Lettres à Lucilius/Lettre 121

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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Lettre CXXI.

Que tout animal a la conscience de sa constitution.

Tu vas me faire un procès, je le vois, si je t’expose la subtile question qui aujourd’hui m’a retenu assez longtemps ; et derechef tu t’écrieras : « Qu’y a-t-il là pour les mœurs ? » Récrie-toi, soit : moi, je t’opposerai en première ligne mes garants, contre lesquels tu plaideras, Posidonius, Archidème[1] : ils accepteront le débat ; je parlerai après eux.

Il n’est pas vrai que tout ce qui tient à la morale forme les bonnes mœurs. Telle chose concerne la nourriture de l’homme ; telle autre ses exercices, telle autre son vêtement, son instruction ou son plaisir : mais toutes se rapportent à l’homme, bien que toutes ne le rendent pas meilleur. Quant aux mœurs, il est diverses manières d’influer sur elles. Telle méthode les corrige et les règle ; telle autre scrute leur nature et leur origine. Quand je recherche pourquoi la nature a produit l’homme, pourquoi elle l’a mis au-dessus des autres animaux, crois-tu que je m’ écarte bien loin de la morale ? Tu te tromperais. Comment sauras-tu quelles mœurs l’homme doit avoir, si tu ne découvres quelle est la grande fin de l’homme, si tu n’approfondis sa nature ? Tu ne comprendras bien ce que tu as à faire ou à éviter, que quand tu auras appris ce que tu dois à ta nature. « Oui, diras-tu, je veux apprendre à modérer mes désirs et mes craintes ; débarrasse-moi de la superstition, enseigne-moi que c’est chose légère et vaine que ce qu’on appelle fortune, et que l’unique syllabe qui change tout vient s’y joindre bien facilement. » Je contenterai ton désir : j’exhorterai aux vertus, je flagellerai les vices. Bien qu’on me trouve trop vif et trop peu modéré sur ce point, je ne cesserai de poursuivre l’iniquité, de m’opposer au débordement effréné des passions, de réprimer les voluptés qui aboutissent à la douleur, de fermer la bouche aux vœux téméraires. Et n’ai-je pas raison, quand nos plus grands maux sont nés de nos souhaits, et que les choses dont on nous félicite deviennent l’objet même de nos plaintes ?

En attendant, souffre que j’examine cette question qui semble un peu s’éloigner de la morale : « Tous les animaux ont-ils le sentiment de leurs facultés constitutives ? » Ce qui prouverait le mieux qu’ils l’ont, c’est l’à-propos et la facilité de leurs mouvements, qui semblent révéler une étude réfléchie. On n’en voit point dont tous les membres ne soient pourvus de leur agilité propre. L’ouvrier manie avec aisance ses outils ; le pilote ne dirige pas moins habilement son gouvernail ; les couleurs que le peintre a placées devant lui, nombreuses et variées comme celles des objets qu’il veut reproduire, il les démêle d’un coup d’œil, et de la palette au tableau son regard et sa main voyagent sans obstacle. L’animal n’est pas moins preste à se mouvoir dans tous les sens qui lui conviennent. On admire souvent ces habiles pantomimes dont le geste prompt sait tout rendre, exprime toutes les passions, accompagne la parole la plus rapide12. Ce que l’acteur doit à l’art, l’animal le tient de la nature. Aucun n’a peine à mouvoir ses membres, aucun n’est embarrassé pour s’en servir. Mis au monde pour cela, ils l’exécutent sur l’heure : ils reçoivent leur science avec la vie, ils naissent tout élevés.

« Les animaux, va-t-on dire, ne meuvent si à propos les diverses parties de leur corps, que parce que autrement ils éprouveraient de la douleur. » Donc, selon vous, ils y sont contraints ; c’est par crainte, non volontairement, que leur allure est ce qu’elle doit être. Rien de plus faux. Les mouvements lents sont ceux que nécessite la contrainte : l’agilité est le propre de la spontanéité. Loin que ce soit la crainte de souffrir qui les fasse se mouvoir, ils se portent à leurs mouvements naturels en dépit même de la souffrance. Ainsi l’enfant qui tâche de rester debout, qui s’étudie à se tenir sur ses jambes, ne peut d’abord essayer ses forces qu’il ne tombe, pour se relever chaque fois en pleurant, tant qu’il n’a pas fini le douloureux apprentissage que demande la nature. Renverse certains animaux dont le dos est d’une substance dure : ils se tournent, ils dressent leurs pattes qu’ils portent de côté et d’autre, jusqu’à ce qu’on les remette en leur premier état. Une tortue renversée ne sent point de douleur ; mais elle est inquiète, elle regrette sa position naturelle, et ne cesse de faire effort, de s’agiter, que quand elle se retrouve sur ses pattes. Donc tout ce qui respire a la conscience de sa constitution, d’où lui vient ce prompt et facile usage de ses membres ; et la plus forte preuve que cette notion date de la naissance même, c’est que nul être vivant n’ignore l’emploi de ses facultés.

