Lettres à M. Malthus sur l’économie politique et la stagnation du commerce/Texte entier

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LETTRES
À M. MALTHUS,
SUR DIFFÉRENS SUJETS
D’ÉCONOMIE POLITIQUE,
NOTAMMENT SUR LES CAUSES DE LA STAGNATION
GÉNÉRALE DU COMMERCE.
Par Jean-Baptiste SAY,
MEMBRE DE PLUSIEURS ACADÉMIES, AUTEUR DU TRAITÉ
D’ÉCONOMIE POLITIQUE.


À PARIS,
CHEZ BOSSANGE, PÈRE ET FILS, LIBRAIRES,
RUE DE TOURNON, n° 6 bis,
À LONDRES, chez Martin BOSSANGE et Compagnie,
Libraires, 14 Great Marlborough street.


1820.

AVERTISSEMENT
DES LIBRAIRES.


M. Malthus, professeur d’économie politique, au collège de la Companie des Indes, s’est placé très haut dans le monde littéraire par son Essai sur la population, qui a été traduit dans toutes les langues de l’Europe. Depuis deux ans il annonce qu’il prépare de nouveaux Principes d’économie politique, considérés par rapport à leurs applications pratiques. Cet ouvrage, qui était attendu avec impatience, a paru à Londres il y a peu de mois. M. J.-B. Say, qui a rendu chez nous de grands services à cette science, et que nous pouvons opposer avec orgueil aux noms les plus célèbres de l’Angleterre, n’a pas attendu qu’on en eût publié une traduction française[1], pour combattre des opinions qui sont en opposition avec les siennes. Cette discussion entre deux hommes qui ont fait leurs preuves, et sur un sujet qui touche maintenant aux intérêts de tous les commerçants du monde, nous a paru devoir fixer l’attention publique, non seulement dans les circonstances où nous sommes, mais dans tous temps. Elle servira de plus à faire connaître l’ouvrage de M. Malthus aux personnes qui ne le possèdent pas.
TABLE.






LETTRES
À M. MALTHUS,
SUR DIFFÉRENS SUJETS
D’ÉCONOMIE POLITIQUE.




LETTRE PREMIÈRE.


Monsieur,


Tous ceux qui cultivent cette belle et nouvelle science de l’économie politique, voudront lire l’ouvrage dont vous venez de l’enrichir. Vous n’êtes point de ces auteurs qui adressent la parole au public sans avoir rien à lui apprendre ; et, lorsqu’à la célébrité de l’écrivain se joint l’importance du sujet, lorsqu’il ne s’agit de rien moins pour les hommes en société que de savoir où sont leurs moyens d’exister et de jouir, on conçoit que la curiosité des lecteurs doit être doublement excitée.

Je n’entreprendrai point, monsieur, de joindre mon suffrage à ceux du public, en faisant remarquer tout ce qu’il y a d’ingénieux à-la-fois et de juste dans votre livre : j’aurais trop à faire. Je n’entreprendrai pas non plus d’entrer en discussion avec vous sur quelques points auxquels vous me semblez attacher une importance qu’ils ne méritent guère : je ne veux ennuyer ici le public ni vous, monsieur, par de lourdes controverses. Mais, je le dis avec douleur, il se rencontre dans votre doctrine quelques principes fondamentaux, qui, s’ils étaient admis sur une autorité aussi imposante que la vôtre, pourraient faire rétrograder une science dont vous êtes si digne d’aider les progrès par vos vastes connaissances et par vos talens.

Et d’abord, ce qui fixe mon attention, parce que tous les intérêts du moment y sont attachés, d’où vient cet encombrement général de tous les marchés de l’univers, où l’on porte incessamment des marchandises qui se vendent à perte ? D’où vient que dans l’intérieur de chaque état, avec un besoin d’action propre à tous les développemens de l’industrie, d’où vient, dis-je, cette difficulté universelle qu’on éprouve à trouver des occupations lucratives ? Et, la cause de cette maladie chronique une fois connue, quels moyens de la faire cesser ? Voilà des questions d’où dépendent le repos et le bonheur des nations. Je n’ai donc pu croire indigne de votre attention et de celle du public éclairé, une discussion qui tend à les éclaircir.

Tous ceux qui depuis Adam Smith se sont occupés d’économie politique, conviennent que nous n’achetons pas, dans la réalité, les objets de notre consommation avec le numéraire, avec l’agent de la circulation, au moyen duquel nous les payons. Il faut qu’auparavant nous ayons acheté ce numéraire lui-même par la vente de nos produits. Pour un entrepreneur de mines, l’argent est un produit dont il achète ce qui lui est nécessaire ; pour tous ceux entre les mains de qui cet argent passe ensuite, il n’est que le prix des produits qu’ils ont créés eux-mêmes par le moyen de leurs fonds de terres, de leurs capitaux, de leur industrie. En les vendant ils échangent d’abord leurs produits contre de l’argent ; ils échangent ensuite cet argent contre des objets de consommation. C’est donc bien réellement avec leurs produits qu’ils font leurs achats ; il leur est donc impossible d’acheter, de quelque objet que ce puisse être, pour une valeur plus considérable que celle qu’ils ont produite, soit par eux-mêmes, soit par le moyen de leurs capitaux et de leurs terres.

De ces prémisses j’avais tiré une conclusion qui me semble évidente, mais dont les conséquences paraissent vous avoir effrayé. J’avais dit : puisque chacun de nous ne peut acheter les produits des autres qu’avec ses propres produits ; puisque la valeur que nous pouvons acheter est égale à la valeur que nous pouvons produire, les hommes achèteront d’autant plus qu’ils produiront davantage. De là cette autre conclusion que vous refusez d’admettre, que si certaines marchandises ne se vendent pas, c’est parce que d’autres ne se produisent pas ; et que c’est la production seule qui ouvre des débouchés aux produits.

Je sais que cette proposition a une physionomie paradoxale qui prévient contre elle ; je sais qu’on doit beaucoup plutôt s’attendre à être soutenu par les préjugés vulgaires, lorsqu’on maintient qu’il n’y a trop de produits que parce que tout le monde se mêle d’en faire ; qu’au lieu de produire toujours, on devrait multiplier les consommations stériles, et manger ses anciens capitaux au lieu d’en accumuler de nouveaux. Cette doctrine en effet a pour elle l’apparence ; elle peut être appuyée par des raisonnemens ; elle peut interpréter les faits en sa faveur. Mais, monsieur, quand Copernic et Galilée enseignèrent pour la première fois que le soleil, quoique nous le voyions chaque matin se lever à l’orient, monter pompeusement au-dessus de nos têtes à midi, et se précipiter le soir vers l’occident, ne bouge cependant pas de sa place, ils avaient aussi contre eux le préjugé universel, l’opinion de l’antiquité, le témoignage des sens : durent-ils néanmoins renoncer aux démonstrations tirées d’une saine physique ? Je vous ferais injure de douter de votre réponse.

