte à la comtesse, il est évident qu’il est trop tard, maintenant, pour lui expédier ta missive ; car si elle tombait dans d’autres mains, cela entraînerait des conséquences graves. Si, au contraire, il s’agit d’un voyage d’une autre personne, il n’y a pas à se presser, vu que la comtesse aurait remis le sien à une date éloignée, et dans ce cas ta lettre aura tout le temps de lui parvenir. Pour bien des motifs, je crains de la compromettre, et si cette lettre ne la trouvait pas, c’en serait fini d’elle. Écris-moi donc de suite, si c’est à la comtesse elle-même que L. fait allusion ? Sinon, je lui enverrai ta lettre immédiatement. J’espère que tu comprendras mon « dans le doute abstiens-toi » et que tu ne m’en voudras pas. J’en serais peiné, surtout dans le cas présent ; il est certain que je suis toujours prêt à faire pour toi personnellement tout ce qui est dans la mesure de mes forces, en dehors de cette chose insignifiante.

Maintenant, parlons d’affaires impersonnelles. Dans cet ordre de choses ce n’est pas que je sois, précisément, fâché contre toi Bakounine, mais je m’aperçois par moments que ma foi en toi m’abandonne. J’espère que ma franchise est incapable de provoquer chez toi un sentiment d’irritation comme ce pourrait être le cas si je me trouvais en face de quelque homme vulgaire, que tu réfléchiras sincèrement à mes paroles et que tu demanderas à ta conscience si j’ai raison.

Voici les faits :

Lorsque arriva l’ukase du tzar expliquant que le chiffre 25/1000 ne veut pas dire que 25,000 recrues sont demandées aux villes seulement, je sautai de joie. Car je pressentais que cette mesure devait couper court à la tentative si funeste à nos idées et si néfaste pour le bonheur de la Russie, pour la liberté du peuple, pour tout ce qui nous est cher et que nous estimons comme notre sainte cause. Mais toi, tu fus désorienté par cette nouvelle, à tel point, que tes traits s’altérèrent. Et, bien qu’elle fût désastreuse pour notre cause, tu persistes encore à désirer que cette tentative pernicieuse se produise, car, en se faisant jour, elle te donnerait de l’occupation. Essaye donc de sonder les profondeurs de ton cœur, et purifie-toi. Je te dis cela non pour t’en faire un amer reproche, mais pour t’implorer de regarder la cause avant ta personne et de mettre ta pureté révolutionnaire au-dessus de toi-même.

Et puis, ce mot que tu m’envoies, dicté par ton irritation contre la réforme judiciaire, où tu me fais part que tu veux écrire à ce sujet ! Eh bien, Bakounine, prends ta plume. Mais avant de commencer, demande-toi franchement si jamais tu as étudié cette question ? Non que tu aies approfondi des ouvrages spéciaux ou que tu aies étudié la matière à fond, mais simplement, si tu y as sérieusement réfléchi ? À part ton agitation, ta pensée a-t-elle jamais scruté la question d’État et celle de l’organisation sociale ? Pose-toi ces questions sincèrement, aborde la vérité, mets-toi en face d’elle, comme un fidèle qui comparaît devant le Christ — et décides-en toi-même.

Pour moi, notre ligne de conduite est nettement marquée : le gouvernement entend faire à la fois deux coups et demi : 1° l’affranchissement des serfs ; 2° la réforme judiciaire ; 3° le fragment ou la demi-mesure doit se porter sur l’organisation des hôtels de ville dans tous les chefs-lieux de Russie. Toutes ces trois farces apparaissent chancelantes comme institutions, et comme coup, elles arriveront irrévocablement à faire surgir une nouvelle Russie. Mais, dans ces deux réformes et demie le gouvernement aura épuisé son problème ; il ne saurait aller plus loin. Cependant, ces réformes-là ne sont rien moins qu’ébauchées. Et tant qu’elles ne seront appliquées, de facto la question russe demeurera latente et d’aucune manière tu ne pourras amener l’action. Mais, une fois mises en pratique, il n’y aura plus moyen d’arrêter l’impulsion que ces réformes auront donnée et qui au bout du compte détermineront l’urgence de réunir l’Assemblée législative électorale, ce qui, n’étant pas accordé et sanctionné d’en haut, provoquera immanquablement une révolution. C’est dans le but d’arriver à cette solution que nous devons, dès à présent, faire le travail préparatoire nécessaire, et il faut que nous le fassions solidement, patiemment et sans relâche. Nous ne l’aurons pas fini avant 1869. Il n’y a aucunes données qui permettent de prévoir cette conclusion à une époque anticipée, et alors, les réformes gouvernementales seront naturellement épuisées. C’est tellement évident, qu’il n’y a pas d’autre voie à suivre ; quiconque n’a pas perdu la faculté du jugement ne peut ne pas le reconnaître. Survivrons-nous à cette époque, c’est là une question à part, et de deuxième ordre, je pense. Mais il est tout naturel de le désirer afin de pouvoir prendre part à cette vie nouvelle et de travailler pour son avènement jusqu’à notre dernier soupir.

Figure-toi que j’aime une jeune fille, une enfant. Si mon sentiment est sincère, humain, il me dictera ceci : qu’elle grandisse et qu’elle soit heureuse avec l’élu de son cœur. Si, par hasard, son choix allait tomber sur moi, j’en bénirais mon sort. Mais si la mort m’eût enlevé avant, qu’importe, pourvu qu’elle-même puisse être heureuse. C’est ce dévouement-là que je demande pour la cause et je considère comme un crime de lèse-moralité tout sentiment de jalousie égoïste.

J’avais écrit ici quelque chose que je sais maintenant être injuste, je t’en demande donc pardon.

Si tu ne cherches que d’occuper ton inactivité, dussent pour cela être reculés l’avènement de la liberté en Russie et le développement de l’organisation intérieure du peuple, je me déclarerais ton ennemi.

En attendant, je suis toujours ton ami affectueux Ogareff.

J’ai envoyé à L. l’Adresse avec les corrections qui y ont été apportées, mais je n’ai pas eu le temps d’en prendre la copie ; il te l’enverra.


Nota. — Il s’agit, probablement, du projet de l’adresse au sujet de la convocation de l’Assemblée générale des zemstvos. Cette supposition nous permet de rapporter cette lettre d’Ogareff à 1862. (Drag.)

L’adresse sur la convocation de l’Assemblée générale des zemstvos fut présentée à Alexandre II par la noblesse du gouvernement de Tver en 1862. (Trad.)


  1. Il s’agit, probablement, de la comtesse Salias, qui est connue en littérature russe sous le pseudonyme d’Eugénie Tour. (Drag.)