Lettres à Lucilius/Lettre 51

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE LI.

Les bains de Baïes. Leurs dangers, même pour le sage.

Chacun fait comme il peut, cher Lucilius. Toi, là-bas, tu as l’Etna, cette fameuse montagne de Sicile que Messala, ou que Valgius, je l’ai lu en effet dans tous les deux, à surnommée l’unique, je ne vois pas pourquoi ; car bien des endroits vomissent du feu ; et ce ne sont pas seulement des hauteurs, comme il arrive plus souvent, vu la tendance de la flamme à s’élever, ce sont aussi des plaines. Nous, faute de mieux, nous nous sommes contentés de Baïes, que j’ai quitté le lendemain de mon arrivée ; séjour à fuir, bien qu’il possède certains avantages naturels, parce qu’il est le rendez-vous que la volupté s’est choisi.

« Quoi donc ? Doit-on vouer de la haine à un lieu quelconque ? » Non sans doute. Mais comme tel costume sied mieux que tel autre à l’honnête homme, au sage, et que sans être ennemi d’aucune couleur, il estime qu’il en est de peu convenables à qui professe la simplicité, de même il y a tel séjour que ce sage ou l’homme qui tend à l’être évitera comme incompatible avec les bonnes mœurs. Ainsi, songe-t-il à une retraite, jamais Canope[1] ne sera son choix : pourtant Canope n’interdit à personne d’être sobre. Baïes ne l’attirera pas davantage, Baïes devenu le lieu de plaisance de tous les vices. Là le plaisir se permet plus de choses qu’ailleurs ; là, comme si c’était une convenance même du lieu, il se met plus à l’aise. Il faut choisir une région salubre non-seulement au corps, mais à l’âme. Pas plus que parmi les bourreaux, je ne voudrais loger auprès des tavernes. Avoir le spectacle de l’ivresse errante sur ces rivages, de l’orgie qui passe en gondoles, des concerts de voix qui résonnent sur le lac, et de tous les excès d’une débauche comme affranchie de toute loi, qui fait le mal et le fait avec ostentation, est-ce là une nécessité ? Non : mais un devoir pour nous, c’est de fuir au plus loin tout ce qui excite aux vices. Endurcissons notre âme, et tenons-la à longue distance des séductions de la volupté. Un seul quartier d’hiver amollit Annibal ; et l’homme que n’avaient dompté ni les neiges ni les Alpes se laissa énerver aux délices de la Campanie. Vainqueur par les armes, il fut vaincu par les vices. Nous aussi nous avons une guerre à soutenir, guerre où nul relâche, nulle trêve n’est permise. Le premier ennemi à vaincre est la volupté qui, tu le vois, entraîna dans ses pièges les cœurs les plus farouches. Qui embrassera cette tâche en la mesurant tout entière saura qu’il ne doit accorder rien à la mollesse, rien à la sensualité. Qu’ai-je besoin de ces étangs d’eau chaude, de ces bains sudorifiques où s’engouffre un air sec et brûlant qui épuise le corps ? Que le travail seul fasse couler nos sueurs. Si, comme Annibal, interrompant le cours de nos progrès et ne songeant plus aux batailles, le bien-être physique absorbait nos soins, qui ne blâmerait, et avec justice, une indolence hors de saison, dangereuse après la victoire, plus dangereuse quand la victoire est inachevée ? Moins de choses nous sont permises à nous qu’à ceux qui suivaient les drapeaux de Carthage : il y a plus de péril à nous retirer, plus de besogne aussi à persévérer. La Fortune est en guerre avec moi : je ne suis pas homme à prendre ses ordres, je ne reçois pas son joug : qu’ai-je dit ? j’aurai le courage plus grand de le secouer. Ne nous laissons pas amollir. Si je cède au plaisir, il me faudra céder à la douleur, céder à la fatigue, céder à la pauvreté ; l’ambition, la colère réclameront sur moi le même empire ; je me verrai, entre toutes ces passions, tiraillé, déchiré. L’indépendance, voilà mon but ; c’est le prix où tendent mes travaux. Qu’est-ce que l’indépendance ? dis-tu. N’être l’esclave d’aucune chose, d’aucune nécessité, d’aucun incident, réduire la Fortune à lutter de plain-pied avec moi ; du jour où je sentirai que je puis plus qu’elle, elle ne pourra plus rien. Souffrirai-je tout d’elle, quand la mort est à ma disposition ?