Au surplus, quand j’avance que ce sont les produits qui ouvrent un écoulement aux produits ; que les moyens de l’industrie, quels qu’ils soient, abandonnés à eux-mêmes, se portent toujours vers les objets les plus nécessaires aux nations, et que ces objets nécessaires créent à-la-fois, et de nouvelles populations, et de nouvelles jouissances pour ces populations, toutes les apparences ne sont pas contre moi. Reportons-nous seulement à deux cents ans en arrière, et supposons qu’un négociant eût conduit, sur l’emplacement où s’élèvent maintenant les villes de New-York et de Philadelphie, une riche cargaison : l’aurait-il vendue ? Supposons que, sans tomber victime des naturels, il fût parvenu à y fonder un établissement d’agriculture ou de manufacture : y aurait-il vendu un seul de ses produits ? non, sans doute. Il aurait fallu qu’il les consommât tous lui-même. Pourquoi voyons-nous le contraire aujourd’hui ? Pourquoi, lorsqu’on porte, lorsqu’on fabrique une marchandise à Philadelphie, à New-York, est-on assuré de la vendre au cours ? Il me paraît évident que c’est parce que les cultivateurs, les négocians, et même à-présent les manufacturiers de New-York, de Philadelphie, et des provinces environnantes, y font naître, y font arriver des produits au moyen desquels ils acquièrent ceux qu’on leur offre d’un autre côté.

Ce qui est vrai d’un état nouveau, dira-t-on, ne l’est pas d’un état ancien. Il y avait en Amérique de la place pour de nouveaux producteurs et de nouveaux consommateurs ; mais dans un pays où il y a déja plus de producteurs qu’il n’en faut, ce sont des consommateurs seuls qui sont nécessaires. Permettez-moi de répondre que les seuls vrais consommateurs sont ceux qui produisent de leur côté, parce que seuls ils peuvent acheter les produits des autres ; et que les consommateurs stériles ne peuvent rien acheter, si ce n’est au moyen des valeurs créées par les producteurs.

Il est probable que, dès le temps de la reine Élisabeth, où l’Angleterre n’avait pas la moitié de la population qu’elle renferme aujourd’hui, on trouvait déja qu’elle avait plus de bras que d’ouvrage ; je n’en veux pour preuve que cette loi même faite alors en faveur des pauvres et dont les suites sont une des plaies de l’Angleterre. Son principal objet est de fournir de l’ouvrage aux malheureux qui ne trouvent pas d’emploi. Ils n’avaient pas d’emploi dans un pays qui depuis a pu en fournir à une quantité d’ouvriers double ou triple ! D’où vient, monsieur, d’où vient, quelque fâcheuse que soit la position de la Grande-Bretagne, y vend-on maintenant beaucoup plus d’objets divers qu’au temps d’Élisabeth ? À quoi cela peut-il tenir, si ce n’est à ce qu’on y produit davantage ? L’un produit une chose qu’il échange avec une autre produite par son voisin. Ayant plus de quoi s’entretenir, la population s’est accrue ; et, malgré cela, tout le monde a été mieux pourvu. C’est la faculté de produire qui fait la différence d’un pays à un désert ; et un pays est d’autant plus avancé, d’autant plus peuplé, d’autant mieux approvisionné, qu’il produit davantage.

Cette observation, qui saute aux yeux, n’est probablement pas récusée par vous ; mais vous blâmez les conséquences que j’en tire. J’ai avancé que, s’il y a un engorgement, une surabondance de plusieurs sortes de marchandises, c’est parce que d’autres marchandises ne sont pas produites en quantité suffisante pour pouvoir être échangées avec les premières ; que si leurs producteurs pouvaient en faire davantage, pouvaient en faire d’autres, les premières alors trouveraient l’écoulement qui leur manque ; en un mot, qu’il n’y a trop de produits en certains genres, que parce qu’il n’y en a pas assez dans d’autres ; et vous prétendez qu’il peut y avoir une quantité surabondante dans tous les genres à-la-fois ; et vous citez aussi des faits en votre faveur. Déja M. de Sismondi s’était élevé contre ma doctrine ; et je suis bien aise de rapporter ici ses plus fortes expressions, afin de ne vous priver, monsieur, d’aucuns de vos avantages, et pour que mes réponses servent à tous deux.

« L’Europe, dit cet ingénieux auteur, est arrivée au point d’avoir, dans toutes ses parties, une industrie et une fabrication supérieures à ses besoins… » Il ajoute que l’encombrement qui en résulte commence à gagner le reste du monde. « Que l’on parcoure les rapports du commerce, les journaux, les récits des voyageurs ; par-tout on verra les preuves de cette surabondance de production qui passe la consommation, de cette fabrication qui se proportionne, non point à la demande, mais aux capitaux qu’on veut employer ; de cette activité des marchands qui les porte à se jeter en foule dans chaque nouveau débouché, et qui les expose tour-à-tour à des pertes ruineuses dans chaque commerce dont ils attendaient des profits. Nous avons vu les marchandises de tout genre, mais sur-tout celles de l’Angleterre, la grande puissance manufacturière, abonder sur tous les marchés de l’Italie, dans une proportion tellement supérieure aux demandes, que les marchands, pour rentrer dans une partie de leurs fonds, ont été obligés de les céder avec un quart ou un tiers de perte, au lieu de bénéfice. Le torrent du commerce, repoussé de l’Italie, s’est jeté sur l’Allemagne, sur la Russie, sur le Brésil, et y a bientôt rencontré les mêmes obstacles.

« Les derniers journaux nous annoncent des pertes semblables dans de nouveaux pays. Au mois d’août 1818, on se plaignait, au cap de Bonne-Espérance, que tous les magasins étaient remplis de marchandises européennes, qu’on offrait à plus bas prix qu’en Europe, sans pouvoir les vendre. Au mois de juin, à Calcutta, les plaintes du commerce étaient de même nature. On avait vu d’abord un phénomène étrange, l’Angleterre envoyant dans l’Inde des tissus de coton, et réussissant par conséquent à travailler à meilleur marché que les habitans demi-nus de l’Indoustan, en réduisant ses ouvriers à une existence plus misérable encore ! Mais cette direction bizarre donnée au commerce n’a pas duré long-temps ; aujourd’hui les produits anglais sont à meilleur marché aux Indes qu’en Angleterre même. Au mois de mai, on était obligé de réexporter de la Nouvelle-Hollande les marchandises européennes qu’on y avait portées en trop grande abondance. Buenos-Ayres, la Nouvelle-Grenade, le Chili, regorgent de même déja de marchandises.

« Le voyage de M. Fearon dans les États-Unis, terminé seulement au printemps de 1818, présente d’une manière plus frappante encore ce spectacle. D’une extrémité à l’autre de ce vaste continent si prospérant, il n’y a pas une ville, pas une bourgade, où la quantité de marchandises offertes en vente ne soit infiniment supérieure aux moyens des acheteurs, quoique les marchands s’efforcent de les séduire par de très-longs crédits et des facilités de tous genres pour les paiemens qu’ils reçoivent à terme et en denrées de toute espèce.

