Lettres à Lucilius/Lettre 87

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE LXXXVII.

Frugalité de Sénèque. Du luxe. Les richesses sont-elles un bien ?

J’ai fait naufrage avant de m’embarquer : comment la chose arriva-t-elle, je ne le dirai pas ; tu pourrais la ranger parmi les paradoxes stoïciens dont aucun pourtant n’est ni mensonger, ni si étrange qu’il paraît l’être au premier aspect, ce que je te ferai voir quand tu voudras, et même quand tu ne le voudrais pas. En attendant, mon expédition m’a appris combien nous avons d’objets superflus, et qu’un facile raisonnement porterait l’homme à se défaire de choses que parfois la nécessité lui enlève et dont il ne sent pas la perte. Avec le peu d’esclaves que pouvait tenir un seul chariot, sans autre garde-robe que ce que nous portons sur nous, mon cher Maxime et moi sommes déjà au second jour du plus heureux voyage. Mon matelas est par terre, et moi sur mon matelas. De deux manteaux l’un sert à garnir ma couche, l’autre à la couvrir. Quant au dîner, on n’aurait su rien en distraire ; il n’a pas fallu grand temps pour l’apprêter : je ne suis jamais sans figues sèches, pas plus que sans tablettes à écrire. Si j’ai du pain, les figues font mon ragoût ; sinon, elles me servent de pain. Grâce à elles, chaque jour est pour moi un jour16 de nouvel an que je me rends propice et heureux au moyen de bonnes pensées et de tout ce qui élève l’âme. Or jamais l’âme ne s’élève plus haut que lorsque isolée des choses étrangères elle a conquis la paix en bannissant la crainte, la richesse, en ne désirant rien. La voiture où je suis placé est tout à fait rustique : nos mules ne donnent signe de vie que parce qu’elles se traînent encore ; le muletier va sans chaussure, et ce n’est pas à cause de la chaleur. J’ai peine à gagner sur moi de laisser croire qu’une pareille voiture est la mienne : elle survit donc toujours en moi, la mauvaise honte de ce qui est bien ! Chaque fois qu’un train plus élégant arrive sur nous, j’ai beau m’en vouloir, je rougis, preuve que ces beaux plans, approuvés et vantés par moi, ne sont pas encore adoptés franchement et d’une manière invariable. Qui rougit d’un attelage mesquin sera glorieux d’une voiture de prix. J’ai fait peu de progrès jusqu’ici : je n’ose point être simple à la face des gens ; je m’inquiète toujours de ce que pensent de moi ceux qui passent.

Et c’est contre ce que pense tout le genre humain que ma voix devrait s’élever : insensés, dupes que vous êtes, en extase devant des superfluités, vous n’estimez jamais l’homme par ses biens propres. S’agit-il de patrimoine ? Calculateurs des plus experts, vous dressez l’inventaire de l’homme à qui vous allez prêter ou votre argent ou vos services, car cet article aussi se porte en compte, et vous dites : « Ses biens sont considérables, mais il doit beaucoup ; il a une maison superbe, mais payée d’emprunts ; personne ne présente au premier signal des valets de meilleure mine, mais il ne fait pas honneur à ses engagements ; ses créanciers soldés il n’aurait plus rien. » Ne devriez-vous pas à tout autre égard raisonner de même, vous enquérir avec soin des qualités que chacun possède en propre ? Cet homme est riche, pensez-vous : car il se fait suivre, même en voyage, d’une vaisselle d’or ; car il a des terres de labour dans toutes les provinces ; car il feuillette un énorme livre d’échéances ; car il possède, aux portes de Rome, plus d’arpents qu’on ne lui pardonnerait d’en posséder dans les déserts de l’Apulie. « Avezvous tout dit ? Eh bien, il est pauvre. » Comment ? « Parce qu’il doit. » Combien ? « Tout ce qu’il a. » N’est-ce pas la même chose à vos yeux d’emprunter aux hommes que d’emprunter à la Fortune ? Que me font ces mules rebondies, toutes de couleur pareille ? Et ces voitures ciselées ?

L’or se mêle aux dessins de leur housse écarlate ;
L’or brille aux longs colliers sur leur poitrail pendants,
Et des freins d’or massif sont rongés sous leurs dents
[1].

