Lettres à Lucilius/Lettre 31

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 75-77).
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LETTRE XXXI.

Dédaigner les vœux même de nos amis et l’opinion du vulgaire.

Je reconnais mon Lucilius : il commence à se montrer tel qu’il l’avait promis. Suis cet élan de l’âme vers tout ce qui fait sa richesse, en foulant aux pieds ce que le vulgaire appelle biens. Je ne te souhaite ni plus grand ni meilleur que tu n’aspirais à l’être. Tes plans furent jetés sur de larges assises ; remplis seulement la tache que tu t’es faite, et mets en œuvre les matériaux que tu portes avec toi. En deux mots, tu feras sagement si tu te bouches les oreilles, non pas avec de la cire, c’est trop peu ; il faut quelque chose de plus ferme et de plus compacte que ce qu’Ulysse employa, dit-on, pour son équipage. Cette voix qu’il redoutait était séduisante, mais n’était pas celle de tout un peuple : la voix qu’il te faut redouter, ce n’est pas d’un seul écueil, c’est de tous les points du globe qu’elle t’assiège et retentit. Tu dois côtoyer plus d’une plage suspecte où la volupté tend ses pièges ; toute cité est à fuir : sois sourd pour ceux qui t’aiment le plus. Ils forment du meilleur cœur les plus funestes vœux ; et si tu veux être heureux, prie les dieux qu’ils ne t’envoient rien de ce qu’on te souhaite. Ce ne sont pas des biens que toutes ces choses dont on voudrait te voir comblé : il n’est qu’un bien qui donne et consolide la vie heureuse : être sûr de soi. Or celui-là ne peut nous échoir, si nous ne méprisons la fatigue et ne la mettons au rang de ce qui n’est ni bien, ni mal. Car il ne peut se faire qu’une chose soit tantôt mauvaise, tantôt bonne, tantôt légère et supportable, tantôt horrible à envisager. Ce n’est pas la fatigue qui est un bien ; où donc est le bien ? Dans le mépris de la fatigue. Aussi blâmerai-je toute activité sans but ; quant aux hommes qui se portent vers l’honnête, plus ils font effort, sans se laisser ni vaincre ni arrêter en leur chemin, plus je les admire et leur crie : « Redoublez de courage, faites provision de souffle et franchissez la montagne, s’il se peut, tout d’une haleine. La fatigue est l’aliment des fortes âmes. » Ne va donc pas, dans les vœux jadis formés par tes parents, choisir ce que tu voudras obtenir et souhaiter pour toi : et, après tout, un homme qui a traversé de si hauts postes doit rougir d’importuner encore les dieux. Qu’est-il besoin de vœux ? Fais-toi heureux toi-même ; et tu le seras, si tu reconnais pour vrais biens ceux qu’accompagne la vertu, et pour déshonnête tout ce à quoi la méchanceté s’allie. De même que sans un mélange de lumière il n’est rien de brillant, et rien de sombre s’il ne porte en soi ses ténèbres ou n’attire quelque obscurité : de même que sans l’auxiliaire du feu il n’est point de chaleur, et sans l’air point de froid ; ainsi l’honnête ou le honteux naissent de l’alliance de la vertu ou de la méchanceté.

Qu’est-ce donc que le bien ? La science. Qu’est-ce que le mal ? L’ignorance. L’homme éclairé dans l’art de vivre sait rejeter ou choisir, selon le temps. Mais il ne craint point ce qu’il rejette, il n’admire point ce qu’il choisit, s’il a l’âme grande et invincible. Je ne veux pas que la tienne fléchisse et s’abatte. Ne pas refuser le travail est trop peu : implore-le. « Mais quel est le travail frivole et superflu ? » Celui où t’appellent des motifs peu nobles. Il n’est pas mauvais par lui-même, pas plus que le travail consacré à de nobles choses, parce que c’est là proprement la patience de l’âme qui s’excite aux rudes et difficiles entreprises, qui se dit : « Pourquoi languir ? Est-ce à un homme à craindre les sueurs ? » Joins à l’amour du travail, pour que la vertu soit parfaite, une égalité de vie soutenue et conforme en tout à elle-même, accord impossible sans le bienfait de la science, sans la connaissance des choses divines et humaines. Voilà le souverain bien : sache le conquérir, et tu deviens le compagnon des dieux, non plus leur suppliant. « Comment, dis-tu, parvenir aussi haut ? » Ce n’est ni par l’Apennin ou l’Olympe, ni par les déserts de Candavie ; point de Syrtes, ni de Scylla, ni de Charybde à affronter, bien que tu aies traversé tout cela au prix d’une chétive mission. Elle est sûre, elle est pleine de charmes, la route pour laquelle t’a approvisionné la nature. Soutenu de ses dons, si tu n’y es pas infidèle, tu t’élèveras au niveau de Dieu. Or ce niveau, ce n’est pas l’argent qui t’y place : Dieu ne possède rien ; ce n’est pas la prétexte : Dieu est nu34 ; ce n’est ni la renommée, ni l’ostentation de tes mérites, ni ta gloire au loin répandue chez les peuples : nul ne connaît Dieu, beaucoup en pensent mal et impunément ; ce n’est pas non plus cet essaim d’esclaves qui vont portant ta litière par la ville et dans tes voyages : ce Dieu, le plus grand et le plus puissant des êtres, porte lui-même l’univers. Ni la beauté ni la force ne sauraient faire ton bonheur : ni l’un ni l’autre ne résiste au temps. Il faut chercher ce qui ne se détériore pas de jour en jour, ce à quoi rien ne fait obstacle. Que sera-ce donc ? L’âme, mais l’âme dans sa droiture, sa bonté, sa grandeur. Peux-tu voir en elle autre chose qu’un Dieu qui s’est fait l’hôte d’un corps mortel35 ? Cette âme peut tomber dans un chevalier romain, comme dans un affranchi, comme dans un esclave. Qu’est-ce, en effet, qu’un chevalier, un affranchi, un esclave ? Qualifications créées par l’orgueil ou l’usurpation. On peut s’élever vers le ciel du lieu le plus infime ; eh bien,

Qu’un élan généreux 
Te transforme à ton tour en digne fils des dieux[1].

Mais se transformer ce n’est point reluire d’or et d’argent : on ne peut avec cette matière reproduire la ressemblance divine36 : songe qu’au temps où ils nous furent propices les dieux étaient d’argile[2].

LETTRE XXXI.

34. « Combien tous les arguments sont-ils éloignés de la force de ces deux mots : J.-C. est pauvre, un Dieu est pauvre, » (Bossuet, Serm. sur la Nativ.)
35. « Vous êtes le temple de Dieu, et l’esprit de Dieu habite en vous. » (Saint Paul, I, Corinth., XII, 27.)

36. « Nous ne devons pas estimer la chose divine semblable à l’or, à l’argent, à la pierre, à la matière façonnée par l’art. » (Act. Apost., XVII, XXIX.)

  1. Éneid., VIII, 364.
  2. Voy. Consol. à Helvia, X, et la note.