Lettres à Lucilius/Lettre 57

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 129-130).
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LETTRE LVII.

La grotte de Naples. Faiblesses naturelles que la raison ne saurait vaincre.

Comme de Baïes je devais regagner Naples, je me laissai volontiers persuader que la mer était mauvaise, pour ne pas tenter derechef cette voie-là ; mais j’eus tant de boue sur toute la route que cela peut passer aussi bien pour une traversée. J’ai dû subir complètement ce jour-là le sort des athlètes : la boue nous tint lieu de la cire à l’huile[1], et nous prîmes notre couche de poussière sous la grotte de Naples[2]. Rien de plus long que ce cachot, ni de plus sombre que ces flambeaux qui, au lieu de faire voir dans les ténèbres, rendent seulement les ténèbres visibles. Au reste le jour y pénétrerait qu’il serait éclipsé par la poussière, déjà si pénible en plein air et si incommode ; qu’est-ce donc, quand c’est sur elle-même qu’elle tournoie, sans nul soupirail pour sortir, et qu’elle retombe sur le passant qui l’a soulevée ? Les deux inconvénients opposés nous furent infligés à la fois : sur la même route, le même jour, boue et poussière nous mirent à mal.

Toutefois cette obscurité profonde me donna sujet de rêver : je me sentis l’imagination comme frappée : c’était, non de la peur, mais un ébranlement causé par l’étrangeté d’une chose insolite et aussi des plus répugnantes. Mais ne te parlons plus de moi qui, loin d’être un sujet passable, suis plus loin encore de la perfection : parlons de l’homme sur qui la Fortune a perdu ses droits ; celui-là aussi peut avoir l’imagination frappée et changer de couleur. Il est des impressions, cher Lucilius, que n’éviterait point l’homme le plus ferme : la nature l’avertit par là qu’il est fait pour mourir. Ainsi le chagrin assombrit ses traits ; il frissonne à un choc subit, et sa vue se trouble en sondant, du bord d’un précipice, son immense profondeur. Ce n’est point de la crainte ; ce sont des mouvements naturels insurmontables à la raison. Ainsi encore certains braves, tout prêts à répandre leur sang, ne sauraient voir celui d’autrui ; d’autres ne peuvent toucher ni voir une blessure toute fraîche ou envieillie et purulente sans défaillir et perdre connaissance ; d’autres tendent la gorge au fer plus hardiment qu’ils ne l’envisagent ! J’éprouvai donc, comme je le disais, une sorte non pas de bouleversement, mais d’ébranlement ; en revanche, sitôt que je revis, que je retrouvai le grand jour, une joie involontaire et spontanée s’empara de moi. Puis je me mis à réfléchir combien il est absurde de craindre telle chose plutôt que telle autre, dès que toutes amènent une même fin. Où est la différence qu’on soit écrasé par une guérite ou par une montagne ? Tu n’en trouveras aucune : bien des gens néanmoins craindront davantage ce second accident, bien que l’un soit mortel comme l’autre. Tant la peur considère moins l’effet que la cause !

Penses-tu que je parle ici des stoïciens, selon lesquels l’âme de l’homme, écrasée par une grosse masse, ne peut plus sortir[3] et se disperse dans tout le corps, faute de trouver une issue libre ? Nullement ; ceux qui tiennent ce langage me semblent dans l’erreur. Comme on ne saurait comprimer la flamme, car elle s’échappe tout autour de ce qui pèse sur elle ; et comme l’air, qu’on le frappe de pointe ou de taille, n’est ni blessé ni divisé même, mais enveloppe l’objet auquel il a fait place ; ainsi l’âme, la substance la plus déliée de toutes, ne peut être retenue ni refoulée dans le corps ; sa subtilité se fait jour à travers les barrières mêmes qui la pressent. Tout comme la foudre, après qu’elle a rempli tout un édifice de ravages et de feux, se retire par la plus mince ouverture, l’âme, plus insaisissable encore que le feu, trouve à s’enfuir par le corps le plus dense. La question est donc de savoir si elle peut être immortelle. Or tiens pour certain que si elle survit au corps, elle ne saurait souffrir aucune lésion[4], par cela seul qu’elle est impérissable ; car il n’est point d’immortalité avec restriction, et rien ne porte atteinte à ce qui est éternel.



  1. Préparation dont les athlètes oignaient leur corps avant la lutte : ils ajoutaient, pour mieux l'y fixer, une couche de poussière.
  2. Aujourd'hui grotte de Pausilippe, longue de 700 pas. La description de Sénèque est encore vraie à présent.
  3. Permanere leçon de presque tous les Mss. Pincianus, permeare. Je crois qu'il faut lire permanare.
  4. Texte corrompu. Fickert: perimi illum nullo… Lemaire: …genere mori. Je lirais nulla genere teneri posse, ou quelque mot analogue.