« Aucun fait ne se présente à nous, eh plus de lieux, sous plus de faces, que la disproportion des moyens de consommation avec ceux de production, que l’impossibilité où sont les producteurs de renoncer à une industrie parce qu’elle décline, et que la certitude que leurs rangs ne sont jamais éclaircis que par des faillites. Comment se fait-il que des philosophes ne veuillent pas voir ce qui de toutes parts saute aux yeux du vulgaire ?

« L’erreur dans laquelle ils sont tombés tient tout entière à ce faux principe, c’est que la production est la même chose que le revenu. M. Ricardo, d’après M. Say, le répète et l’affirme : « M. Say a prouvé de la manière la plus satisfaisante, dit-il, qu’il n’y a point de capital, quelque considérable qu’il soit, qui ne puisse être employé, parce que la demande des produits n’est bornée que par la production. Personne ne produit que dans l’intention de consommer ou de vendre la chose produite ; et l’on ne vend jamais que pour racheter quelque autre produit qui puisse être d’une utilité immédiate, ou contribuer à la production à venir. Le producteur devient donc consommateur de ses propres produits, ou acheteur et consommateur des produits de quelque autre personne. » Avec ce principe, continue M. de Sismondi, il devient absolument impossible de comprendre ou d’expliquer le fait le plus démontré de tous dans l’histoire du commerce, c’est l’engorgement des marchés[2]. »

Je ferai d’abord observer aux personnes à qui les faits dont M. de Sismondi s’afflige avec raison paraîtraient concluans, qu’ils sont concluans en effet, mais qu’ils le sont contre lui-même. Il y a trop de marchandises anglaises offertes en Italie et ailleurs, parce qu’il n’y a pas assez de marchandises italiennes qui puissent convenir à l’Angleterre. Un pays n’achète que ce qu’il peut payer ; car, s’il ne payait pas, on se lasserait bien vite de lui vendre. Or, avec quoi les Italiens paient-ils les Anglais ? Avec des huiles, avec des soies, avec des raisins secs ; et, passé ces articles-là et quelques autres, s’ils voulaient acquérir plus de produits anglais, avec quoi les paieraient-ils ? avec de l’argent ! mais il faudrait acquérir l’argent lui-même dont ils paieraient les produits anglais. Vous voyez bien, monsieur, que pour acquérir des produits, il faut qu’une nation, comme un particulier, ait recours à ses propres productions.

On dit que les Anglais vendent à perte dans les lieux qu’ils inondent de leurs marchandises. Je le crois bien : ils multiplient la marchandise offerte, ce qui l’avilit ; et ils ne demandent, autant qu’ils peuvent, que de l’argent, ce qui le rend plus rare, plus précieux par conséquent. Devenu plus précieux, on le donne en moins grande quantité dans chaque échange ; voilà pourquoi l’on est obligé de vendre à perte. Mais supposez pour un instant que les Italiens eussent plus de capitaux, qu’ils tirassent un meilleur parti de leurs terres et de leurs facultés industrielles, qu’ils produisissent davantage, en un mot ; et supposez en même-temps que les lois anglaises, au lieu d’avoir été modelées d’après les absurdités de la balance du commerce, eussent admis à des conditions modérées tout ce que les Italiens auraient été capables de fournir en paiement des produits anglais, pouvez-vous douter qu’alors les marchandises anglaises qui encombrent les ports d’Italie, et bien d’autres marchandises encore, ne trouvassent facilement à se placer ?

Le Brésil, pays vaste et favorisé de la nature, pourrait absorber cent fois les marchandises anglaises qui s’y engorgent et ne s’y vendent pas ; mais il faudrait que le Brésil produisît tout ce qu’il peut produire ; et comment ce pauvre Brésil y réussirait-il ? Tous les efforts des citoyens y sont paralysés par l’administration. Une branche d’industrie promet-elle des bénéfices, le pouvoir s’en empare et la tue. Quelqu’un trouve-t-il une pierre précieuse, on la lui prend. Le bel encouragement pour en chercher d’autres, et s’en servir à acheter les marchandises d’Europe !

De son côté, le gouvernement anglais repoussé, par le moyen de ses douanes et de ses droits d’entrée, les produits que les Anglais pourraient rapporter de leurs échanges avec l’étranger, même les denrées alimentaires dont leurs fabriques ont tant de besoin ; et cela parce qu’il faut que les fermiers anglais puissent vendre leurs blés au-dessus de quatre-vingts shillings le quarter, afin d’être en état d’acquitter des contributions exagérées. Toutes ces nations se plaignent d’un état de souffrance où elles se sont mises par leur propre faute. Je crois voir des malades qui se fâchent contre leurs maux, et qui ne veulent par se corriger des excès qui en sont la première cause.

Je sais qu’on ne déracine pas un chêne aussi facilement qu’on arrache une mauvaise herbe ; je sais qu’on ne renverse pas de vieilles barrières, toutes pourries qu’elles sont, lorsqu’elles se trouvent appuyées par les immondices qui se sont amoncelées sous leur abri ; je sais que certains gouvernemens, corrompus et corrupteurs, ont besoin des monopoles et de l’argent des douanes, pour payer le vote des honorables majorités qui prétendent représenter les nations ; je ne suis point assez injuste pour vouloir que l’on gouverne dans le sens de l’intérêt général, afin d’obtenir toutes les voix sans les payer… mais en même temps pourquoi serais-je surpris que tant de systèmes vicieux aient des suites déplorables ?

Vous conviendrez aisément avec moi, monsieur, du moins je le présume, du mal que se font mutuellement les nations par leurs jalousies, par l’intérêt sordide ou par l’impéritie de ceux qui se donnent pour leurs organes ; mais vous soutenez que, même en leur supposant de plus libérales institutions, les marchandises produites peuvent excéder les besoins des consommateurs. Hé bien, monsieur, je consens à me défendre sur ce terrain. Laissons de côté la guerre que les nations se font avec leurs douaniers ; considérons chaque peuple dans ses relations avec lui-même ; et sachons une fois pour toutes, si l’on est hors d’état de consommer ce qu’on est en état de produire.

