Lettres à Lucilius/Lettre 124

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 450-454).


Lettre CXXIV.

Que le souverain bien se perçoit non par les sens, mais par l’entendement.

Je puis des vieux auteurs te citer maint avis,
Si leurs simples discours ont pour toi quelque prix[1].

Or, tu n’y répugnes pas ; et jamais vérité, si simple qu’elle soit, ne te rebute : tu n’es pas d’un goût assez difficile pour ne courir qu’après le sublime. Je t’approuve aussi de tout rapporter au progrès moral, et de ne te choquer jamais que de ces hautes subtilités qui ne mènent à rien : tâchons qu’ici même cela n’arrive point par mon fait.

On demande « si le bien se perçoit par les sens ou par l’entendement ? » et l’on ajoute « que l’enfant et la brute ne le connaissent pas. » Tous ceux qui mettent la volupté au-dessus de tout, pensent que le bien nous vient par les sens ; nous, au contraire, nous l’attribuons à l’entendement, et le plaçons dans l’âme. Si les sens étaient juges du bien, nous ne repousserions nul plaisir ; car il n’en est point qui n’ait son attrait et son charme propre ; comme aussi jamais nous ne subirions volontairement la douleur : car toute douleur révolte les sens. De plus, on n’aurait droit de blâmer ni l’ami trop ardent du plaisir, ni celui que domine l’effroi de la douleur. Et cependant nous condamnons les gourmands et les libertins, et nous méprisons ceux qui n’osent point agir en hommes, par peur de souffrir. En quoi pèchent-ils, s’ils obéissent aux sens, c’est-à-dire aux juges du bien et du mal, aux arbitres créés par vous de nos appétits comme de nos répugnances ? Mais évidemment, c’est à la raison, souveraine des sens, qu’appartient le droit de régler la vie et ce qui est vertu, honneur, et de prononcer sur le bien et le mal. Chez nos adversaires la partie la plus vile a droit de décision sur la plus noble : ce qui est bien, les sens le détermineront, les sens, obtus et grossiers, moins prompts chez l’homme que chez les animaux. Et si quelqu’un s’avisait, pour discerner de menus objets, de s’en rapporter au tact plutôt qu’à la vue ? Non : aucun sens, fût-il, pour ces menus objets, plus subtil et plus pénétrant que la vue, ne nous donnerait la distinction du bien et du mal. Vois dans quelle ignorance du vrai ils se débattent, et comme ils ravalent le sublime et le divin, ceux qui veulent que le souverain bien, que le mal, se jugent par le toucher.

« Mais, nous dit-on, de même que toute science et tout art doivent avoir quelque chose de manifeste, les sens peuvent saisir et tirer de là leurs principes et leurs développements ; ainsi le bonheur a sa base et son point de départ dans les choses manifestes et qui tombent sous les sens. Car vous aussi vous dites que le bonheur doit provenir d’objets palpables. » Nous disons que le bonheur est dans les biens conformes à la nature. Or, ce qui est conforme à la nature nous apparaît clairement, sur-le-champ, comme tout ce qui est sain et pur. Les choses conformes à la nature, ce que reçoit l’homme dès sa naissance : c’est, je ne dis point le bonheur, mais le principe du bonheur. Vous, vous gratifiez l’enfance du bonheur suprême, de la volupté d’Épicure : le nouveau-né arrive tout d’abord au but que peut seul atteindre l’homme fait. C’est mettre la cime de l’arbre où doivent être les racines. Celui qui dirait que le fœtus enseveli dans le sein maternel, et dont le sexe même est indécis, que cette molle et informe ébauche jouit déjà de quelque bonheur, serait taxé d’erreur évidente. Or, quelle faible différence entre l’enfant qui ne fait que de naître, et cette chair qui pèse aux flancs où elle se cache ! L’un n’est pas plus mûr que l’autre pour l’intelligence du bien et du mal ; et l’enfant qui vagit est aussi peu capable de bonheur que l’arbre, ou tout animal privé de la parole. Et pourquoi le bonheur n’est-il pas fait pour l’arbre ni pour l’animal ? Parce qu’ils n’ont point la raison. Par le même motif il n’appartient pas à l’enfant, dépourvu de cette raison à laquelle il faut qu’il arrive pour arriver au bonheur.

