Lettres à Lucilius/Lettre 52

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 116-118).
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LETTRE LII.

Sages et philosophes de divers ordres.

Quelle est donc, Lucilius, cette force qui nous entraîne dans un sens quand nous tendons vers un autre, et qui nous pousse du côté que nous voulons fuir ? Quelle est cette âme qui lutte contre la nôtre, qui ne nous permet pas de rien vouloir une bonne fois ? Nous flottons entre mille projets contradictoires : nous ne voulons rien d’une volonté libre, absolue, constante27. « C’est, dis-tu, l’esprit de déraison qui n’a rien de fixe, rien qui lui plaise longtemps. » Mais quand et comment nous arracher à son influence ? Personne n’est par soi-même assez fort pour s’en dégager : il faut quelqu’un qui lui tende la main, qui le tire de la bourbe. Certains hommes, dit Épicure, cheminent, sans que nul les aide, vers la vérité ; et il se donne comme tel, comme s’étant tout seul frayé la route. Il les loue sans réserve d’avoir pris leur élan, de s’être produits par leur propre force. D’autres, ajoute-t-il, ont besoin d’assistance étrangère ; ils ne marcheront pas qu’on ne les précède, mais ils sauront très-bien suivre ; et il cite Métrodore (a) parmi ces derniers. Ce sont de beaux génies encore, mais du second ordre. La première classe n’est pas la nôtre ; heureux, si nous sommes admis dans la seconde ; car ne méprise pas l’homme qui peut se sauver avec l’intervention d’autrui : c’est déjà beaucoup de vouloir l’être. Après ces deux classes tu en trouveras une autre qui ne laisse pas d’être estimable, capable du bien si on l’y pousse avec une sorte de contrainte ; il lui faut non-seulement un guide, mais un auxiliaire et comme une force coactive. C’est la troisième nuance. Si tu veux un type de celle-là, Épicure te citera Hermarchus. Il félicite Métrodore, mais Hermarchus a son admiration. Bien qu’en effet tous deux eussent atteint le même but, la palme était due à qui avait tiré le même parti du fonds le plus ingrat. Figure-toi deux édifices pareils en tout, égaux en hauteur et en magnificence : l’un, établi sur un sol ferme, s’est rapidement élevé ; l’autre a de vastes fondations jetées sur un sol mou et sans consistance, et il en a coûté de longs efforts pour arriver à la terre solide. On voit dans le premier tout ce qui a été fait ; la plus grande et la plus difficile partie du second est cachée. Il est des esprits faciles et prompts ; il en est qu’il faut remanier, comme on dit, et édifier à partir des fondements. Ainsi j’estimerai plus heureux celui qui n’a eu nulle peine à se former ; mais on a mieux mérité de soi quand on a triomphé des disgrâces de la nature, et que l’on s’est non pas dirigé, mais traîné jusqu’à la sagesse. Ces durs et laborieux éléments nous ont été départis à nous, sachons-le : nous marchons à travers les obstacles. Il faut donc combattre et invoquer quelques auxiliaires. « Mais qui invoquer ? Celui-ci ou celui-là ? » Recours même aux anciens, toujours disponibles : l’aide nous peut venir de ceux qui ne sont plus aussi bien que des vivants. Parmi ceux-ci faisons choix, non de ces gens à grands mots, à la parole rapide et précipitée, torrents de lieux communs et colportant à huis clos la sagesse, mais de ces hommes dont la vie est un enseignement[2] ; qui disent ce qu’il faut faire et le prouvent en le faisant, et ne sont jamais pris à commettre ce qu’ils recommandent d’éviter : demande le secours de ces hommes que l’on admire plus à les voir qu’à les entendre. Non que je te défende d’écouter aussi ceux qui ont coutume d’admettre la foule à leurs dissertations, si du moins tout leur but, dès qu’ils se produisent en public, est de se rendre meilleurs en améliorant les autres, s’ils n’en font point une œuvre d’amour-propre. Car quoi de plus honteux que la philosophie courant après les acclamations ? Le malade songe-t-il à louer l’opérateur qui tranche ses chairs ? Aide-le par ton silence, et prête-toi à la cure ; et si des cris doivent t’échapper, je n’y veux reconnaître que les gémissements d’une âme dont on sonde les plaies. Tu veux témoigner que tu es attentif et que les grandes pensées t’émeuvent : à la bonne heure ! Tu veux juger et donner ton avis sur qui vaut mieux que toi : pourquoi m’y opposerais-je ? Pythagore imposait à ses disciples un silence de cinq ans : penses-tu toutefois qu’aussitôt après et la parole et le droit d’éloge leur étaient rendus ? Mais quel aveuglement que celui d’un maître qui s’enivre au sortir de sa chaire des acclamations d’une foule ignorante ! Peux-tu te complaire aux louanges de gens que toi-même tu ne peux louer ? Fabianus dissertait en public, mais on l’écoutait avec recueillement ; si l’on se récriait parfois d’admiration, ces transports étaient arrachés par la grandeur des idées et non par l’harmonie d’une molle et coulante diction que rien ne heurte dans son cours. Mettons quelque différence entre les acclamations du théâtre et celles de l’école : la louange aussi a son indiscrétion. Il n’est rien qui pour l’observateur n’ait ses indices, et les moindres traits peuvent donner la mesure de nos mœurs. L’impudique se reconnaît à la démarche, à un mouvement de main, souvent à une simple réponse, à un doigt qu’il porte à sa chevelure[3], à ses œillades détournées. Le méchant se trahit par son rire, le fou par sa physionomie et sa contenance28. Tout cela perce en symptômes extérieurs. Tu connaîtras ce qu’est un homme à la façon dont il se fait louer[4]. Nos philosophes en chaire sont flanqués d’auditeurs qui leur battent des mains : ils disparaissent sous le cercle admirateur qui se penche au-dessus d’eux. Ce n’est pas là, prends-y bien garde, louer un maître, c’est applaudir un histrion. Abandonnons ces clameurs aux professions qui ont pour but d’amuser le peuple : la philosophie veut un culte muet. Qu’on permette parfois aux jeunes gens de céder à l’enthousiasme quand l’enthousiasme agira tout seul, quand ils ne pourront plus se commander le silence. Ces suffrages-là sont un nouvel encouragement pour l’auditoire même, un aiguillon pour les jeunes âmes. Que la doctrine seule les émeuve, et non l’artifice des paroles : autrement, nuisible est l’éloquence qui se fait désirer pour elle, point pour le fond des choses29.