« M. Say, M. Mill, et M. Ricardo, dites-vous, les principaux auteurs de la nouvelle doctrine des profits, me paraissent être tombés dans des erreurs fondamentales à ce sujet. En premier lieu, ils ont considéré les marchandises comme si elles étaient des signes algébriques au lieu d’être des articles de consommation, qui nécessairement doivent se rapporter au nombre des consommateurs et à la nature de leurs besoins[3]. »

Je ne sais, monsieur, au moins pour ce qui me concerne, sur quoi vous fondez cette accusation. J’ai reproduit sous toutes les formes cette idée, que la valeur des choses (seule qualité qui en fasse des richesses) est fondée sur leur utilité, sur l’aptitude qu’elles ont pour satisfaire nos besoins. « Le besoin qu’on a des choses, ai-je dit[4], dépend de la nature physique et morale de l’homme, du climat qu’il habite, des mœurs et de la législation de son pays. Il a des besoins du corps, des besoins de l’esprit et de l’ame, des besoins pour lui-même, d’autres pour sa famille, d’autres encore comme membre de la société. Une peau d’ours et un renne sont des objets de première nécessité pour un Lapon ; tandis que le nom même en est inconnu au lazzarone de Naples. Celui-ci, de son côté, peut se passer de tout pourvu qu’il ait du macaroni. De même les cours de judicature, en Europe, sont considérées comme un des plus forts liens du corps social ; tandis que les indigènes de l’Amérique, les Arabes, les Tartares, s’en passent fort bien…

« De des besoins les uns sont satisfaits par l’usage que nous faisons de certaines choses que la nature nous fournit gratuitement, telles que l’air, l’eau, la lumière du soleil. Nous pouvons nommer ces choses des richesses naturelles, parce que la nature seule en fait les frais. Comme elle les DONNE indifféremment à TOUS, personne n’est obligé de les acquérir au prix d’un sacrifice quelconque. Elles n’ont donc point de valeur échangeable.

« D’autres besoins ne peuvent être satisfaits que par l’usage que nous faisons de certaines choses auxquelles on n’a pu donner l’utilité qu’elles ont, sans leur avoir fait subir une modification, sans avoir opéré un changement dans leur état ; sans avoir, pour cet effet, surmonté une difficulté quelconque. Tels sont les biens que nous n’obtenons que par les procédés de l’agriculture, du commerce ou des arts. Ce sont les seuls qui aient une valeur échangeable. La raison en est évidente : ils sont par le fait seul de leur production, le résultat d’un échange dans lequel le producteur a donné ses services productifs pour recevoir ce produit. On ne peut dès-lors les obtenir de lui qu’en vertu d’un autre échange, en lui donnant un autre produit qu’il puisse estimer autant que le sien.

« Ces choses peuvent être nommées richesses sociales, parce qu’aucun échange n’est possible sans qu’il y ait une relation sociale, et parce que c’est seulement dans l’état de société, que le droit de posséder exclusivement ce qu’on a obtenu par la production ou par l’échange, peut être garanti. »

J’ajoute : « Observons en même temps que les richesses sociales sont, en tant que richesses, les seules qui puissent devenir l’objet d’une étude scientifique, 1o parce que ce sont les seules qui soient appréciables, ou du moins les seules dont l’appréciation ne soit pas arbitraire ; 2o parce qu’elles seules se forment, se distribuent, et se détruisent suivant des lois que nous puissions assigner. »

Est-ce là considérer les produits comme des signes algébriques, en faisant abstraction du nombre des consommateurs et de la nature de leurs besoins ? Cette doctrine n’établit-elle pas, au contraire, que nos besoins seuls nous engagent à faire les sacrifices au moyen desquels nous obtenons les produits ? Ces sacrifices sont le prix que nous payons pour les avoir ; vous appelez, d’après Smith, ces sacrifices, du nom de travail (labour), expression insuffisante, car ils comprennent le concours des terres et des capitaux. Je les nomme services productifs. Ils ont par-tout un prix courant. Lorsque ce prix excède la valeur de la chose produite, il en résulte un échange désavantageux, dans lequel on a consommé plus de valeur qu’on n’en a créé. Lorsqu’on a créé un produit qui vaut les services, les services sont payés par le produit, dont la valeur, se distribuant entre les producteurs, forme leurs revenus. Vous voyez bien que ces revenus n’existent qu’autant que le produit a une valeur échangeable, et qu’il ne peut avoir une telle valeur qu’en vertu du besoin qu’on en a dans l’état actuel de la société. Je ne fais donc pas abstraction de ce besoin, et je ne lui donne pas une appréciation arbitraire : je le prends pour ce qu’il est, pour ce que les consommateurs veulent qu’il soit. J’aurais pu vous citer au besoin la totalité de mon Liv. III, qui détaille les différentes manières de consommer, leurs motifs et leurs résultats ; mais je ne veux point abuser de votre attention, ni de vos momens : avançons.

Vous dites : « Il n’est nullement vrai, en fait, que les marchandises s’échangent toujours contre des marchandises. La plus forte partie des marchandises est directement échangée contre du travail, productif ou non-productif ; et il est évident que cette masse de marchandises tout entière, comte parée au travail contre lequel elle doit être échangée, peut tomber de valeur par sa surabondance, tout aussi bien qu’une seule marchandise en particulier peut, par sa surabondance, tomber de valeur par rapport au travail ou à la monnaie[5]. »

Permettez-moi de remarquer, en premier lieu, que je n’ai pas dit que les marchandises (comodities) s’échangeassent toujours contre des marchandises, mais bien que les produits ne s’achètent qu’avec des produits.

En second lieu, que ceux-mêmes qui admettraient cette expression de marchandises pourraient vous répondre que, lorsqu’on donne des marchandises pour payer du travail, on échange en réalité ces marchandises contre d’autres marchandises, c’est-à-dire contre celles qui résultent du travail qu’on a acheté. Mais cette réponse est insuffisante pour ceux qui embrassent d’une vue plus étendue et plus complète, le phénomène de la production de nos richesses. Permettez-moi de le remettre sous vos yeux par une image frappante. Le public qui nous juge, y trouvera, j’espère, de grandes facilités pour bien saisir la valeur de vos objections et de mes réponses.

Pour voir agir l’industrie, les capitaux et les terres dans l’œuvre de la production, je les personnifie ; et je découvre que chacun de ces personnages vend ses services, que j’appelle services productifs, à un entrepreneur qui est un commerçant, un manufacturier, ou bien un fermier. Cet entrepreneur, ayant acheté les services d’un fonds de terre, en payant un loyer à un propriétaire foncier ; les services d’un capital, en payant un intérêt à un capitaliste ; et ayant acheté des services industriels à des ouvriers, à des commis, à des agens quelconques, en leur payant un salaire, consomme tous ces services productifs, les anéantit ; et de cette consommation sort un produit qui a une valeur.

La valeur du produit, pourvu qu’elle soit égale aux frais de production, c’est-à-dire au prix qu’il a fallu avancer pour tous les services productifs, suffit pour payer les profits de tous ceux qui ont concouru, directement ou indirectement, à cette production. Le profit de l’entrepreneur au compte duquel l’opération a été faite, en faisant abstraction de l’intérêt du capital qu’il peut y avoir employé, représente le salaire de son temps et de son talent, c’est-à-dire ses propres services productifs à lui-même. Si sa capacité a été grande et ses calculs bien faits, son profit est considérable. Si, au lieu de talent, il a mis de l’impéritie dans son affaire, il a pu ne rien gagner, il a pu perdre. C’est l’entrepreneur que tous les risques atteignent ; mais c’est lui, par contre, qui profite de toutes les chances favorables.