Tout cela ne fait pas que le maître en vaille mieux17, non plus que la mule. M. Caton le censeur, dont la naissance fut aussi heureuse pour la République que celle de Scipion, car si l’un fit la guerre à nos ennemis, l’autre la fit aux mauvaises mœurs, Caton montait un méchant bidet, et portait en croupe un bissac, pour avoir avec lui l’indispensable. Oh ! s’il pouvait aujourd’hui se rencontrer avec l’un de ces élégants, si magnifiques sur les grands chemins, escortés de coureurs, d’écuyers numides, de torrents de poussière qu’ils chassent devant eux[2] ! Caton sans doute paraîtrait moins bien équipé, moins bien entouré que le raffiné qui, au milieu de tout cet appareil, en est à se demander s’il se louera comme gladiateur ou comme bestiaire. Siècle glorieux que celui où un général triomphateur, un censeur de Rome et plus que tout cela, un Caton se contentait d’un seul cheval qui n’était pas même tout pour lui : car moitié était occupée par son bagage pendant de chaque côté de la selle. À tous ces coursiers brillants d’embonpoint, à ces andalous, à ces agiles trotteurs ne préférerais-tu pas l’unique cheval de Caton, pansé par Caton lui-même ?

Mais, je le vois, une telle matière serait sans terme, si moi-même je ne finissais. Je n’en dirai donc pas davantage de ces équipages de route qu’on devinait sans doute devoir être un jour ce qu’ils sont, quand on les appela pour la première fois impedimenta, des embarras. Je veux en revanche t’entretenir encore de quelques syllogismes de notre école au sujet de la vertu, qui, nous le prétendons, satisfait à toutes les conditions du bonheur. « Ce qui est bon rend l’homme bon, de même que ce qu’il y a de bon dans l’art musical fait le musicien ; les dons du hasard ne font pas l’homme bon ; ce ne sont donc pas des biens. » À quoi les péripatéticiens répondent que le premier terme de notre énoncé est faux : « De ce qu’une chose est bonne, il ne suit pas nécessairement qu’elle rende l’homme bon. Il peut y avoir dans la musique quelque chose de bon comme les cordes, la flûte ou tout autre instrument propre à accompagner le chanteur ; mais rien de tout cela ne fait un musicien. » Nous répliquons qu’ils ne saisissent pas dans quel sens nous prenons ces termes : ce qu’il y a de bon dans la musique. Nous ne parlons pas du bagage d’un musicien, mais de ce qui le fait musicien : eux considèrent le matériel de l’art, au lieu de l’art même. Mais si dans cet art proprement dit il y a quelque chose de bon, c’est là nécessairement ce qui fera le musicien. Tâchons de rendre ceci encore plus clair : le mot bon, en musique, se dit de deux choses, de ce qui sert le musicien comme exécutant, et de ce qui fait l’art accompli. À l’exécution appartiennent les instruments, les flûtes, les cordes : ils ne tiennent point directement à l’art. On est artiste même sans instruments : peut-être ne peut-on pas alors tirer parti de son art. Cette distinction n’a pas lieu dans l’homme : le bien de l’homme est aussi le bien de sa vie.

« Ce que l’homme le plus méprisé, ce que l’infâme peut obtenir n’est pas un bien ; or un prostitueur, un maître d’escrime obtiennent la richesse : elle n’est donc pas un bien. » Proposition fausse, s’écrie-t-on. Car dans les professions de grammairien, de médecin, de pilote, on voit les plus minces individus arriver aux richesses. – Mais ces professions ne se piquent pas de grandeur d’âme, ne portent pas le cœur haut, ne dédaignent pas les dons du hasard. La vertu élève l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus des objets les plus chers aux autres mortels : ce qu’ils appellent biens, ce qu’ils appellent maux, n’excite en lui ni désirs passionnés, ni folles craintes. Chélidon, l’un des eunuques de Cléopâtre, posséda un immense patrimoine. Tout récemment Natalis, dont la langue était aussi impure que méchante, dont la bouche recueillait les purgations périodiques des femmes, hérita d’une foule de testateurs et eut lui-même nombre d’héritiers. Eh bien, est-ce la richesse qui l’a souillé, ou lui qui a rendu la richesse immonde ?

