Lettres à Lucilius/Lettre 75
LETTRE LXXV.
Tu te plains du style trop peu apprêté de mes lettres. Mais qui donc parle avec apprêt, s’il ne veut être un insipide parleur ? Comme dans ma conversation avec toi, soit assis, soit en promenade, il n’y aurait ni travail ni gêne, ainsi je veux que soient mes lettres69 : qu’elles n’aient rien de recherché, de factice. S’il était possible, je voudrais te montrer à nu ce que j’ai dans l’âme plutôt que te le dire. La discussion la plus vive ne me ferait ni frapper du pied, ni agiter les bras, ni renforcer ma voix ; je laisserais cela aux orateurs et me contenterais de te transmettre mes pensées sans vain ornement comme sans platitude. Il n’est qu’un point dont je sois jaloux de te convaincre, c’est que je pense toutes les choses que je dis, et que non-seulement je les pense, mais que je suis passionné pour elles. Autre est le baiser qu’on donne à une maîtresse, autre celui qu’on donne à un fils ; et toutefois ce baiser si chaste et si pur manifeste assez la tendresse d’un père. Aux dieux ne plaise que je condamne à la sécheresse et à la maigreur nos entretiens sur ces grands sujets ; la philosophie ne divorce point avec l’imagination ; mais il ne faut pas dépenser trop de travail en paroles. Il faut avoir pour but essentiel de parler comme on sent, de sentir comme on parle, de faire concorder son langage avec sa conduite. Il a rempli ses engagements celui qui, à le voir et à l’entendre, est toujours le même. Avant de juger quel il est, ce qu’il vaut, voyons s’il est un.
Nos discours doivent tendre non à plaire, mais à être utiles. Si pourtant l’éloquence nous vient sans qu’on la cherche trop, si elle s’offre d’elle-même, ou coûte peu, qu’on l’admette, et qu’elle serve d’accompagnement à nos belles doctrines, de telle sorte qu’elle fasse ressortir les choses plutôt qu’elle-même. Il est des arts qui parlent exclusivement à l’esprit : celui-ci est l’affaire de l’âme. Le malade ne cherche pas un médecin qui parle bien, mais qui guérisse : si le hasard veut néanmoins que ce même homme qui sait guérir, discoure avec grâce sur le traitement à suivre, le malade en sera bien aise, mais ne s’estimera pas plus heureux pour lui avoir trouvé ce second talent, aussi peu nécessaire à un médecin qu’une belle figure à un pilote. Pourquoi me vouloir chatouiller et charmer l’oreille ? Il s’agit d’autre chose. C’est le fer, c’est le feu, c’est la diète qu’il me faut. Voilà pourquoi tu es mandé : tu as à soigner un mal invétéré, grave, épidémique. Tu n’as pas moins à faire qu’un Hippocrate en temps de peste. Et c’est à peser des mots que tu t’amuses ! Trop heureux si tu pouvais suffire aux choses70 ! Quand amasseras-tu les trésors de la science ? Quand te l’appliqueras-tu assez intimement pour qu’elle ne puisse t’échapper ? Quand la mettras-tu à l’épreuve ? Il n’en est pas de celle-ci comme des autres qu’il suffit de confier à sa mémoire : c’est à l’œuvre qu’il faut l’essayer. Ici l’homme heureux n’est pas l’homme qui sait, mais qui pratique.
« Mais quoi ? N’y a-t-il pas des degrés intermédiaires ? Hors de la sagesse, n’y a-t-il plus que précipices ? » Non pas, à mon avis : les hommes qui sont en progrès sont encore au nombre des insensés, mais séparés d’eux par un vaste intervalle ; et parmi ces premiers même on trouve de grandes différences. Ils se divisent, selon quelques-uns, en trois classes. La première comprend ceux qui n’ont pas encore la sagesse, mais qui déjà ont pris pied dans son voisinage. Toutefois, si près qu’on soit du but, on est en deçà. « Quels sont ces hommes, demandes-tu ? » Ceux qui ont déjà dépouillé et passions et vices, qui ont appris à quoi ils doivent s’attacher, mais dont la confiance n’est pas allée jusqu’à l’épreuve et qui n’ont point usé de leur trésor. Néanmoins la situation qu’ils ont fui, ils n’y peuvent plus retomber ; ils en sont à ce point où l’on ne glisse plus en arrière ; mais ce n’est pas encore à leurs yeux chose bien claire, et, comme je me rappelle l’avoir écrit dans une de mes lettres[1], ils ne savent pas qu’ils savent. Ils jouissent déjà d’un état meilleur, ils n’y ont pas foi encore. Ces hommes en progrès sont désignés par quelques-uns comme ayant échappé aux maladies de l’âme, mais non tout à fait à ses affections, et comme foulant encore une pente glissante, vu que personne n’est en dehors des tentations de la méchanceté, s’il ne s’est entièrement débarrassé d’elle, et que nul ne s’en est débarrassé s’il ne s’est, au lieu d’elle, revêtu de la sagesse.
