Lettres à Lucilius/Lettre 64

La bibliothèque libre.
Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 148-149).
◄  Lettre 63
Lettre 65  ►

LETTRE LXIV.

Éloge du philosophe Q. Sextius. Respect dû aux anciens, instituteurs de l’humanité.

Tu étais hier avec nous. Tu pourrais te plaindre si ce n’avait été qu’hier ; aussi ajouté-je : avec nous ; car avec moi, tu y es toujours. Il m’était survenu de ces amis pour lesquels on fait plus grande fumée, non pas celle que vomissent les cuisines de nos gourmands et qui donne l’alarme aux gardes de nuit ; c’était cette fumée, modeste encore, qui révèle la venue de quelques hôtes. La conversation fut variée, comme est celle d’un repas, sans mener à fin aucun sujet, mais sautant d’une chose à une autre. On lut ensuite un ouvrage de Q. Sextius[1] le père, homme supérieur, si tu m’en crois, et, bien qu’il le nie, stoïcien. Bons Dieux ! que de vigueur, que d’âme ! On ne trouve pas cela chez tous les philosophes. Combien dont les écrits n’ont d’imposant que le titre et sont des corps vides de sang ! Ils dogmatisent, ils disputent, ils chicanent : ils n’élèvent point l’âme, car ils n’en ont pas. Lis Sextius, et tu diras : « Voilà de la vie, du feu, de l’indépendance, voilà plus qu’un homme, il me laisse plein d’une foi sans bornes. » En quelque situation d’esprit que je sois, quand je le lis, je te l’avouerai, je défierais tous les hasards et je m’écrierais volontiers : « Que tardes-tu, ô Fortune ? viens sur l’arène ! Tu me vois prêt. » Je sens en moi l’ardeur de cet Ascagne qui cherche où s’essayer, où faire preuve d’intrépidité, qui souhaiterait

Qu’au lieu de faibles daims un sanglier sauvage,
Un lion rugissant provoquât son courage[2].


Je voudrais avoir quelque chose à vaincre, de quoi m’exercer à la souffrance. Car Sextius a aussi ce mérite, qu’il vous montre la grandeur de la souveraine félicité sans vous ôter l’espoir d’y atteindre. Il vous apprend qu’elle est placée haut, mais accessible à l’homme résolu. C’est le sentiment qu’inspire aussi la vertu : on l’admire, et pourtant on ne désespère point. Pour moi certes, je donne un temps considérable à la seule contemplation de la sagesse : je ne l’envisage pas avec moins d’étonnement que l’univers lui-même, qui me frappe souvent comme un spectacle nouveau pour mes yeux.

Aussi je vénère les découvertes de la sagesse et leurs auteurs ; je brûle de les partager comme l’héritage d’une longue suite d’aïeux. C’est pour moi qu’ils l’amassèrent, pour moi qu’ils y mirent leurs sueurs. Mais agissons en bon père de famille : agrandissons l’héritage, et qu’il passe plus riche à nos neveux. Il reste encore, et il restera beaucoup à faire ; et pour qui naîtra mille siècles plus tard, la voie à de nouvelles conquêtes ne sera pas fermée. Mais lors même que nos devanciers auraient tout découvert, il y aura toujours, comme nouveauté, l’application, la science qui choisit et combine ce que les autres ont trouvé. Suppose qu’on nous ait laissé des recettes pour guérir les maux d’yeux ; je n’ai plus à en chercher d’autres, mais à employer celles que je connais suivant le cas et la circonstance. Telle chose ramollit les tumeurs de l’œil ; telle autre diminue le gonflement des paupières ; ceci détourne le feu subit de la fluxion, cela rend la vue plus perçante. Il faut broyer ces drogues, choisir le moment, mesurer les doses pour chaque mal. Les remèdes de l’âme ont été trouvés par les anciens ; quand et comment les appliquer, c’est là notre tâche, notre étude à nous. Ils ont fait beaucoup, ceux qui nous ont précédés, mais ils n’ont pas tout fait : ils n’en méritent pas moins notre admiration et un culte analogue à celui des Dieux. Pourquoi n’aurais-je pas les portraits de ces grands hommes comme des encouragements à bien faire, et ne fêterais-je pas les jours où ils sont nés ? Pourquoi ne prononcerais-je pas leurs noms avec un sentiment de vénération ? Celle que je dois aux maîtres de mon enfance, je la porte à ces précepteurs du genre humain, par qui les sources du bien suprême ont découlé sur nous. Si je rencontre un consul ou un préteur, je leur rends tout l’honneur dû à d’honorables personnages, je descends de cheval, je me découvre la tête, je cède le passage ; et les deux Catons, et le sage Lélius et Socrate avec Platon, et Zénon et Cléanthe, je les recevrais dans mon âme sans offrir un digne hommage à tant de mérites ! Non, je les salue de tous mes respects ; je me lève toujours devant ces grands noms.



  1. Voir Lettre LIX et Quest. natur., VII, chap dernier.
  2. Énéid., IV, 458.