On répondra encore : « La constitution, comme vous dites, vous autres stoïciens, est une certaine disposition dominante de l’âme à l’égard du corps. Cette définition embarrassée et subtile, que vous-mêmes avez peine à formuler, comment un enfant la conçoit-il ? Il faut que tous les animaux naissent dialecticiens pour comprendre une chose que trouvent obscure la plupart des esprits les plus cultivés. » L’objection serait fondée, si je prétendais que notre définition est comprise par les animaux, et non leur constitution même. La nature nous dit ce que nous sommes bien mieux que ne fait la parole. Ainsi l’enfant ignore ce que c’est que constitution, mais il connaît très-bien la sienne ; il ne sait ce que c’est qu’un être animé, mais il sent qu’il est animé. En outre, il a de sa constitution même une idée grossière, sommaire et confuse, comme nous savons que nous possédons une âme, sans en connaître la nature, le siège, la forme ni l’origine. Tout comme la conscience de son âme arrive à l’homme, bien qu’il ignore ce qu’est cette âme et où elle réside ; de même aux animaux se manifeste la conscience de leur constitution. Il faut bien qu’ils aient le sentiment de ce par quoi ils sentent tout le reste, le sentiment de ce qui les dirige et leur fait la loi. Il n’est personne qui ne conçoive qu’il existe en lui quelque chose dont il reçoit ses impressions, sans savoir ce que c’est ; ce mobile est en lui, il le sait : quel est-il ? d’où vient-il ? il l’ignore13. Ainsi l’enfant, comme l’animal, n’a de la partie souveraine de son être qu’une conscience peu claire, indéterminée.

« Vous dites, reprend l’adversaire, que toute créature s’harmonie d’abord à sa constitution ; que celle de l’homme étant d’être raisonnable, il s’harmonie à la sienne, non comme animal seulement, mais comme raisonnable : car l’homme se doit aimer par l’âme, qui le rend homme. » Comment donc l’enfant peut-il s’harmonier à une constitution raisonnable, lui qui n’est pas raisonnable encore ? — Tout âge a sa constitution propre : autre est celle de la première enfance, autre celle du second âge, autre celle du vieillard ; et tous savent y concorder. La première enfance n’a point de dents et s’en passe volontiers ; les dents lui viennent, elle apprend à s’en servir. Le brin d’herbe qui deviendra paille et froment et qui, tendre encore, lève à peine hors du sillon, n’est pas constitué comme au jour où, déjà plus ferme, il se tient sur sa tige assez forte dans sa faiblesse pour supporter le jeune épi ; il change une troisième fois quand il jaunit, et que son épi durci n’attend plus que le fléau ; mais quelle que soit sa façon d’être, il y concourt, il s’y accommode. Ma première, ma seconde enfance, mon adolescence, ma vieillesse, diffèrent l’une de l’autre ; et cependant je suis le même qui ai passé par ces divers âges. Et la façon d’être a beau varier, on s’y harmonie toujours également. Car ce n’est ni mon enfance, ni ma jeunesse, ni ma vieillesse, mais bien moi que la nature me recommande. Ainsi l’enfant s’affectionne à sa constitution d’enfant et non à celle qu’il aura jeune homme ; et s’il doit plus tard changer pour grandir, il ne s’ensuit point que l’état dans lequel il naît ne soit pas conforme à sa nature. L’animal s’attache d’abord à lui-même : car il faut bien conserver l’être auquel le reste se rapportera. Je cherche le plaisir : pour qui ? pour moi : c’est donc de moi que je prends soin. De même je fuis la douleur, toujours à cause de moi. Si je travaille en tout pour mon bien-être, c’est que je mets mon bien-être avant tout. Voilà chez toutes les espèces l’instinct non acquis, mais inné. La nature introduit ses enfants dans la vie, elle ne les y jette pas ; et comme le gardien le plus sûr c’est le plus proche, elle confie chacun à soi-même. C’est pourquoi, comme je l’ai dit dans mes précédentes lettres, l’animal qui ne fait que de naître, de quelque manière qu’il s’échappe du sein maternel, connaît tout de suite ce qui lui est pernicieux ou mortel14, et il l’évite ; et les races que poursuivent les oiseaux de proie redoutent jusqu’à l’ombre de ceux-ci, lors même qu’ils volent bien au-dessus de leur tête. Aucun animal n’entre dans la vie sans la crainte de la mort.