Il y a l’animal irraisonnable, il y a celui qui n’est pas raisonnable encore, et celui qui l’est imparfaitement. Le bonheur n’est chez aucun d’eux : la raison seule l’apporte avec soi. Entre les trois classes que je viens de citer, quelles sont donc les différences ? Jamais le bonheur ne sera dans l’être irraisonnable ; celui qui n’est pas encore raisonnable ne peut jusque-là le posséder ; celui qui l’est imparfaitement marche vers le bonheur, mais ne l’a pas atteint. Non, Lucilius, le bonheur n’est point l’apanage d’un individu ni d’un âge quelconques : du bonheur à l’enfance il y a le même intervalle que du terme au début, que du couronnement au principe. À plus forte raison, n’est-il pas dans un mol embryon, doué à peine de quelque consistance. Eh oui ! certes : pas plus qu’il n’était dans la semence même. Quand tu dirais : « Je connais telle vertu à cet arbre, à cette plante, » elle n’est pas dans la pousse qu’on voit seulement poindre et percer la terre. Le blé a son utilité propre, que n’a point encore le brin nourri de lait31, ni le tendre épi qui se dégage de son fourreau, mais bien ce froment qu’a doré et mûri le soleil dans la saison prescrite. Comme toute création n’a ses qualités développées qu’au jour où son accroissement est complet, ainsi l’homme ne possède le bien qui lui est propre que quand la raison est consommée en lui. Et ce bien quel est-il ? Une âme indépendante et droite, qui met tout à ses pieds, rien au-dessus d’elle. Ce bien est si peu pour la première enfance, que l’adolescence ne l’espère même pas, et qu’il est la chimère de la jeunesse. Heureuse même la vieillesse que de longues et sérieuses études y ont pu conduire ! Alors on le possède avec connaissance de cause.

« Selon vous, dira-t-on, il existe un bien virtuel pour l’arbre, un bien pour la plante : l’enfant peut donc avoir aussi le sien. » Le vrai bien ne se trouve ni dans l’arbre, ni dans la brute ; mais l’espèce de bien qui est en eux n’est qualifié tel que par un terme d’emprunt. « Où donc est le bien pour eux ? » Dans ce qui est conforme à leurs natures respectives. Mais le vrai bien n’est en aucune façon donné à la brute : c’est le lot d’une nature meilleure et plus heureuse. Où la raison n’a point place, le bien n’existe pas. Il y a quatre espèces de natures : celle de l’arbre, celle de la brute, celle de l’homme et celle de Dieu. L’homme et Dieu, étant raisonnables, ont la même nature : ils ne différent qu’en ce que l’un ne meurt pas, et que l’autre est mortel : la nature de l’un constitue son bonheur ; l’autre doit conquérir le sien. Les autres natures sont parfaites dans leur genre, non d’une vraie perfection : car la raison leur est étrangère. Il n’y a de vraiment parfait que ce qui l’est d’après les lois universelles de la nature : or, cette nature est raisonnable ; mais des créatures inférieures peuvent avoir une perfection relative. L’être en qui ne peut se trouver le bonheur ne saurait avoir ce qui le produit : le bonheur se compose d’un ensemble de biens ; cet ensemble n’est point chez la brute, donc la brute n’a pas le vrai bien.