Quelle différence y a-t-il entre les maladies de l’âme et ses affections ? Je l’ai souvent énoncé : je veux te le rappeler encore. Ces maladies sont les vices invétérés, endurcis, comme la cupidité, l’ambition excessive : une fois maîtres de l’âme, ils la tiennent enserrée et deviennent ses éternels vautours. Pour les définir brièvement, ces maladies sont les faux préjugés où l’on s’obstine, comme de croire vivement désirable ce qui ne l’est que faiblement ; ou, si tu l’aimes mieux, c’est convoiter trop fort des choses faiblement désirables ou qui ne le sont pas du tout ; ou c’est priser trop haut ce qui a peu ou point de prix. Les affections sont des mouvements de l’âme répréhensibles, soudains et impétueux, qui, répétés et négligés, font les maladies ; de même qu’un catarrhe simple, qui n’a point passé à l’état chronique, produit la toux ; et la toux continue et invétérée, la phtisie. Ainsi les âmes qui ont fait le plus de progrès sont hors des maladies, mais ressentent encore des affections, si près qu’elles soient d’être parfaites.
À la deuxième classe appartiennent ceux qui se sont délivrés et des plus dangereuses maladies et même des affections, mais qui à cet égard ne possèdent point la pleine sécurité : ils peuvent éprouver des rechutes. La troisième classe a laissé derrière elle des vices graves et nombreux, mais non pas tous les vices ; libre de l’avarice, elle reste sujette à la colère, l’aiguillon de la chair ne la tourmente plus, mais l’ambition ne l’a pas quittée ; elle ne convoite plus, mais elle craint encore ; ces craintes mêmes lui laissent assez de fermeté pour certaines choses, bien qu’elle faiblisse pour d’autres ; elle méprise la mort, et la douleur l’épouvante.
Une réflexion sur cette dernière classe : estimons-nous bien partagés, si nous y sommes admis. Il faut une riche et heureuse nature, un grand et assidu dévouement à l’étude pour occuper le second rang : mais la troisième nuance n’est pas non plus à dédaigner. Songe et regarde combien d’iniquités t’environnent ; vois s’il est un seul attentat sans exemple ; quels progrès fait chaque jour le génie du mal ; que de méfaits politiques et privés ; tu sentiras que pour nous c’est assez faire que de ne pas être parmi les plus corrompus. « Mais j’espère, moi, pouvoir aussi m’élever plus haut. » Je le souhaiterais pour nous plutôt que je ne le promettrais. Le mal en nous a pris l’avance ; nous marchons à la vertu, empêtrés de mille vices ; j’ai honte de le dire : nous cultivons l’honnête à nos moments perdus. Mais quel magnifique salaire nous est réservé, si nous rompons nos empêchements, nos mauvaises tendances si tenaces ! Ni cupidité, ni crainte ne nous feront plus reculer ; inébranlables à toutes les alarmes, incorruptibles aux voluptés, nous n’aurons point horreur de la mort, non plus que des dieux ; nous saurons que ni la mort n’est un mal, ni les dieux ne sont méchants. Il y a autant de faiblesse dans l’être qui fait souffrir que dans celui qui71 souffre : aux êtres bons par excellence le pouvoir de nuire manque. Quel trésor nous attend si, quelque jour, de cette fange nous nous élevons à la hauteur sublime du sage, à cette tranquillité d’âme et, toute erreur bannie, à l’absolue indépendance ! « Cette indépendance, quelle est-elle ? » Ne craindre ni les hommes ni les dieux, ne vouloir rien de honteux, rien d’immodéré, exercer sans limites la royauté de soi-même. Inestimable bien que celui de s’appartenir !
69. « Je me sers d’un parler tel sur le papier qu’à la bouche. » (Montaigne.)
70. « Que direz-vous de cette éloquence qui ne va qu’à plaire et qu’à faire de belles peintures, lorsqu’il faudrait, comme dit Platon (voir le Gorgias), brûler, couper jusqu’au vif et chercher sérieusement la guérison par l’amertume des remèdes et par la sévérité du régime ? Trouveriez-vous bon qu’un médecin qui vous traiterait s’amusât, dans l’extrémité de votre maladie, à débiter des phrases élégantes et des pensées subtiles ? L’amour de la vie fait assez sentir ce ridicule-là ; mais l’indifférence où l’on vit pour les bonnes mœurs et pour la religion fait qu’on ne le remarque point dans les orateurs, qui devraient être les censeurs et les médecins du peuple. (Fénélon, sur l’Éloquence, dial. I.)
71. « Toute méchanceté vient de faiblesse, et qui pourrait tout ne ferait jamais de mal. » (J. J. Rousseau.)
- ↑ Dans la Lettre LXXI.