L’argent tombe sur certains hommes comme une pièce de monnaie dans un égout. La vertu est plus haut placée que ce vil métal : sa valeur à elle est tout intrinsèque ; aucun de ces profits qui arrivent par bonnes comme par mauvaises voies ne sont à ses yeux des biens. Or la science soit du médecin, soit du pilote, ne défend ni à elle-même ni aux siens l’admiration de ces choses-là. Qui n’est pas honnête homme peut néanmoins être médecin, pilote ou grammairien, tout comme cuisinier sans doute. Mais qui possède des avantages peu communs ne peut être classé dans le commun des hommes. Tel est le bien, tel sera l’homme. Un coffre-fort vaut ce qu’il contient, ou plutôt il est l’accessoire de ce qu’il contient. Un sac d’écus a-t-il jamais d’autre prix que celui de l’argent qu’il renferme ? Il en est de même des possesseurs de grands patrimoines : ils sont des accessoires, des appendices de leurs propriétés. D’où vient donc la grandeur du sage ? De ce que son âme est grande. Il est donc vrai que ce qu’on voit échoir aux mortels les plus méprisés n’est pas un bien. Aussi ne dirai-je jamais que l’insensibilité soit un bien : elle est le partage de la cigale, de la puce. Je ne donnerai pas même ce nom à la tranquillité, à l’absence de chagrin : quoi de plus tranquille que le vermisseau ?

Tu veux savoir ce qui constitue le sage ? Ce qui constitue Dieu. Tu es forcé d’accorder au sage quelque chose de divin, de céleste, de sublime. Le vrai bien n’est pas fait pour tous, et n’admet pas pour possesseur le premier venu.

Il faut voir ce que donne ou refuse une terre.
Là réussit le blé, la vigne ailleurs prospère ;
Plus loin l’arbre fertile en verger grandira,
Et sans culture ici le gazon verdira.
L’Inde aura son ivoire, et Saba dans ses plaines
Récoltera l’encens ; et de ses noirs domaines
Le Chalybe aux flancs nus nous enverra le fer ;
Le Tmole son safran parfumé…
[3].

Ces productions furent réparties en divers climats, pour obliger les mortels à commercer entre eux, si les uns voulaient recevoir des autres et leur donner réciproquement. Le souverain bien aussi a sa patrie à lui : il ne naît point aux mêmes lieux que l’ivoire18, aux mêmes lieux que le fer. Et où donc naît-il ? Dans notre âme. Si elle n’est pure, si elle n’est sainte, Dieu n’y logera point.

« Le bien ne peut naître du mal : la cupidité crée la richesse, la richesse n’est donc pas un bien, » On répond qu’il n’est pas vrai que le bien ne naisse point du mal ; car du sacrilège et du vol il provient de l’argent. Ainsi ce sera un mal que le sacrilège et que le vol, mais à ce titre qu’ils font plus de maux que de biens : car encore donnent-ils du profit, quoique empoisonné par la crainte, l’anxiété, les tourments de l’âme et du corps. – Quiconque parle ainsi se condamne à admettre que si le sacrilège est un mal comme entraînant beaucoup de maux, c’est un bien à quelque autre égard, parce qu’il rapporte quelque avantage ; or se peut-il rien de plus monstrueux, bien qu’on ait dès longtemps persuadé aux hommes que le sacrilège, le vol, l’adultère sont au nombre des biens ? Que de gens n’ont point honte du vol ! combien font gloire de l’adultère ! On punit les petits sacrilèges ; les grands sont portés en triomphe19. D’ailleurs si sous un rapport quelconque le sacrilège est réellement un bien, il sera plus, il sera honorable et qualifié de méritoire[4], ce que nulle conscience humaine n’admettra. Non, encore une fois, le bien ne peut naître du mal. Si en effet, comme vous le dites, le sacrilège est un mal uniquement parce qu’il entraîne beaucoup de maux, faites-lui remise des supplices, garantissez-lui la sécurité, ce sera un bien complet de tout point. Et pourtant le plus grand supplice du crime n’est-il pas dans le crime même ? Crois-tu la peine différée tant que le bourreau, tant que les cachots ne sont point là ? erreur ; elle se fait sentir sitôt l’acte commis, que dis-je ? lors même qu’il se commet. Ainsi du mal ne peut naître le bien, pas plus que la figue de l’olivier. Le fruit répond à la semence : le bien ne dégénère pas. Dès que l’honnête ne peut provenir de la turpitude, le mal ne produit pas le bien : car l’honnête et le bien, c’est tout un. Quelques stoïciens objectent à ceci : qu’en admettant que l’argent est un bien de quelque part qu’il vienne, il ne s’ensuit pas que ce soit un argent sacrilège, quoique étant le fruit d’un sacrilège. Voici comment je comprends la chose. Dans la même urne il y a de l’or et une vipère : si tu en tires l’or[5], ce n’est pas parce qu’elle renferme une vipère que l’urne te fournit cet or, mais elle te le fournit quoiqu’elle renferme aussi une vipère. Les profits du sacrilège ont lieu de la même manière, non parce que c’est chose honteuse et criminelle que le sacrilège, mais parce qu’au crime se joint le profit. De même que dans cette urne il n’y a de mauvais que la vipère, et non l’or qui s’y trouve en même temps ; ainsi pour le sacrilège le mal est dans le crime, non dans le profit. Cette opinion n’est pas la mienne : les deux termes de la comparaison sont très-dissemblables. Je puis d’une part prendre l’or sans la vipère, de l’autre je ne puis arriver au profit que par le sacrilège. Ce profit-là n’est point à côté du crime ; il fait corps avec lui.