Tous les produits qui frappent journellement nos yeux, tous ceux que notre imagination peut concevoir, ont été formés par des opérations qui, toutes, rentrent dans celles que je viens d’indiquer, mais combinées d’une infinité de manières différentes. Ce que des entrepreneurs font d’un côté pour un produit, d’autres le font d’un autre côté pour d’autres produits. Or, ce sont ces divers produits qui s’échangeant entre eux, offrent réciproquement un débouché l’un à l’autre. Le besoin plus ou moins grand qu’on a d’un de ces produits comparé aux autres, détermine à donner pour l’avoir un prix plus ou moins grand ; c’est-à-dire une quantité plus ou moins grande de tout autre produit. Le numéraire n’est là-dedans qu’un agent passager qui, une fois l’échange complété n’y est plus de rien, et court s’employer à d’autres échanges.

C’est avec le fermage, les intérêts, les salaires, qui forment les profits résultant de cette production, que les producteurs achètent les objets de leur consommation. Les producteurs sont en même temps consommateurs ; et la nature de leurs besoins, influant à différens degrés sur la demande des différens produits, favorise toujours, quand la liberté existe, la production la plus nécessaire ; parce qu’étant la plus demandée, c’est dès-lors celle qui donne à ses entrepreneurs le plus de profits.

J’ai dit que pour mieux voir comment l’industrie, les capitaux et les terres agissent dans les opérations productives, je les personnifiais et les observais dans les services qu’ils rendent. Mais ce n’est point ici une fiction gratuite : ce sont des faits. L’industrie est représentée par les industrieux de tous les ordres ; les capitaux, par les capitalistes ; et les terres, par leurs propriétaires. Ce sont ces trois ordres de personnes qui vendent l’action productive de leur instrument, et qui stipulent ses intérêts. On peut blâmer mes expressions ; mais alors il faut en présenter de meilleures, car on ne peut nier que les choses se passent ainsi que je l’ai dit. J’ai peint des faits. On peut critiquer la manière du peintre ; mais qu’on ne se flatte pas d’ébranler les faits : ils sont là, et sauront se défendre.

Reprenons maintenant votre accusation. Vous dites, monsieur, que beaucoup de marchandises doivent être achetées avec du travail ; et moi je vais plus loin que vous-même : je dis qu’elles doivent toutes être achetées ainsi, en étendant cette expression de travail au service que rendent les capitaux et les terres[6]. Je dis qu’elles ne peuvent être achetées qu’ainsi ; que c’est toujours par de tels services qu’on donne de l’utilité et de la valeur aux choses ; et qu’ensuite deux partis se présentent à nous : celui de consommer nous-mêmes l’utilité et par conséquent la valeur que nous avons produite ; ou bien de nous en servir pour acheter l’utilité et la valeur produites par d’autres ; que dans les deux cas nous achetons des marchandises avec des services productifs, et que nous pouvons en acheter d’autant plus que nous mettons dehors plus de services productifs.

Vous prétendez qu’il n’y a point de produits immatériels[7] : Hé, monsieur, originairement il n’y en a point d’autres. Un champ lui-même ne fournit à la production que son service, qui est un produit immatériel. Il sert comme un creuset dans lequel vous mettez du minerai, et d’où il sort du métal et des scories. Y a-t-il quelques parcelles du creuset dans ces produits ? Non ; le creuset sert à une nouvelle opération productive. Y a-t-il quelques portions du champ dans la moisson qui en est sortie ? Je réponds de même, non ; car si un fonds de terre s’usait, il finirait, au bout d’un certain nombre d’années, par être consommé tout entier ; un fonds de terre ne rend que ce qu’on y met, mais le rend après une élaboration que j’appelle le service productif du champ. On pourra me chicaner sur le mot ; je ne crains pas les chicanes que l’on pourrait me faire sur la chose, parce que la chose est, qu’elle sera, et que par-tout où l’on étudiera l’économie politique, on reconnaîtra le fait, quel que soit le nom qu’on juge à propos de lui donner.

Le service que rend un capital dans une entreprise quelconque, commerciale, agricole, ou manufacturière, est, de même, un produit immatériel. Celui qui consomme improductivement un capital, détruit le capital lui-même ; celui qui le consomme reproductivement, consomme le capital matériel, et, de plus, le service de ce capital, qui est un produit immatériel. Lorsqu’un teinturier met pour mille francs d’indigo dans sa chaudière, il consomme pour mille francs d’indigo, produit matériel ; et, de plus, il consomme le temps de ce capital, son intérêt. La teinture qu’il en retire lui rend la valeur du capital matériel qu’il a employé, et, de plus, la valeur du service immatériel de ce même capital.

Le service de l’ouvrier est encore un produit immatériel. L’ouvrier sort de sa manufacture, le soir, avec ses dix doigts, comme il y est entré le matin. Il n’a rien laissé de matériel dans ses ateliers. C’est donc un service immatériel qu’il a fourni à l’opération productive. Ce service est le produit journalier, annuel, d’un fonds que j’appelle ses facultés industrielles, et qui compose sa richesse : pauvre richesse ! sur-tout en Angleterre ; et j’en sais la raison.

Tout cela forme des produits immatériels que l’on appellera comme on voudra, et qui n’en seront pas moins des produits immatériels qui s’échangeront entre eux, qui s’échangeront contre des produits matériels, et qui, dans tous ces échanges, chercheront leur prix-courant fondé, comme tous les prix courans du monde, sur la proportion entre l’offre et la demande.

Tous ces services de l’industrie, des capitaux et des terres, qui sont des produits indépendans de toute matière, forment les revenus de tous tant que nous sommes… Quoi ! tous nos revenus sont immatériels !!! — Oui, monsieur, TOUS : autrement il faudrait que la masse des matières qui composent le globe, augmentât chaque année ; il le faudrait pour que chaque année nous eussions de nouveaux revenus matériels. Nous ne créons, nous ne détruisons pas un seul atôme. Nous nous bornons à en changer les combinaisons ; et tout ce que nous y mettons est immatériel ; c’est de la VALEUR ; et c’est cette valeur, immatérielle aussi, que nous consommons journellement, annuellement, et qui nous fait vivre ; car la consommation est un changement de forme donnée à la matière, ou, si vous aimez mieux, un dérangement de forme, comme la production en est l’arrangement. Si vous trouvez une physionomie de paradoxe à toutes ces propositions, voyez les choses qu’elles expriment, et j’ose croire qu’elles vous paraîtront fort simples et fort raisonnables.

