Lettres à Lucilius/Lettre 59

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 138-142).
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LETTRE LIX.

Leçons de style. La flatterie. Vraies et fausses joies.

Ta lettre m’a fait grand plaisir : permets-moi l’expression reçue, et ne lui donne pas l’interprétation stoïcienne. Car le vice, croyons-nous, c’est le plaisir. À la bonne heure : d’ordinaire pourtant par ce dernier mot nous qualifions une affection gaie de l’âme. Je sais, encore une fois, que le plaisir (en formulant nos paroles sur nos maximes), est une chose honteuse, et que la joie n’appartient qu’au sage ; car c’est l’élan d’une âme sûre de sa force et de ses ressources. Toutefois, dans le langage habituel nous disons que le consulat d’un ami, ou son mariage ou l’accouchement de sa femme nous ont causé une grande joie, toutes choses qui, loin d’être des joies, sont souvent le principe de futurs chagrins, tandis que la joie a pour caractère de ne point cesser, de ne point passer à l’état contraire. Aussi quand Virgile dit : les mauvaises joies de l’âme, il est élégant, mais peu exact ; car il n’y a jamais de mauvaise joie. C’est des plaisirs qu’il prétendait parler ; et ce qu’il voulait dire, il l’a bien rendu : il désignait les hommes joyeux de leur malheur. Toujours est-il que je n’ai pas eu tort d’avancer que ta lettre m’a fait grand plaisir. La joie de l’ignorant eût-elle un honnête motif, n’en est pas moins une affection désordonnée qui tournera vite au repentir, un plaisir, dirai-je, qui, provoqué par l’idée d’un faux bien, n’a ni mesure ni discrétion.

Mais, pour revenir à mon propos, voici ce qui dans ta lettre m’a charmé. Tu es maître de tes expressions ; et l’entraînement de la phrase ne te mène pas plus loin que tu n’as dessein d’aller. Bien des gens écrivent ce qui n’était point leur idée première, séduits qu’ils sont par l’attrait d’un mot éblouissant : cela ne t’arrive point : tout est précis et approprié au sujet. Tu ne dis qu’autant que tu veux, et tu laisses entendre plus que tu ne dis. Ce mérite en annonce un autre plus grand : on voit que ton esprit aussi est exempt de redondance et d’enflure. Je trouve chez toi des métaphores qui, sans être aventureuses, ne sont pas non plus sans éclat : celles-là peuvent se risquer. J’y trouve des images ; et nous les interdire en décidant qu’aux poètes seuls elles sont permises, c’est n’avoir lu, ce me semble, aucun des anciens ; eux pourtant ne visaient point encore aux phrases à applaudissement. Ils s’énonçaient avec simplicité, uniquement pour se faire comprendre, et pourtant ils fourmillent de figures, chose que j’estime nécessaire aux philosophes, non pour la même raison qu’aux poètes, mais pour aider à nos faibles intelligences, et mettre l’auditeur ou le lecteur en présence des objets.

Je lis en ce moment Sextius, esprit vigoureux, grec par son langage, romain par sa morale et sa philosophie. Une de ses comparaisons m’a frappé : « Une armée, dit-il, marche en bataillon carré, lorsque de tout côté les surprises de l’ennemi sont à craindre ; chacun se dispose à le recevoir. Ainsi doit faire le sage : déployer ses vertus en tous sens, n’importe par où vienne l’agression, y avoir la défense toute prête, et que tout obéisse sans confusion au moindre signe du chef. » Si dans les armées que disciplinent de grands tacticiens on voit les ordres du général parvenir simultanément à toutes les troupes, distribuées de telle sorte que le signal donné par un seul parcourt à la fois la ligne des fantassins et celle des cavaliers, la même méthode, selon Sextius, nous est à nous bien plus nécessaire. Car souvent une armée craint l’ennemi sans sujet, et la route la plus sûre est celle qu’elle suspectait le plus. Mais point de trêve pour l’imprévoyance : elle a à craindre au-dessus comme au-dessous d’elle ; l’alarme est à sa droite comme à sa gauche ; les périls surgissent derrière et devant elle ; tout lui fait peur ; jamais préparée, elle s’effraye même de ses auxiliaires. Le sage au contraire est sous les armes et en garde contre toute brusque attaque : la pauvreté, le deuil, l’ignominie, la douleur fondraient sur lui sans le faire reculer d’un pas. Il marchera intrépidement à la rencontre comme au travers de ces fléaux. Nous, mille liens nous enchaînent et usent notre force : nous avons trop croupi dans nos vices ; nous purifier est chose difficile. Car nous ne sommes pas souillés seulement, nous sommes infectés.

