Lettres à Lucilius/Lettre 120

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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Lettre CXX.

Comment nous est venue la notion du bon et de l’honnête. L’homme est rarement semblable à lui-même.

Ta lettre, qui touche en courant nombre de questions subtiles, s’arrête enfin sur celle-ci, dont elle demande la solution : « Comment nous est venue la notion du bien et de l’honnête ? » Pour les autres écoles, ces deux choses sont diverses et distinctes ; chez nous, elles font partie du même tout. Je m’explique. Le bon, selon quelques-uns, c’est l’utile ; et ils nomment ainsi la richesse, un cheval, du vin, une chaussure, tant ils la font descendre bas ! L’honnête pour eux, c’est ce qui répond à la loi du devoir et de la vertu, comme des soins pieux donnés à la vieillesse d’un père, des secours à la pauvreté d’un ami, un vaillant coup de main, un avis dicté par la prudence et la modération. Nous aussi nous divisons les attributs, mais le sujet est un. Rien n’est bon que l’honnête, et l’honnête, par son essence même, est bon. Je crois superflu d’ajouter ce que j’ai dit maintes fois sur la différence des deux choses ; je répète seulement que rien ne nous semble bon de ce qui peut servir au mal : or tu vois combien de gens font mauvais usage des richesses, de la noblesse, de la puissance.

Mais revenons au point que tu désires voir éclaircir : « Comment nous est venue la notion première du bon et de l’honnête ? » La nature n’a pu nous l’enseigner : elle nous a donné les germes de la science, non la science elle-même. Quelques-uns disent que cette notion nous est venue par aventure ; mais est-il croyable que l’image de la vertu n’ait que fortuitement apparu à je ne sais quel homme ? Selon nous, l’observation a recueilli, comparé entre eux certains actes fréquents de la vie ; et l’intelligence humaine y a reconnu le bon et l’honnête par analogie. Comme ce mot a reçu des grammairiens latins droit de cité, je ne crois pas devoir le proscrire et le renvoyer au lieu de sa naissance ; je l’emploie donc, non pas seulement comme toléré, mais comme sanctionné par l’usage. Or qu’est-ce que cette analogie ? Le voici : on connaissait la santé du corps, on s’avisa que l’âme aussi avait la sienne ; on connaissait la force physique, on en déduisit qu’il y avait une force morale. Des traits de bonté, d’humanité, de courage, nous avaient frappés d’étonnement : nous commençâmes à les admirer comme autant de perfections. Il s’y mêlait beaucoup d’alliage ; mais le prestige d’une action remarquable le couvrait de son éclat : on a dissimulé ces taches. Car naturellement on est porté à outrer le plus juste éloge ; et toujours le portrait de la gloire a été au delà du vrai. Or donc, de ces faits divers fut tiré le type du bien par excellence.

Fabricius repoussa l’or de Pyrrhus, et vit moins de grandeur à posséder un royaume qu’à mépriser les dons d’un roi. Le même Fabricius, à qui le médecin de Pyrrhus promettait d’empoisonner son prince, avertit celui-ci d’être sur ses gardes. Ce fut l’effet d’une même vertu de ne pas être vaincu par l’or, et de ne pas vaincre par le poison. Nous avons admiré ce grand homme, inflexible aux offres d’un roi, tout comme à celles d’un régicide, obstiné à suivre la vertu son modèle ; soutenant le plus difficile des rôles, celui d’un chef de guerre irréprochable ; croyant qu’il est des choses non permises même contre un ennemi ; enfin, au sein d’une extrême pauvreté, pour lui si glorieuse, n’ayant pas moins horreur des richesses que de l’empoisonnement. « Pyrrhus, a-t-il dit, tu vivras, grâce à moi ; réjouis-toi de ce qui a toujours fait ta peine : Fabricius est incorruptible. » Horatius Coclès à lui seul intercepta l’étroit passage d’un pont : il voulut que la retraite lui fût coupée, pourvu qu’on fermât le chemin à l’ennemi dont il soutint l’effort jusqu’au moment où retentit avec fracas la chute des solives brisées. Alors tournant la tête, et voyant le péril de sa patrie écarté au prix du sien : « Me suive qui voudra maintenant ! » s’écrie-t-il ; et il se précipite dans le fleuve, non moins soucieux, au milieu du courant qui l’entraîne, de sauver ses armes que sa vie, ses armes invaincues dont l’honneur fut maintenu sans tache ; et il rentra dans Rome aussi tranquillement que s’il avait passé par le pont même.