Sans cette analyse, je vous défie d’expliquer la totalité des faits ; d’expliquer, par exemple, Comment le même capital est consommé deux fois : productivement par un entrepreneur, et improductivement par son ouvrier. Au moyen de l’analyse qui précède, on s’aperçoit que l’ouvrier apporte sa peine, fruit de sa capacité ; il la vend à l’entrepreneur, rapporte chez lui son salaire qui forme son revenu, et le consomme improductivement. De son côté l’entrepreneur, qui a acheté le travail de l’ouvrier en y consacrant une part de son capital, le consomme reproductivement, de même que le teinturier consomme reproductivement l’indigo qu’il a jeté dans sa chaudière. Ces valeurs, ayant été détruites reproductivement, reparaissent dans le produit qui sort des mains de l’entrepreneur. Ce n’est point le capital de l’entrepreneur qui forme le revenu de l’ouvrier, ainsi que le prétend M. de Sismondi. C’est dans les ateliers, et non dans le ménage de l’ouvrier, que se consomme le capital de l’entrepreneur. La valeur consommée chez l’ouvrier a une autre source : elle est le produit de ses facultés industrielles. L’entrepreneur consacre à l’achat de ce travail une partie de son capital. L’ayant acheté, il le consomme ; et l’ouvrier consomme de son côté la valeur qu’il a obtenue en échange de son travail. Par-tout où il y a échange, il y a deux valeurs créées et troquées l’une contre l’autre ; et par-tout où il y a deux valeurs créées, il peut y avoir, et il y a en effet, deux consommations[8].

Il en est de même du service productif rendu par le capital. Le capitaliste qui le prête, vend le service, le travail de son instrument ; le prix journalier ou annuel qu’un entrepreneur lui en paie, se nomme intérêt. Les deux termes de l’échange sont, d’une part, le service du capital, et d’une autre part l’intérêt. L’entrepreneur, en même temps qu’il consomme reproductivement le capital, consomme reproductivement aussi le service du capital. De son côté le prêteur, qui a vendu le service du capital, en consomme improductivement l’intérêt, qui est une valeur matérielle donnée en échange du service immatériel du capital. Faut-il s’étonner qu’il y ait double consommation, celle de l’entrepreneur pour faire ses produits, et celle du capitaliste pour satisfaire ses besoins, puisqu’il y a les deux termes d’un échange, deux valeurs sorties de deux fonds différens, troquées, et consommables l’une et l’autre ?

Vous dites, monsieur, que la distinction du travail productif et du travail improductif, est la pierre angulaire de l’ouvrage d’Adam Smith ; que c’est le renverser de fond en comble que de reconnaître, ainsi que je le fais, comme productifs, des travaux qui ne sont fixés dans aucun objet matériel[9]. Non, monsieur, ce n’est point là la pierre angulaire de l’ouvrage de Smith, puisque, cette pierre ébranlée, l’édifice est imparfait sans être moins solide ; ce qui soutiendra éternellement cet excellent livre, c’est qu’on y proclame à toutes les pages que la valeur échangeable des choses est le fondement de toute richesse. C’est depuis lors que l’économie politique est devenue une science positive ; car le prix courant de chaque chose est une quantité déterminée dont on peut analyser les élémens, assigner les causes, étudier les rapports, et prévoir les vicissitudes. En écartant de la définition des richesses ce caractère essentiel, permettez-moi de vous le dire, monsieur, on replonge la science dans le vague ; on la fait reculer.

Loin d’ébranler les célèbres Recherches sur la richesse des nations, je les appuie dans ce qu’elles ont d’essentiel ; mais, en même temps, je crois qu’Adam Smith a méconnu des valeurs échangeables très-réelles, en méconnaissant celles qui sont attachées à des services productifs qui ne laissent aucune trace parce qu’on les consomme en totalité ; je crois qu’il a méconnu des services très-réels également, qui même laissent des traces dans des produits matériels : tels sont les services des capitaux, consommés indépendamment de la consommation du capital lui-même ; je crois qu’il s’est jeté dans des obscurités infinies, faute d’avoir distingué, pendant la production, la consommation des services industriels d’un entrepreneur, des services de son capital ; distinction tellement réelle cependant, qu’il n’est presque pas de société de commerce qui ne contienne des clauses qu’il faut y rapporter.

Je révère Adam Smith : il est mon maître. Lorsque je fis les premiers pas dans l’économie politique, et lorsque, chancelant encore, poussé d’un côté par les docteurs de la balance du commerce, et de l’autre par les docteurs du produit net, je bronchais à chaque pas, il me montra la bonne route. Appuyé sur sa Richesse des nations, qui nous découvre en même temps la richesse de son génie, j’appris à marcher seul. Maintenant je ne suis plus d’aucune école, et ne partagerai pas le ridicule des révérends pères jésuites qui traduisirent, avec des commentaires, les élémens de Newton. Ils sentaient que les lois de la physique ne cadraient pas très-bien avec celles de Loyola ; aussi eurent-ils soin de prévenir le public dans un avertissement que, quoiqu’en apparence ils eussent démontré le mouvement de la terre pour compléter le développement de la physique céleste, ils prévenaient qu’ils n’en demeuraient pas moins soumis aux décrets du pape qui n’admettait pas ce mouvement. Je ne suis soumis qu’aux décrets de l’éternelle raison, et ne crains pas de le dire : Adam Smith n’a pas embrassé l’ensemble du phénomène de la production et de la consommation des richesses ; mais il a tant fait, que nous devons être pénétrés pour lui de reconnaissance. Grâce à lui, la plus vague, la plus obscure des sciences, deviendra bientôt la plus précise, et celle de toutes qui laissera le moins de faits inexpliqués.

Représentons-nous donc les producteurs, (et par ce nom je désigne aussi bien les possesseurs des capitaux et des fonds de terre, que les possesseurs des facultés industrielles) représentons-nous-les s’avançant au-devant les uns des autres avec leurs services productifs, ou l’utilité qui en est résultée, (qualité immatérielle). Cette utilité, c’est leur produit. Tantôt il est fixé dans un objet matériel, qui se transmet avec le produit immatériel, mais qui, en lui-même, n’est d’aucune importance, n’est rien, en économie politique ; car de la matière dépourvue de valeur, n’est pas de la richesse. Tantôt il se transmet, se vend par l’un, et s’achète par l’autre, sans être fixé dans aucune matière : c’est le conseil du médecin, celui de l’avocat, le service du militaire, du fonctionnaire public. Tous échangent l’utilité qu’ils produisent contre celle qui est produite par d’autres ; et, dans tous ceux de ces échanges qui sont livrés à une libre concurrence, selon que l’utilité offerte par Paul, est plus ou moins demandée que l’utilité offerte par Jacques, elle se vend plus ou moins cher, c’est-à-dire qu’elle obtient en échange plus ou moins de l’utilité produite par ce dernier. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’influence de la quantité demandée et de la quantité offerte[10].

Ceci, monsieur, n’est point une doctrine faite après coup pour la circonstance ; elle est consignée en différens endroits de mon Traité d’économie politique[11] ; et, au moyen de mon Épitôme, sa concordance avec tous les autres principes de la science et avec tous les faits qui lui servent de base, est solidement établie. Elle est déja professée dans plusieurs parties de l’Europe ; mais je désire ardemment qu’elle entraîne votre conviction et vous paraisse mériter de s’introduire dans la chaire que vous remplissez avec tant d’éclat.

Après ces éclaircissemens nécessaires, vous ne m’accuserez point de vaines subtilités si je m’appuie sur des lois que j’ai montrées être fondées sur la nature des choses et sur les faits qui en découlent.