La brute perçoit les sensations présentes, se rappelle les sensations passées quand d’aventure ses organes en sont avertis : un cheval mis en face d’une route se ressouvient s’il l’a déjà prise ; dans l’écurie il n’a nulle mémoire du chemin qu’il aura mille fois parcouru. L’idée de la troisième division du temps, l’idée de l’avenir n’est pas faite pour lui. Comment donc peut-on voir une entière perfection chez des êtres qui n’ont du temps qu’une imparfaite perception ? Car des trois parties qui le composent, le passé, le présent, l’avenir, c’est la plus courte que l’animal saisit dans son cours rapide, le présent ; il a rarement souvenir du passé, qui jamais ne lui revient qu’à l’occasion du présent. Ainsi, le bien qui appartient à une nature parfaite, ne peut s’allier à une nature qui ne l’est point ; ou, si cette dernière en possède un quelconque, c’est à la manière des plantes. Je ne nie pas que l’animal n’ait, vers ce qui semble conforme à notre nature, de vifs et impétueux élans, mais irréguliers et désordonnés. Or, jamais le vrai bien n’est irrégulier ou désordonné. « Mais, dira-t-on, pourquoi les animaux n’auraient-ils ni ordre ni règle dans leurs mouvements ? » Oui, voilà ce que j’affirmerais si l’ordre était dans leur nature ; mais, en réalité, ils se meuvent selon leur nature désordonnée. Il n’y a proprement de déréglé que ce qui peut être parfois conforme à la règle ; pour qu’il y ait inquiétude, il faut qu’il puisse y avoir sécurité ; le vice n’est jamais qu’où pourrait être la vertu. C’est ainsi que les mouvements des animaux correspondent à leur nature. Mais, pour ne pas trop t’arrêter, j’accorde qu’il peut y avoir chez les bêtes quelque bien, un mérite, une perfection qui n’ont rien d’absolu. Tout cela n’échoit qu’à l’être raisonnable auquel il est donné d’en apprécier les causes, l’étendue et l’application. Donc le bien ne se trouve que chez l’être doué de raison.

Tu demandes à quoi peut aboutir cette discussion, et quel profit ta pensée en recueillera. — Celui d’un exercice qui l’aiguise, d’une honnête occupation qui, faute de mieux, la tienne en haleine. L’homme profite aussi de tout ce qui arrête son élan vers le mal. Je dis plus : je ne puis mieux te servir qu’en te montrant ton vrai bien, qu’en te séparant de la bête, qu’en t’associant à Dieu. Pourquoi en effet, ô homme ! si bien nourrir et cultiver les forces de ton corps ? La nature en a octroyé de plus grandes à certains animaux domestiques ou sauvages. Pourquoi tant de soins de ta parure ? Tu auras beau faire : nombre d’entre eux te surpasseront en beauté. Et ta chevelure si artistement arrangée ? Quand tu l’aurais flottante à la mode des Parthes, ou tressée en natte comme les Germains, ou toute éparse comme les Scythes, la crinière que secoue le cheval sera toujours plus épaisse que la tienne, celle du lion plus magnifiquement hérissée. Quand tu auras bien appris à courir, tu ne seras pas l’égal du plus chétif lièvre. Rends-toi : renonce à des prétentions où tu as forcément le dessous, car tu aspires à ce qui n’est pas pour toi ; reviens au bien qui t’est propre. Où est-il ? Dans une âme épurée et chaste, émule de la divinité32, dédaignant la terre et ne plaçant hors d’elle-même rien de ce qui la fait ce qu’elle est. Animal raisonnable ! quel est ton bien à toi ? Une raison parfaite. Fais qu’elle arrive à son dernier terme, et s’élève aussi haut qu’elle peut croître. Ne t’estime heureux que le jour où toutes tes joies naîtront de toi-même ; où, parmi ces objets que les mortels s’arrachent, qu’ils convoitent, qu’ils gardent chèrement, nul ne te semblera digne, je ne dis pas de tes préférences, mais du moindre désir. Voici une courte formule qui te doit donner ou la mesure de tes progrès, ou la conscience de ta perfection ; tu jouiras du vrai bien quand tu comprendras que les plus malheureux des hommes, ce sont les heureux33.


LETTRE CXXIV.

31. Herba lactente. Virg. , Géorg., I, 315 : lactentia frumenta. « Le grain de blé renferme un germe revêtu d’une petite gaine qui perce Ja terre et devient une feuille séminale, cotylédon. C’est son unique mamelle, alimentée de la farine du grain. Elle pousse une radicule qui doit puiser bientôt dans la terre même des sucs plus abondants. » (Bernard. de Saint- Pierre, Harmon., I.)

32. Testimonium perhibeo illis quod æmulationem Dei habent. (Saint Paul, Rom., x, 2.)

33. « Et les malheureux pourtant me font moins de pitié que les heureux. » (Esch., Agam. , v. 1336.)

Miserere tu felicium. (Bilbilicus, I, Epig. l.)

 
 Se voir du bien par delà ses souhaits
N’est souvent qu’un bonheur qui fait des misérables:
Il n’est ni train pompeux ni superbes palais
Oui n’ouvrent quelque porte à des maux incurables.

(Molière, Psyché, IV, sc. i.)



  1. Virg., Géorg., I, 176.