« Toute chose dont la poursuite nous fera tomber dans une foule de maux n’est pas un bien. La poursuite des richesses nous jette dans une foule de maux ; donc les richesses ne sont pas un bien. » Votre proposition, nous dit-on, signifie deux choses : l’une qu’en voulant arriver aux richesses nous tombons dans une foule de maux : or cet inconvénient a lieu aussi dans la poursuite de la vertu. Tel qui court les mers pour s’instruire aboutit au naufrage ; tel autre à la captivité. Voici le second sens : ce qui nous fait tomber dans le mal n’est pas un bien. Mais il ne suit pas de cette proposition que les richesses ou les voluptés nous précipitent dans le malheur ; autrement, loin d’être un bien, elles seraient un mal. Or vous vous bornez à dire qu’elles ne sont pas un bien. Ce n’est pas tout : vous accordez que les richesses ont quelque utilité ; vous les rangez parmi les avantages de la vie. Mais d’après votre raisonnement elles ne seront pas même des avantages, car par elles une foule d’inconvénients nous arrivent.

Certains philosophes répondent : « qu’on impute faussement aux richesses ces inconvénients. Elles ne font de mal à personne : le mal ne vient que de notre folie à nous ou de l’iniquité d’autrui. Ainsi l’épée d’elle-même ne tue point ; elle est l’arme de celui qui tue. Il n’est pas vrai que les richesses vous nuisent, parce qu’on vous nuit à cause de vos richesses. » Posidonius, ce me semble, a mieux répondu : « Les richesses sont des causes de maux, non pas qu’elles-mêmes fassent quelque mal, mais parce qu’elles excitent à mal faire. » Car autre est la cause efficiente, qui produit à l’instant et nécessairement le mal, autre la cause antérieure ; et les richesses ne renferment que celle-là. Elles enflent l’âme, engendrent l’orgueil et suscitent l’envie ; elles égarent à tel point la raison que le renom d’homme riche, dût-il nous porter malheur, nous enchante. Or les vrais biens doivent être irréprochables : ils sont purs, ne corrompent point l’âme, ne la troublent point : ils l’élèvent et l’agrandissent, mais sans la gonfler. Les vrais biens inspirent de la confiance ; les richesses, de l’audace ; les vrais biens donnent de la grandeur à l’âme ; les richesses, de l’insolence. Et l’insolence n’est qu’un faux semblant de grandeur. « À ce compte les richesses non-seulement ne sont pas un bien, elles sont même un mal. » Oui, si elles nuisaient par elles-mêmes ; si, comme je l’ai dit, elles étaient cause efficiente ; mais elles ne sont qu’une cause antérieure, laquelle, il est vrai, excite au mal, y entraîne même ; car elles offrent des apparences, des semblants de bien, et le grand nombre y peut croire. La vertu aussi est une cause antécédente d’envie ; car que de gens dont la sagesse, dont la justice excitent ce sentiment ! mais cette cause n’est pas immédiate et ne frappe pas tout d’abord. Loin de là, ce qui dans la vertu frappe le plus l’imagination des hommes, c’est qu’elle inspire l’amour et l’admiration. Posidonius veut qu’on pose ainsi la question : « Ce qui ne donne à l’âme ni grandeur, ni confiance, ni sécurité, n’est pas un bien ; or les richesses, la santé et autres dons semblables ne procurent aucune de ces trois choses ; donc ce ne sont pas des biens. » Il renforce encore sa proposition de cette manière : « Ce qui, loin de donner de la grandeur, de la confiance, de la sécurité à l’âme, n’engendre au contraire qu’insolence, morgue, présomption, n’est pas un bien ; or les dons du hasard nous portent à tout cela ; donc ce ne sont pas des biens. » – À ce compte, disent nos adversaires, ce ne seront pas même des avantages. – Les avantages ne sont pas de même nature que les biens. Un avantage apporte plus d’utilité que de désagrément ; un bien doit être sans mélange et n’avoir en soi rien de nuisible. Ce qui fait le bien, ce n’est pas d’être plus utile que nuisible, c’est d’être exclusivement utile. D’ailleurs les avantages sont aussi pour les animaux, pour les hommes imparfaits, pour les sots. C’est pourquoi les inconvénients peuvent s’y mêler ; mais on appelle avantage ce qu’on juge tel sous la plupart des rapports. Le bien appartient au sage seul, et ne doit point comporter d’alliage.

