Lettres à Lucilius/Lettre 63

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE LXIII.

Ne point s’affliger sans mesure de la perte de ses amis.

Tu es chagrin de la mort de Flaccus ton ami ; mais je ne voudrais pas t’en voir affecté plus qu’il ne convient. Ne pas l’être du tout, j’aurais peine à te le demander, tout sûr que je suis que ce serait le mieux. Mais à qui cette fermeté d’âme serait-elle donnée, sinon à l’homme qui s’est déjà mis fort au-dessus de la Fortune ? Cet homme même éprouverait alors un commencement d’émotion, mais rien qu’un commencement. Pour nous, on peut nous excuser de nous laisser aller aux larmes, si elles ne coulent pas avec excès, et si nous-mêmes savons les arrêter. Nos yeux ne doivent ni demeurer secs à la perte d’un ami, ni s’épuiser de larmes ; il faut pleurer, mais non se fondre de douleur. Tu trouves dure la loi que je t’impose ; et pourtant le prince des poètes grecs n’accorde le droit de pleurer que pour un seul jour ; et il a dit que Niobé même songea à prendre de la nourriture. Veux-tu savoir d’où viennent les lamentations, les pleurs immodérés ? On veut afficher par là ses regrets : on ne cède pas à son affliction, on en fait parade. Ce n’est point pour ce qu’on souffre qu’on est triste. Déplorable folie ! De la prétention jusque dans les larmes42 ! « Eh quoi ! oublierai-je mon ami ? » Il est bien court, le souvenir que tu lui promets, s’il ne dure pas plus que ta douleur. Ce front si rembruni va s’éclaircir au moindre sujet de rire qu’offrira le hasard : je ne te renvoie pas même à cette longueur de temps qui adoucit tous les regrets et calme les plus violents désespoirs. Dès que tu cesseras de t’observer, ce fantôme de tristesse s’évanouira. À présent tu choies ta douleur, tu la choies, et encore t’échappe-t-elle ; plus elle est vive, plus elle cesse vite. Appliquons-nous à trouver des charmes au souvenir de nos amis perdus ; car on n’aime pas à revenir sur une pensée constamment douloureuse. Toutefois si c’est pour l’homme une loi nécessaire qu’il ne puisse sans un serrement de cœur se rappeler ces noms chéris ; cette émotion non plus n’est pas sans jouissance. En effet, suivant le mot de notre Attalus, « le souvenir d’un ami qui n’est plus a pour nous cette douceur un peu âpre qui plaît dans certains fruits ; comme en un vin trop vieux son amertume même nous flatte ; mais après quelque temps toute âpreté s’émousse, et le plaisir nous arrive sans mélange. »

Si nous l’en croyons, « penser à nos amis vivants, c’est savourer le miel et les gâteaux les plus exquis ; se ressouvenir de ceux qui ont cessé d’être est une satisfaction quelque peu acerbe. Or on ne contestera pas que l’acidité aussi et toutes les saveurs d’un genre sévère stimulent l’estomac. » Moi, je pense autrement : la mémoire de mes amis morts m’est douce et attrayante. Car je les ai possédés comme devant les perdre ; je les ai perdus comme les possédant encore.

Prends donc, cher Lucilius, un parti qui convienne à tes sentiments d’équité : cesse de mésinterpréter le don que te fit la Fortune. Elle l’a repris, mais elle l’avait donné43. Jouissons pleinement de nos amis : qui sait pour combien de temps ils nous sont laissés ? Songeons que de fois nous les quittâmes pour quelque lointain voyage ; combien, demeurant au même lieu, nous fûmes souvent sans les voir ; nous reconnaîtrons que de leur vivant la privation a été plus longue. Mais comment souffrir ces hommes qui après avoir tant négligé leurs amis les pleurent si lamentablement, et ne vous aiment que s’ils vous ont perdu ? Leur chagrin déborde avec d’autant plus d’effusion qu’ils ont peur qu’on ne mette en doute s’ils furent bons amis : c’est chercher tard à faire ses preuves. A-t-on d’autres amis ? c’est mal mériter d’eux, c’est peu les estimer, comme incapables à eux tous de nous consoler d’une seule perte. N’en a-t-on point d’autres ? on s’est fait soi-même plus de tort qu’on n’en a reçu de la Fortune. Elle ne nous a pris qu’un ami : nous n’avions pas su en faire un second. Et puis, dans son amitié unique, il n’a pas mis d’excès l’homme qui n’a pu en acquérir plus d’une. Celui qui, dépouillé par un vol de son seul vêtement, aimerait mieux déplorer son sort que d’aviser aux moyens de se parer du froid, de trouver à couvrir ses épaules, ne te semblerait-il pas un grand fou ? L’être que tu aimais est dans la tombe : cherche un cœur à aimer. Mieux vaut réparer ta perte que de pleurer.

Je vais ajouter une vérité bien rebattue, je le sais ; néanmoins je ne veux pas l’omettre, quoique tout le monde l’ait dite. Le terme des douleurs que n’a point fait cesser la raison arrive avec le temps ; or pour l’homme sensé la plus honteuse manière de guérir c’est de guérir par lassitude. Mieux vaut renoncer à ton chagrin que d’attendre qu’il renonce à toi ; sèche donc au plus tôt des larmes qui, lors même que tu le voudrais, ne peuvent longtemps couler44. Nos pères ont limité à une année le deuil des femmes, non pour qu’elles pleurassent tout ce temps, mais pour qu’il ne fût point dépassé ; chez l’homme, aucun délai n’est légitime, parce qu’aucun ne lui fait honneur. Eh bien ! de toutes ces inconsolables qu’on eut peine à retirer du bûcher, à séparer du cadavre de leurs époux, cite-m’en une dont les larmes aient duré tout un mois. Rien ne rebute si vite que le spectacle de l’affliction : récente, elle trouve des consolateurs et s’attire quelques sympathies ; invétérée, elle prête au ridicule et avec raison : c’est alors hypocrisie ou sottise.

Voilà ce que j’ose t’écrire, moi qui ai pleuré si immodérément mon cher Annæus Sérénus qu’à mon grand déplaisir je suis un exemple de ceux que la douleur a vaincus. Mais je condamne aujourd’hui ce que j’ai fait alors, et je vois que la plus grande cause de ma vive affliction venait de n’avoir jamais pensé qu’il pouvait mourir avant moi. Je ne me représentais qu’une chose, que j’étais son aîné, et son aîné de beaucoup ; comme si le Destin suivait l’ordre des âges ! Souvenons-nous donc à chaque instant que nous et tous ceux que nous aimons, sommes mortels. Je devais me dire : « Mon frère Sérénus est plus jeune que moi : mais que fait cela ? Il devrait mourir après moi, comme il peut mourir avant. » Je n’y songeai point, je n’étais pas prêt ; et tout d’un coup la Fortune m’a frappé. Maintenant je me répète que tout est mortel, et que la mort n’a point de règle fixe. Dès aujourd’hui peut arriver ce qui peut arriver un jour quelconque. Pensons donc, cher Lucilius, que nous serons bientôt nous-mêmes où nous sommes si fâchés qu’il soit. Et peut-être, si, comme l’ont publié les sages, il est un lieu qui reçoive nos âmes, l’ami que nous croyons perdu n’a fait que nous devancer.



LETTRE LXIII.

42. Voir Lettre xcix.

De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte ;
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.

(La Fontaine, Matrone d’Éph.)

43. Dominus dédit., dominus abstulit ; sit nomen domini benedictum.(Job.)

44. Impetret ratio quod dies impetratura est. (Cic, ad Attic) Voir Consol. à Marcia, viii.