« Mais, dit-on, d’où l’animal naissant tient-il l’intelligence de ce qui le conserve ou le détruit ? » D’abord, la question est de savoir s’il l’a, et non comment il peut l’avoir. Or il l’a manifestement, vu que, l’intelligence admise, il ne ferait pas mieux. D’où vient que la poule, tranquille en présence du paon ou de l’oie, fuit l’épervier, bien plus petit qu’elle, encore qu’elle n’en ait jamais vu ? D’où vient que les poussins redoutent le chat, et jamais le chien15 ? Évidemment ils ont de ce qui peut leur nuire une science innée, indépendante de l’expérience16, puisque avant d’avoir pu l’éprouver ils se gardent du mal ? Et ne crois pas que le hasard y fasse rien : ils ne craignent que ce qu’ils doivent craindre, et jamais ne perdent cet instinct de vigilance et de précaution. C’est toujours de la même manière qu’ils fuient les mêmes périls. Ajoute qu’ils ne deviennent pas plus timides avec l’âge : ce qui montre qu’ils ne font rien pour l’avoir appris, mais par l’amour naturel de leur conservation. Les leçons de l’expérience sont lentes et varient selon les individus : celles de la nature sont égales pour tous, et immédiates.

Si pourtant tu l’exiges, je te dirai comment tout animal cherche à connaître ce qui lui est nuisible. Il sent qu’il est fait de chair ; et sentant par suite ce qui peut couper, brûler ou écraser cette chair, quelles sont les races armées contre lui, tout cela lui apparaît comme antipathique et hostile. Car ce sont choses indivisibles que le désir de la conservation, la recherche du bien-être et l’horreur de ce qui blesse. L’amour de ce qui doit nous servir et l’antipathie des contraires sont dans la nature même ; aucune étude ne nous suggère cela, et c’est sans réflexion que s’exécutent les prescriptions de la nature. Ne vois-tu pas quel art déploient les abeilles dans l’architecture de leurs domiciles ? quel accord dans l’accomplissement de leurs tâches respectives ? Ne vois-tu pas comme ces tissus de l’araignée sont inimitables à toute industrie humaine ? Quel travail pour combiner tous les fils dont partie, jetée en ligne droite, sert de support, et partie se roule en cercle à mailles serrées au centre, qui de là vont s’élargissant, de façon que l’insecte contre lequel s’ourdit la trame homicide demeure empêtré comme dans un filet ! Cette science, la nature la donne, elle ne s’apprend pas. De là vient qu’un animal n’est pas plus habile qu’un autre de son espèce17. Tu verras les toiles des araignées se ressembler toutes, et les cellules de toutes les ruches avoir la même capacité. Les traditions de l’art sont faillibles et inégalement réparties ; il n’y a d’uniforme que les enseignements de la nature. Elle apprend surtout aux animaux à se défendre, à bien connaître leurs ressources18 : aussi cette instruction commence-t-elle pour eux aussitôt que la vie. Et ce n’est pas merveille s’ils naissent pourvus d’une faculté sans laquelle ils naîtraient en vain. C’est le premier moyen que la nature leur donne pour s’harmonier constamment avec eux-mêmes et pour s’aimer. Ils n’auraient pu se conserver, s’ils ne l’avaient voulu. Cela seul n’eût de rien servi ; mais sans cela rien ne servait. Au reste, tu ne verras aucun animal faire bon marché de son être, ou même le négliger en rien. Le plus stupide et le plus brute, insensible pour tout le reste, a pour se conserver mille expédients. Tu verras les créatures les plus inutiles aux autres ne se manquer jamais à elles-mêmes.


LETTRE CXXI.

12. Voir Pétrone, Fragm., le Pantomime. Loquacissimæ manus, linguosi digiti , clamosum silentium, expositio tacita. (Cassiodore, IV. Ep. ultima.)

Je sens en moi certain agent ;
Tout obéit dans ma machine
À ce principe intelligent.
De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême…
Un esprit vit en nous et meut tous nos ressorts ;
L’impression se fait : le moyen ? Je l’ignore.

(La Fontaine, Les deux rats et L’œuf.)

14. Voir Cicéron, De finibus, III, v.

15. Voir Bernardin de Saint-Pierre, Étude I ; Delille, Imagin., I.

16. « Comment tant d’animaux entrent-ils dans la vie avec des haines sans offense, des industries sans apprentissage et des instincts plus sûrs que l’expérience ? » (Bernard. de Saint-Pierre, Étude II.)

17. « Chez l’abeille, le castor, les fourmis, l’industrie publique meurt et renaît tout entière à chaque génération. Une prompte et fatale perfection les saisit au début de la vie et leur interdit la perfectibilité. L’individu est toujours égal à l’espèce. » (Rivarol, Métaphys.)

Omnibus ignotæ mortis timor, omnibus hostem
Præsidiumque datum sentire, et noscere teli
Vimque modumque sui. (Ovide . Halieulic.)

  1. Deux philosophes stoïciens.