Lettres à Lucilius/Lettre 23

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE XXIII.

La philosophie, source des véritables jouissances.

Tu attends que je te mande à quel point l’hiver en a usé doucement avec nous, cet hiver court et tempéré ; si le printemps est avare de beaux jours ; si le froid ne dément pas la saison, et autres futiles propos de gens qui cherchent à parler. Eh bien non : j’entends que toi et moi nous profitions de ce que je vais t'écrire. Et que sera-ce, sinon des encouragements à la sagesse ? Mais la base de la sagesse, quelle est-elle ? De ne pas te réjouir de choses vaines. Voilà la base, qu’ai-je dit ? voilà le comble de la sagesse. Voilà où est monté l’homme qui sait où placer sa joie et ne remet point son bonheur à la discrétion d’autrui. Il est soucieux et incertain de lui-même si un espoir quelconque le pousse en avant, la chose fût-elle sous sa main, peu difficile à saisir, et n’eût-il jamais espéré en vain. Avant tout, ô Lucilius, apprends de quoi il faut te réjouir. Te figures-tu que je t’enlève bien des satisfactions, moi qui t’interdis les dons du hasard, moi qui crois devoir te défendre l’espérance, la plus aimable des enchanteresses ? Ah ! bien au contraire : je veux que jamais la joie ne t’abandonne. Je veux qu’elle naisse sous ton toit, c’est-à-dire en toi-même. Les vulgaires hilarités ne remplissent pas le cœur : elles ne dérident que le front, la surface11 ; à moins que pour toi l’homme heureux ne soit l’homme qui rit. À l’âme seule appartient l’allégresse, l’assurance, le courage qui domine le sort. Crois-moi, c’est quelque chose de sérieux que la véritable joie12. Penses-tu qu’un seul de ces hommes à face épanouie et, comme disent nos efféminés, à l’œil riant, sache mépriser la mort, ouvrir sa porte à la pauvreté, tenir en bride ses goûts sensuels et s’aguerrir à la souffrance ? L’âme qui s’exerce à tout cela jouit d’un contentement profond, mais qui chatouille peu les sens. Voilà celui dont je veux te voir possesseur : il ne tarira plus, dès que tu en auras trouvé la source. Les mines les plus pauvres se trouvent à la surface du sol ; les plus riches cachent leurs filons à une grande profondeur, sauf à récompenser bien mieux ceux qui les fouillent assidûment. Ainsi ce qui charme la foule ne présente qu’une écorce et qu’un vernis de satisfaction, et toutes les joies de l’extérieur manquent de base ; mais la joie dont je parle, où je m’efforce de te conduire, est substantielle et garde intérieurement ses plus riches trésors. Prends, je t’en conjure, ô mon cher Lucilius, la seule voie qui te puisse mener au bonheur ; jette au loin, foule aux pieds toute pompe du dehors, tout ce que te promettent les hommes, aspire au vrai bien et sois heureux de ton propre fonds. Or ce fonds quel est-il ? Toi-même et la meilleure partie de toi. Quant à ce corps fragile, bien que rien ne puisse s’opérer sans lui, regarde-le comme nécessaire, mais n’en fais point grand cas. De lui ne viennent que plaisirs faux, passagers, suivis de repentirs et qui, si une grande modération ne les tempère, tournent à la douleur. Oui : le plaisir est sur une pente rapide, il glisse vers la souffrance s’il ne se tient sur la limite ; et s’y tenir est difficile à qui se croit dans le bon chemin. La soif du vrai bien, si vive qu’elle soit, est sans risque. Tu veux savoir en quoi il consiste, quels en sont les éléments ? Les voici : une bonne conscience, d’honnêtes résolutions, des actions droites, le mépris des dons du hasard, la marche paisible et non interrompue d’une vie qui suit toujours la même ligne. Ces hommes qui s’élancent de projets en projets ou qui même, sans élan spontané, s’y laissent pousser comme par le hasard, comment auraient-ils un sort fixe et durable, eux, flottants et mobiles ? Peu de gens, soit au dehors soit au dedans d’eux-mêmes, s’ordonnent selon les plans de la raison : la multitude, comme ces objets qui suivent le courant des fleuves, ne marche pas, mais est entraînée. Les uns sont retenus sur une onde paisible qui les berce mollement ; d’autres cèdent à des flots plus rapides ; ceux-ci s’en vont, d’un cours languissant, à la rive la plus proche où ils sont déposés ; d’impétueux courants rejettent ceux-là dans la haute mer. À nous donc à déterminer ce que nous voulons, et à savoir y persévérer. C’est ici le lieu d’acquitter ma dette. Et je puis te renvoyer le mot de ton cher Épicure comme affranchissement de cette lettre : « Il est fâcheux d’en être toujours au début de sa vie. » ou, si ce tour est plus expressif : « C’est vivre mal que de toujours commencer à vivre. » Comment cela ? dis-tu ; car le mot demande explication. – C’est qu’alors la vie est toujours inachevée ; or qui peut se tenir prêt à mourir, s’il ne fait que la commencer ? Il faut agir de telle sorte qu’on ait toujours assez vécu : et nul ne s’en flatte au moment où il ébauche son existence. Ne t’imagine point que peu d’hommes soient dans ce cas : c’est le sort de presque tous. Certains commencent à vivre au moment où il faut cesser. Cela t’étonne ? Je vais t’étonner davantage : d’autres ont cessé de vivre avant d’avoir commencé.



LETTRE XXIII.

11. « Les joyes artificielles durent peu : pour être longues et asseurées, il faut qu’elles viennent de source, et que la nature soit contente. Il faut que le contentement ait sa racine dans le cœur : autrement ce n’est que fard sur le visage ; le moindre accident l’efface, et l’apparence tombe au premier rayon de la vérité. Aussi ces sortes de joyes sont-elles mises aux enfers par notre Virgile qui les appelle de mauvaises joyes. » (Balzac, Socr. chrét., disc. VIII.)

« Le vrai contentement n’est ni gai, ni folâtre… etc. » (J. J. Rouss., Émile, liv. IV.)

12. « Cette joie dont je parle est sévère, chaste, sérieuse, solitaire. » (Bossuet, 4e Serm. sur la circonc.)