Prends courage : il ne te reste plus qu’un nœud à dénouer, mais c’est le nœud d’Hercule[6]. « Une somme de maux ne fait pas un bien : plusieurs pauvretés font une richesse ; donc la richesse n’est pas un bien. » Notre école ne reconnaît pas ce syllogisme : les péripatéticiens qui l’imaginèrent en donnent aussi le mot. Mais, dit Posidonius, ce sophisme rebattu dans toutes les chaires de dialectique est ainsi réfuté par Antipater : « Qui dit pauvreté ne dit pas possession, mais retranchement ou, comme les anciens, privation, orbationem, que les Grecs nomment στέρησιν. On vous appelle pauvre à raison non de ce que vous avez, mais de ce que vous n’avez pas. Des vides multipliés ne rempliront rien : les richesses se composent de plusieurs possessions, et non d’une somme de dénûments. Vous n’entendez pas comme il faut le mot de pauvreté. C’est l’état non de qui a peu, mais de l’homme à qui il manque beaucoup. Il se dit non de ce qu’on possède, mais de ce qu’on n’a pas. » J’exprimerais plus facilement ma pensée s’il existait un mot latin qui eût le sens d’ἀνυπαρξία (non existence), qualification qu’Antipater assigne à la pauvreté. Pour moi, je ne vois pas que la pauvreté soit autre chose que la possession de peu. Nous examinerons, quelque jour que nous serons bien de loisir, ce qui constitue la richesse et la pauvreté. Mais alors aussi nous considérerons s’il ne vaudrait pas mieux l’apprivoiser, cette pauvreté, et ôter à la richesse sa morgue sourcilleuse, que de disputer sur les mots comme si l’on était d’accord sur les choses. Prenons que nous sommes convoqués à une assemblée du peuple. On propose une loi sur l’abolition des richesses : est-ce avec de tels syllogismes que nous comptons la soutenir ou la combattre ? Obtiendrons-nous ainsi que le peuple romain redemande avec enthousiasme cette pauvreté qui fut le fondement et la cause de sa puissance, et qu’il s’alarme de ses richesses ; et qu’il se dise qu’il les a trouvées chez des vaincus ; que par elles la brigue, la vénalité, les séditions ont fait irruption dans la cité la plus pure et la plus tempérante ; que l’on étale avec trop de faste la dépouille des nations ; que ce qu’un peuple a ravi à tous, il est plus facile à tous de le reprendre à un seul[7] ? — Voilà ce qu’il importe plus de démontrer. Exterminons les vices, au lieu de les définir. Parlons, si nous pouvons, avec plus de vigueur, sinon plus nettement.


LETTRE LXXXVII.

16. « On s’envoyait réciproquement des figues ce jour-là pour se souhaiter une douce année » :

Et peragat cœptum dulcis ut annus iter. (Ovide, Fast. I, v. 185.)

17. « Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l’on t’en estime davantage. L’on écarte tout cet attirail qui t’est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n’es qu’un fat. » (La Bruyère , du Mérite personn.)

18. Voir Horace, I, Ép. ii.

On ne le tire pas des veines du Potose. (Boileau, Ép. v.)

19. « Ceux qui volent les particuliers passent leur vie, disait Caton, dans les chaînes et dans les cachots ; les voleurs publics sur l’or et sur la pourpre.» (A.-Gellius, XI, xviii.)

Mal prend aux volereaux de faire les voleurs ;
Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands seigneurs.
(La Fontaine.)

  1. Énéide, VII, 277. Barthélemy.
  2. Voir Lettre CXXIII.
  3. Géorgiq., I, 53.
  4. Texte altéré. Nostra enim actio est: interpolation.
  5. Quia illic et vipera est. autre interpolation.
  6. Autrement dit: le nœud gordien.
  7. Réflexion prophétique