Les marchandises, dites-vous, ne s’échangent pas seulement contre des marchandises : elles s’échangent aussi contre du travail. Si ce travail est un produit que les uns vendent, que les autres achètent, et que ces derniers consomment, il m’en coûtera peu de l’appeler une marchandise, et il ne vous en coûtera pas beaucoup plus d’assimiler les autres marchandises à celle-là, car elles sont des produits aussi. Les confondant alors les unes et les autres sous le nom générique de produits, vous pourrez convenir peut-être qu’on n’achète des produits qu’avec des produits.


LETTRE DEUXIÈME.


Monsieur,


Je crois avoir prouvé dans ma première lettre, que les produits ne peuvent s’acheter que par des produits ; je ne vois donc point encore de motif d’abandonner la doctrine, que c’est la production qui ouvre des débouchés à la production. Il est vrai que j’ai regardé comme des produits, tous les services qui sortent de nos capacités personnelles, de nos capitaux, de nos fonds de terre ; ce qui m’a obligé d’esquisser de nouveau et en d’autres termes, la doctrine de la production que Smith évidemment n’a pas conçue, et n’a pas décrite en son entier.

Cependant, monsieur, je sens en relisant la 3e section de votre chapitre vii[12], qu’il est encore un point dont vous ne voudrez point convenir avec moi. Vous m’accorderez peut-être que l’on n’achète tes produits qu’avec d’autres produits ; mais vous persisterez à soutenir que les hommes peuvent, de tous les produits ensemble, créer une quantité supérieure à leurs besoins, et qu’une partie, en conséquence, de ces produits, peut ne pas trouver d’emploi ; qu’il peut y avoir surabondance et engorgement dans tous les genres à-la-fois. Pour présenter votre objection dans toute sa force, je la transformerai en une image sensible, et je dirai : M. Malthus conviendra volontiers, que cent sacs de blé achètent cent pièces d’étoffe dans une société qui a besoin, pour se vêtir et se nourrir, de cette quantité d’étoffe et de cette quantité de blé ; mais si la même société vient à produire deux cents sacs de blé et deux cents pièces d’étoffe, ces deux marchandises auront beau pouvoir s’échanger l’une contre l’autre, il soutiendra qu’une partie d’entre elles, pourra ne pas trouver d’acheteurs. Il faut donc, monsieur, que je prouve en premier lieu que, quelle que soit la quantité produite et la dépression des prix qui en résulte, une quantité produite en un genre suffit toujours pour mettre ses auteurs en état d’acquérir la quantité produite en un autre genre ; et, après avoir prouvé que la possibilité d’acquérir existe, je devrai chercher comment des produits qui surabondent, fout naître les besoins de les consommer.

L’entrepreneur qui produit du blé, ou le fermier, après avoir acheté les services productifs du fonds de terre et du fonds capital qu’il occupe, après avoir acheté les services productifs de ses serviteurs, et y avoir ajouté ses propres travaux, a consommé toutes ces valeurs pour en faire des sacs de blé ; et chaque sac, ses propres travaux, c’est-à-dire ses bénéfices, compris, lui revient par supposition à 30 francs. De son côté l’entrepreneur qui produit des étoffes de lin, de laine ou de coton, peu m’importe, le fabricant, en un mot, après avoir consommé de même les services de son capital, les services de ses ouvriers et les siens, a fait des pièces d’étoffes dont chacune lui revient à 30 francs également. Si même vous me permettez d’arriver d’un saut au centre de la question, je vous avouerai que mon marchand d’étoffes représente, dans ma pensée, les producteurs de tous les produits manufacturés ; et que mon marchand de blé représente tous les producteurs de denrées alimentaires et de produits bruts. Il s’agit de savoir si leurs deux produits, en quelque quantité qu’on les multiplie, et quelle que soit la dépression qui en résultera dans les prix, pourront être achetés en totalité par leurs producteurs, qui sont en même temps leurs consommateurs ; et comment les besoins s’élèvent toujours en raison de la quantité produite.

Nous examinerons d’abord ce qui se passe dans l’hypothèse d’une liberté parfaite, qui permet de multiplier indéfiniment tous les produits ; et nous examinerons plus tard les obstacles que la nature des choses ou l’imperfection des sociétés opposent à cette liberté indéfinie de produire ; mais vous remarquerez que l’hypothèse de la production indéfinie est plus favorable à votre cause, parce qu’il est bien plus difficile de placer des produits illimités que des produits restreints ; et que l’hypothèse des produits restreints tantôt par une cause, tantôt par une autre, est plus favorable à la mienne, qui établit que ce sont ces restrictions mêmes qui, en empêchant de certaines productions, nuisent à l’achat que l’on pourrait faire des seuls produits qu’on peut multiplier indéfiniment.

Dans l’hypothèse de la liberté parfaite, le producteur de froment arrive sur le marché avec un sac qui lui revient, son bénéfice compris à 30 francs ; et le producteur d’étoffes avec une pièce qui lui revient au même prix, et conséquemment avec deux produits qui s’échangeront au pair[13]. Celui des deux qui se vendrait au-delà de ses frais de production, attirerait vers sa production une partie des producteurs qui s’occupent de l’autre, jusqu’à ce que les services productifs fussent également payés dans l’un et l’autre genre : c’est un effet dont on convient généralement.

Il est bon de remarquer que, dans cette hypothèse, les producteurs de la pièce d’étoffe, tous ensemble, ont gagné de quoi racheter la pièce tout entière, ou tout autre produit d’égale valeur. Si elle revient, par exemple, à 30 francs tout compris, même le profit du manufacturier au taux où l’a fixé la concurrence, cette somme s’est trouvée distribuée entre tous les producteurs de la pièce d’étoffe ; mais en parts inégales, suivant l’espèce et la quotité des services rendus pour en opérer la production. Si la pièce a dix aunes, celui qui a gagné 6 francs peut en acheter deux aunes ; celui qui a gagné trente sous peut en acheter seulement une demi-aune ; mais il demeure constant que la totalité d’entre eux peut acheter la totalité de la pièce. Que, si au lieu d’acheter l’étoffe, ils veulent acheter le blé, ils sont en état de l’acquérir en totalité aussi, puisqu’il ne vaut que 30 francs comme l’étoffe ; tout comme ils peuvent acheter, suivant leurs besoins indifféremment, ou une portion de la pièce d’étoffe, ou une portion équivalente du sac de blé. Celui qui a gagné, dans l’une ou l’autre de ces productions, six francs, peut employer trois francs à un dixième de la pièce et trois francs à un dixième du blé ; toujours est-il vrai que tous les producteurs ensemble peuvent acquérir la totalité des produits.

C’est ici, monsieur, que se placent vos objections. Si les produits augmentent, dites-vous, ou si les besoins diminuent, les produits tomberont à trop bas prix pour pouvoir payer les travaux nécessaires à leur confection[14].