Ces actions et d’autres semblables nous ont appris ce que c’est que la vertu. En revanche, ce qui peut sembler surprenant, le vice en obtint parfois les honneurs, et l’honnête parut briller où il était le moins. Car il est, tu le sais, des vices qui avoisinent les vertus5, des penchants dégradés et vils sous des dehors de moralité. Ainsi le prodigue a des airs de générosité, bien que la distance soit grande de qui sait donner à qui ne sait pas conserver. Car, on ne peut trop le redire, Lucilius, beaucoup jettent leurs dons et ne les placent pas : or appellerai-je libéral un bourreau d’argent ? La négligence ressemble à la facilité ; la témérité au courage. Ces conformités apparentes nous obligèrent à prendre garde et à distinguer des choses très-rapprochées à l’extérieur, au fond très-dissemblables. En observant ceux qu’avait signalés quelque action d’éclat, on sut démêler quand tel homme avait agi dans l’élan généreux d’un grand cœur. On vit cet homme, brave à la guerre tel jour, timide au forum, héros contre la pauvreté, sans force contre la calomnie : les éloges furent pour l’action, le discrédit pour la personne. On en vit un autre bon avec ses amis, modéré envers ses ennemis, administrant avec des mains pures et religieuses les affaires de l’État et des citoyens ; également doué de la patience qui tolère, et de la prudence qui n’agit qu’à propos ; donnant à pleines mains quand la libéralité est de saison ; quand le travail commande, s’y dévouant avec persévérance, et subvenant par l’activité de l’âme à l’épuisement des organes ; outre cela, toujours et en tout le même : vertueux non plus par système, mais par habitude, et arrivé au point, non pas seulement de pouvoir bien faire, mais de ne pouvoir faire autrement que bien. On jugea que là était la parfaite vertu, laquelle se ramifia en plusieurs parties. Car on avait des passions à dompter, des frayeurs à vaincre, il fallait prévoir les choses à faire, rendre à chacun selon son droit : on trouva pour tout cela la tempérance, la force, la prudence, la justice, et on leur assigna leurs rôles.

Qu’est-ce donc qui nous a fait connaître la vertu ? Nous l’avons reconnue à l’ordre qu’elle établit, à sa beauté, à sa constance, à l’harmonie de toutes ses actions, à cette grandeur qui se rend supérieure à tout. Alors naquit l’idée de cette vie heureuse qui coule doucement, sans obstacle, qui s’appartient toute à elle-même. Mais comment cette dernière image s’offrit-elle à nous ? Je vais le dire. Jamais ce mortel parfait, cet adepte de la vertu ne maudit la Fortune ; jamais il n’accueillit les événements avec chagrin ; se regardant comme citoyen et soldat de l’humanité, à ses yeux tout labeur fut un commandement à subir. Quelque disgrâce qui survînt, il n’y vit point un mal à repousser, un accident qui le frappait ; il l’accepta comme une charge à lui dévolue. « Quelle qu’elle soit, se dit-il, elle est mienne ; elle est dure, elle est cruelle : qu’elle soit pour mon courage un aiguillon de plus. » Force était donc de reconnaître grand cet homme qui n’avait jamais gémi sous le malheur, jamais ne s’était plaint de sa destinée, qui, éprouvé en mille rencontres, avait brillé comme une vive lumière parmi les ténèbres, attirant vers lui toutes les âmes touchées de ce calme, de cette douceur qui le mettait au niveau de l’homme en même temps que du dieu6. Alors cette âme accomplie, arrivée à son plus haut point, n’a plus au-dessus d’elle que l’intelligence divine, dont une parcelle est descendue jusque dans sa mortelle enveloppe ; or jamais le divin ne domine mieux en lui que lorsque la pensée qu’il est mortel lui révèle qu’il a reçu la vie pour l’employer dignement ; que ce corps n’est point un domicile fixe7, mais une hôtellerie et une hôtellerie d’un jour, qu’il faut abandonner dès qu’on se sent à charge à son hôte.

Oui, Lucilius, notre âme n’a pas de titre plus frappant de sa haute origine que son dédain pour l’indigne et étroite prison où elle s’agite, que son courage à la quitter. Il n’ignore pas où il doit retourner, celui qui se rappelle d’où il est venu. Ne voyons-nous pas combien d’incommodités nous travaillent, combien ce corps est peu fait pour nous ? Nous nous plaignons tour à tour du ventre, de la tête, de la poitrine, de la gorge. Tantôt nos nerfs, tantôt nos jambes nous tiennent au supplice ; les déjections nous épuisent ou la pituite nous suffoque ; puis c’est le sang qui surabonde, qui plus tard vient à nous manquer : d’ici, de là, nous sommes harcelés et poussés dehors, inconvénients ordinaires à l’habitant d’une demeure qui n’est point la sienne. Et au sein même du ruineux domicile qui nous est échu, nous n’en formons pas moins d’éternels projets, nous n’envahissons pas moins en espoir le plus long avenir qu’une vie humaine puisse atteindre, jamais rassasiés d’or, jamais rassasiés de pouvoir. L’impudence et la déraison peuvent-elles aller plus loin ? Rien ne suffit à des êtres faits pour mourir, disons mieux, à des mourants8. Car point de jour qui ne nous rapproche du dernier, du bord fatal d’où il nous faut tomber ; et chaque heure nous y pousse. Vois quel aveuglement moral est le nôtre ! Cet avenir dont je parle s’accomplit en ce moment même, il est en grande partie arrivé. Car le temps que nous avons vécu est rentré dans le néant où il était avant que nous ne vécussions ; et quelle erreur de ne craindre que le jour suprême, quand chaque jour nous avance d’autant vers la destruction ! Ce n’est point le pas où l’on succombe qui produit la lassitude, il ne fait que la révéler. Le jour suprême aboutit à la mort, mais chaque jour s’y acheminait. Elle nous mine peu à peu, elle ne nous fauche pas9.