Quiconque est tout à ces idées choisira une sérieuse, une sainte retraite. Une nature trop riante effémine les âmes, et nul doute que pour briser leur vigueur le pays n’ait quelque influence23. Tout chemin est supportable aux bêtes de somme dont le sabot s’est endurci sur d’âpres sentiers ; celles qui furent engraissées dans de molles et humides prairies se déchaussent vite. Nos meilleurs soldats viennent de la montagne : point d’énergie chez ceux qui naquirent et vécurent à la ville. Nul labeur ne rebute des mains qui passent de la charrue aux armes : la poussière de la première marche abat nos parfumés et brillants citadins. La sévérité du site est un enseignement qui affermit le moral et le rend propre aux plus grands efforts. Liternum était pour Scipion un exil plus décent que Baïes24 ; un tel naufragé ne devait pas reposer si mollement. Ceux même que la fortune du peuple romain a investis les premiers de la souveraineté, C. Marius et Cn. Pompée et César, construisirent, il est vrai, des villas dans le pays de Baïes, mais ils les placèrent au sommet des montagnes. Il leur paraissait plus militaire de dominer au loin du regard les campagnes étendues à leurs pieds. Considère le choix de la position, l’assiette et la forme des édifices, tout cela ne sent point la villa, mais le château fort. Penses-tu que jamais Caton aurait habité quelque joli belvédère25 pour compter de là les couples adultères voguant sous ses yeux, et tant de barques de mille formes et de mille couleurs sur un lac tout jonché de roses, pour entendre des chanteurs nocturnes s’injurier à l’envi ? N’eût-il pas préféré loger dans l’un de ces retranchements qu’il traçait de sa main pour une nuit[2] ? Et quel homme, digne de ce nom, n’aimerait mieux être éveillé par la trompette que par une symphonie ?

C’est assez faire le procès à Baïes ; mais nous ne le ferons jamais assez aux vices ; je t’en conjure, ô Lucilius ! poursuis-les sans mesure et sans fin : car eux non plus n’ont ni fin ni mesure. Chasse de ton cœur tous les vautours qui le rongent ; et s’ils ne peuvent s’expulser autrement, arrache plutôt ton cœur avec eux. Surtout bannis les voluptés et voue-leur l’aversion la plus vive : comme ces brigands que les Égyptiens appellent Philètes, elles nous embrassent pour nous étouffer26.

LETTRE LI.

23. Voir, sur les ruines de Baïes, Dupaty, Lett. sur l’Italie. « Peut-être est-il des climats dangereux à la vertu par leur extrême volupté. Et n’est-ce point ce que voulut enseigner une fable ingénieuse, en racontant que Parthénope fut bâtie sur le tombeau d’une sirène ? » (Chateaubr. , Martyrs, V.)

24. « Il y a ici comme un retour de Sénèque sur lui-même. Exilé, sous Claude, dans la Corse sauvage et montagneuse, il avait pu faire sur son âme l’expérience philosophique qu’il recommande à son ami.» (Gebhard, Thèse pour le doctor.) Bien qu’il ait trop imité dans ses plaintes Ovide relégué aux bords du Danube, ici du moins il parle plus dignement que lui.

25. Mica, miette, parcelle, diminutif. Ainsi, sous Louis XV, les petites-maisons, bagatelle, etc.

Je m’appelle Mica, salle étroite et jolie
D’où tu vois dans son temple un César inhumé.
Foule mes lits ; de rose et de nard parfumé.
Bois, et pense à ’a mort : ce dieu mort t’y convie.

(Martial, II, LIX. Trad. inéd.)

26. « Les plaisirs nous chatouillent pour nous étrangler : si la douleur de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache sa suite. » (Montaigne, I, XXXVIII.)

  1. Ville d'Égypte, située où est aujourd'hui Aboukir. Elle était fameuse par un temple de Sérapis, et par les monstrueuses débauches de ses habitants.
  2. Je lis avec Fickert: quod in unam noctem manu sua duxisses. Lemaire: quam unam noctem inter talia duxisse.