Arrêtons-nous pour le présent ; car il est besoin de détails longs et spéciaux sur la manière de disserter devant le public, sur ce qu’on peut se permettre avec lui, et lui permettre avec nous. La philosophie a perdu, nul n’en doutera, depuis qu’on l’a livrée au peuple ; mais elle peut se laisser voir dans son sanctuaire, quand toutefois elle trouve, au lieu d’ignobles fripiers, des ministres dignes d’elle.


LETTRE LII.

27. Voir saint Paul, aux Rom. , vii, 19, 20, 24, traduit par Racine :

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi…
Je veux et n’accomplis jamais.
Je veux ; mais ô misère extrême !
Je ne fais pas le bien que j’aime,
Et je fais le mal que je hais.

    Video meliora, proboque,
Détériora sequor. (Ovid.)

Voir aussi Racine fils, la Grâce, ch. i,

« Toujours dans l’homme, dit saint Augustin , une partie qui marche et une partie qui se traîne ; toujours une ardeur qui presse, un poids qui accable ; toujours aimer et haïr, vouloir et ne vouloir pas, craindre et désirer la même chose ! La volonté commande, et elle-même qui commande ne s’obéit pas. Éternel obstacle à ses désirs propres, elle se dissipe elle-même ; et cette dissipation, quoiqu’elle se fasse malgré nous, c’est nous néanmoins qui la faisons. » (Bossuet, Analyse des chap. VII et ix des Conf. de saint August.)

28. « L’homme se connaît à la vue ; on remarque un homme sensé à la rencontre ; l’habit, le ris, la démarche découvrent l’homme.» (Eccles., XIX, XXVI, xxvii.) Les Latins disaient en proverbe : Corpus hominem tegit et detegit : in facie legitur homo.

29. Comparer, pour toute cette lettre, saint J. Chrysost. , Homélie II, sur la sédition d’Antioche. Saint Jér. à Népot. Ép. xxxiv. Bossuet, Serm. du 2e dim. du car. , et La Bruyère, de ta Chaire.

  1. (a) Voy. Lettres VI et XXIII.
  2. Tous les Mss. : vitam docent ; un seul : vita, sens plus beau que j’ai suivi
  3. C'est-à-dire qu'il se gratte la tête d'un seul doigt pour ne pas déranger sa coiffure.
  4. Quemadmodum laudet, leçon vulgaire, je préfère laudetur d'un Mss.