Sans passer de cette image à une autre, je me demanderai, question que je creuse souvent, pourquoi l’erreur s’attache à nous avec tant de ténacité ? C’est d’abord qu’on ne s’élance pas de toute sa force vers les voies de salut ; c’est aussi parce qu’on ne croit pas assez aux vérités trouvées par les sages. c'est que loin de leur ouvrir tout son cœur on ne donne à ces grands intérêts qu’une légère attention. Or comment apprendre à lutter efficacement contre le vice, quand on n’y songe qu’autant que le vice nous laisse de relâche ? Nul de nous n’est allé au fond des choses : nous n’avons fait qu’effleurer la surface, et si peu de temps que nous ayons donné à la philosophie, semble assez, même trop, à nos gens affairés. Mais le plus grand obstacle est que rien ne nous plaît si vite que nous-mêmes. Trouvons-nous quelqu’un qui vante notre sagesse, notre sagacité, nos rares vertus, nous reconnaissons qu’il dit vrai. Et loin qu’un éloge mesuré nous suffise, tous ceux qu’accumule la flatterie la plus impudente, nous les prenons comme chose due39 ; qu’on nous proclame des modèles de bonté, de sagesse, nous en tombons d’accord, sachant pourtant que nous avons affaire à des menteurs de profession, et nous donnons si bien carrière à notre amour-propre, que nous voulons être loués précisément du contraire de ce que nous faisons. Entouré d’échafauds le tyran entend chanter sa clémence, l’homme de proie sa générosité, l’ivrogne et le débauché son extrême tempérance. Il suit de là qu’on renonce à se réformer, sûr que l’on est d’être le meilleur possible. Alexandre portait déjà dans l’Inde ses armes vagabondes et promenait la dévastation chez des peuples à peine connus même de leurs voisins, lorsqu’au siège de je ne sais quelle place dont il faisait le tour pour en découvrir les endroits faibles, il fut atteint d’une flèche. Il n’en resta pas moins à cheval et continua longtemps ses explorations. À la fin le sang ne coulant plus et s’étant figé dans la plaie, la douleur augmenta, la jambe peu à peu s’engourdit faute de support[1] ; et contraint de s’arrêter il se mit à dire : « Tout le monde me jure que je suis fils de Jupiter ; mais cette blessure me crie : Tu n’es qu’un homme. » Disons comme lui, chacun dans notre sphère, quand l’adulation voudra nous infatuer de nos mérites : « Vous vantez ma prudence ; mais je vois combien de choses inutiles je désire, ou que mes vœux seraient ma perte ; je ne distingue pas même, chose que la satiété enseigne aux animaux, quelle doit être la mesure du manger et du boire ; je ne sais pas encore la capacité de mon estomac. »

Je vais t’apprendre à reconnaître si tu es indigne du nom de sage. Dans le cœur du vrai sage il règne une joie, une sérénité, un calme inébranlables ; il vit de pair avec les dieux. Examine-toi maintenant. N’es-tu jamais chagrin, l’espérance n’agite-t-elle jamais ton âme impatiente de l’avenir, le jour comme la nuit cette âme se maintient-elle constamment égale, élevée et contente d’elle-même ? tu es arrivé au comble du bonheur humain. Mais si tu appelles le plaisir et de partout et sous toute forme, sache qu’il te manque en sagesse tout ce qui te manque en satisfactions. Tu aspires au bonheur, mais tu te trompes si tu comptes y arriver par les richesses, si c’est aux honneurs que tu demandes la joie ainsi qu’aux soucis des affaires. Ce que tu brigues là comme devant te donner plaisir et contentement, n’enfante que douleurs. Oui, tous ces hommes courent après la vraie joie, mais d’où l’obtient-on durable et parfaite, ils l’ignorent. L’un la cherche dans les festins et la mollesse ; l’autre dans l’ambition, dans un nombreux cortège de clients ; celui-ci dans l’amour, celui-là dans un vain étalage d’études libérales, et dans les lettres, qui ne guérissent de rien. Amusements trompeurs qui les séduisent tous un moment, comme l’ivresse qui compense un instant de joyeux délire par de longues heures d’abattement, comme les applaudissements et les acclamations de la faveur populaire qui s’achètent et s’expient par de si vives anxiétés.

Persuade-toi bien que la sagesse a pour résultat une joie toujours égale. L’âme du sage est en même état que la partie de l’atmosphère supérieure à la lune : elle possède la sérénité sans fin40. Tu as donc pour vouloir être sage ce motif que le sage n’est jamais sans joie. Cette joie ne peut naître que de la conscience de ses vertus. Elle n’est faite que pour l’homme de cœur, l’homme juste, l’homme tempérant. « Quoi ? diras-tu, les sots et les méchants ne se réjouissent-ils pas ? » Pas plus que le lion qui a trouvé sa proie. Quand ils se sont fatigués de vin et de débauches, que la nuit cesse avant leurs orgies, et que les mets les plus exquis entassés dans leur estomac trop étroit commencent à chercher une issue, alors les malheureux s’écrient comme le Déiphobe de Virgile :

Tu te souviens, hélas ! dans quelle fausse joie
Se passa cette nuit, la dernière de Troie[2].


Toutes les nuits des débauchés se passent en plaisirs faux, et comme si chacune était pour eux la dernière. Cette autre joie, qui fait le partage des dieux et de leurs émules, ne s’interrompt ni ne cesse point : elle cesserait, s’ils l’empruntaient à l’extérieur. Comme c’est une grâce qu’ils ne tiennent de personne, elle n’est à la merci de qui que ce soit. Ce que la Fortune n’a point donné, elle ne l’enlève pas.


LETTRE LIX.

Nous nous aimons un peu, c’est notre foible à tous.
Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?
Et puis la mode en est, et la cour l’autorise,
Nous parlons de nous-même avec toute franchise ;
La fausse humilité ne met plus en crédit.
Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit.

(Corneille, Excus. à Ariste.)

40. « Semblable à ces montagnes élevées qui trouvent leur sérénité dans leur hauteur. » (Bossuet.) Voy. de la Colère, III, vi.

  1. On sait que les anciens ne connaissaient pas les étriers.
  2. Énéid., VI 146.