Aussi toute grande âme, ayant conscience de sa céleste origine, s’efforce-t-elle, au poste où elle est mise, de se conduire avec honneur et talent ; du reste, ne jugeant comme à elle aucun des objets qui l’entourent, elle en use à titre de prêts : elle est étrangère et passe vite10. Une pareille constance chez un homme n’est-elle pas comme l’apparition d’une nature extraordinaire, surtout, ai-je dit, si cette grandeur est démontrée vraie en ce qu’elle est toujours égale ? Le vrai demeure invariable ; le faux ne dure pas. Certains hommes sont tour à tour Vatinius et Catons : tout à l’heure ils ne trouvaient pas Curius assez austère, Fabricius assez pauvre, Tubéron assez frugal, assez simple dans ses besoins ; maintenant ils luttent d’opulence avec Licinius, de gourmandise avec Apicius, de mollesse avec Mécène. La grande marque d’un cœur corrompu est de flotter, de se laisser ballotter sans fin des vertus qu’on simule aux vices qu’on affectionne.

 On lui voyait tantôt deux cents esclaves,
Tantôt dix ; il n’avait que tétrarques et rois
Et grandeurs à la bouche ; et puis, baissant la voix :
« Une table à trois pieds, une simple salière,
Pour me parer du froid une toge grossière,
C’est assez. » À cet homme exempt de passions,
Chiche, content de peu, donnez deux millions :
En cinq jours bourse vide…[1]

Tous ceux dont je parle sont représentés par ce personnage d’Horace, jamais égal ni semblable à lui-même, tant il erre d’un excès à l’autre. Tels sont beaucoup de caractères, je dirais presque tous. Quel est l’homme qui chaque jour ne change de dessein et de vœu ? Hier il voulait une épouse ; aujourd’hui, une maîtresse ; tantôt il tranche du souverain, tantôt il ne tient pas à lui qu’il ne soit le plus obséquieux des esclaves ; souvent gonflé jusqu’à se rendre haïssable, il va s’aplatir et se faire plus petit, plus humble que ceux qui gisent vraiment dans la boue ; tour à tour il sème l’or et le ravit. Ainsi se trahit surtout l’absence de jugement : on paraît sous telle forme, puis sous telle autre ; et, chose à mon gré la plus pitoyable du monde, on n’est jamais soi. C’est une grande tâche, crois-moi, que de soutenir toujours le même personnage. Or, excepté le sage, nul ne le fait. Nous autres, nous ne savons encore que changer : tu nous verras par moments économes, sérieux ; par moments prodigues et frivoles. C’est à toute heure travestissement nouveau, et l’opposé de ce que nous quittons11. Gagne donc sur toi de te maintenir jusqu’à la fin tel que tu as résolu d’être. Fais qu’on puisse te louer, ou du moins te reconnaître. Il y a tel homme, qu’on a vu la veille, et dont on peut dire : « Qui est-il ? » tant est grande la métamorphose !


LETTRE CXX.

5 Voir Lettre xlv. De la Clémence, I, iii. Lucrèce, IV, 1154, si bien imité par Molière dans le Misanthrope. La Bruyère, du Cœur : Toutes les passions sont menteuses… (Mallebranche, Recherche de la vérité, l. I.)

6 N’y a-t-il pas là comme une image de l’homme-Dieu des chrétiens ?

7 « Car nous n’avons pas ici de cité permanente. » (Saint Paul.)

8 Ninon de L’Enclos, en danger de mourir à vingt -deux ans, répondait à ses amis qui déploraient sa destinée : « Ah ! je ne laisse au monde que des mourants. »

9 Voir Lettres I et xxiv. Montaigne, I, 19. Deshoulières. Réflexions diverses.

10 Peregrini et hospites super terram. (Saint Paul, Hebr., xi, 13.) 11. Tantum interest inter meipsum et meipsum! (Saint Augustin, Confess., X, 30.) « Il se trouve autant de différence de nous à nous mêmes que de nous à aultruy. » (Montaigne, II, i.) Voir Horace, I, Ép. I. Boileau, Sat. viii. Andrieux, Meunier de Sans-Souci

  1. Horace, I., Sat. III, v. II.