Avant de vous répondre, monsieur, je vous préviens que, si, par condescendance, j’emploie votre mot travail qui, d’après les explications données dans ma précédente lettre, est incomplet, je comprendrai sous cette dénomination, non-seulement le service productif d’un ouvrier et d’un chef, mais encore les services productifs rendus par le capital et par le fonds de terre ; services qui ont leur prix, aussi-bien que le travail personnel, et un prix tellement réel que le capitaliste et le propriétaire foncier en vivent.

Ce point entendu, je vous réponds avant tout que les produits, en baissant de prix, ne mettent point les producteurs hors d’état d’acheter le travail qui les a créés, ou tout autre travail équivalent. Dans notre hypothèse, les producteurs de blé, par de plus habiles procédés, créeront double quantité de blé, et les producteurs d’étoffes double quantité d’étoffes ; et le blé comme les étoffes baisseront de moitié. Qu’est-ce que cela ? Les producteurs de blé, pour leurs services qui seront les mêmes, auront deux sacs qui ensemble vaudront ce qu’un seul valait ; et les producteurs d’étoffes auront deux pièces qui ensemble vaudront ce qu’une seule valait. Dans l’échange appelé production, les mêmes services auront obtenu, chacun de leur côté, double quantité de produits ; mais ces deux quantités doubles pourront s’acquérir l’une par l’autre comme auparavant, et aussi facilement qu’auparavant, de manière que, sans dépenser davantage en services productifs, une nation où cette faculté productive viendrait à se déployer, aurait une fois plus d’objets à consommer, soit en blé, soit en étoffes, soit en tout, puisque nous sommes convenus de représenter avec du blé et des étoffes toutes les choses dont l’espèce humaine peut avoir besoin pour s’entretenir. Les produits, dans un tel échange, sont mis en opposition de valeur avec les services productifs ; or, comme en tout échange, l’un des deux termes vaut d’autant plus qu’il obtient une plus grande quantité de l’autre, il résulte que les services productifs valent d’autant plus que les produits sont plus multipliés, et à plus bas prix[15]. Voilà pourquoi la baisse des produits, en augmentant la valeur des fonds productifs d’une nation et des revenus qui en émanent, augmente les richesses nationales. Cette démonstration, qui se trouve en détail au chap. 3 du liv. 2 de mon Traité d’économie politique (4e édition) a rendu, ce me semble, quelques services à la science, en expliquant ce qui jusque-là avait été senti sans être expliqué ; c’est que, bien que la richesse soit une valeur échangeable, la richesse générale est accrue par le bas prix des marchandises et de toute espèce de produits[16].

Jamais probablement une augmentation du double dans la puissance productive du travail n’a eu lieu tout-à-coup et pour tous les produits à-la-fois ; mais il est indubitable qu’elle a eu-lieu graduellement pour beaucoup de produits et dans des proportions fort diverses. Un manteau de pourpre chez les anciens, à égalité de finesse et de grandeur, à égalité de solidité et d’éclat dans la teinture, coûtait sans doute au-delà du double de ce qu’il coûterait chez nous ; et je ne doute pas que le blé payé en travail n’ait baissé de moitié tout au moins à l’époque ignorée de l’invention de la charrue. Tous ces produits, coûtant moins de travail, ont été en raison de la concurrence, donnés pour ce qu’ils ont coûté, sans que personne y ait perdu ; et tout le monde y a gagné dans ses revenus.

Mais il faut revenir sur la première partie de votre objection : Les producteurs de blé et les producteurs d’étoffes produiront alors plus de blé et d’étoffes que les uns et les autres n’en pourront consommer. Ah ! monsieur, après avoir prouvé que, malgré une baisse de moitié dans la valeur des produits, le même travail pouvait les acheter en totalité et se procurer par-là une fois plus de moyens d’exister et de jouir, serai-je réduit à prouver à l’auteur justement célèbre de l’Essai sur la population, que tout ce qui peut se produire peut trouver des consommateurs, et que, parmi les jouissances que procure la quantité des produits dont les hommes peuvent disposer, ils ne mettent point au dernier rang les douceurs du ménage et la multiplication des enfans ? Après avoir écrit trois volumes justement admirés, pour prouver que la population s’élève toujours au niveau des moyens d’existence, avez-vous pu admettre le cas d’une grande augmentation de produits, avec un nombre stationnaire de consommateurs et des besoins réduits par la parcimonie ? (page 355).

Il faut que ce soit l’auteur de l’Essai sur la population qui ait tort, ou bien que ce soit celui des Principes d’Économie politique ? Mais tout nous prouve que ce n’est point celui de l’Essai sur la population qui est dans l’erreur. L’expérience comme le raisonnement démontre qu’un produit, une chose nécessaire ou agréable à l’homme, n’est dédaignée que lorsqu’on manque des moyens de l’acheter. Ces moyens d’acheter sont précisément ce qui établit la demande du produit, ce qui lui donne un prix. N’avoir pas besoin d’une chose utile, c’est ne pouvoir pas la payer. Et comment est-on dans l’impuissance de la payer ? c’est lorsqu’on est dépourvu de ce qui fait la richesse, dépourvu d’industrie, ou de terres, ou de capitaux.

Une fois pourvus des moyens de produire, les hommes approprient leurs productions à leurs besoins, car la production elle-même est un échange où l’on offre des moyens productifs et où l’on demande en retour la chose dont le besoin se fait le plus sentir. Créer une chose dont le besoin ne se ferait pas sentir, ce serait créer une chose sans valeur : ce ne serait pas produire. Or du moment qu’elle a une valeur, son producteur peut trouver à l’échanger contre celles qu’il veut se procurer.

Cette faculté des échanges, particulière à l’homme entre tous les animaux, approprie tous les produits à tous les besoins, et lui permet de tenir compte, pour son existence, non de l’espèce du produit (il l’échangera dès qu’il voudra, s’il a de la valeur), mais de sa valeur.

La difficulté, direz-vous, est de créer des produits qui vaillent leurs frais de production. Je le sais bien ; et, dans ma lettre suivante, vous verrez ce que j’en pense. Mais dans l’hypothèse où nous sommes encore, de la liberté d’industrie, vous me permettrez de vous faire remarquer que l’on n’éprouve de la difficulté à créer des produits qui vaillent leurs frais de production, qu’en raison des prétentions élevées des marchands de services productifs. Or, le haut prix des services productifs dénote que ce qu’on cherche existe ; c’est-à-dire qu’il y a des emplois dont les produits suffisent pour rembourser ce qu’ils coûtent.

Vous reprochez à ceux qui partagent mon opinion de « n’avoir aucun égard à l’influence si générale et si importante de cette disposition de l’homme à l’indolence et à l’oisivité (page 358). » Vous supposez le cas où des hommes, après avoir produit de quoi satisfaire à leurs besoins de première nécessité, aimeront mieux ne rien faire au-delà, l’amour du repos l’emportant dans leur esprit sur celui des jouissances. Cette supposition, permettez-moi de vous le dire, prouve pour moi contre vous. Eh ! que dis-je autre chose, sinon qu’on ne vend qu’à ceux qui produisent ? Pourquoi ne vend-on point d’objets de luxe à un fermier qui veut mener une vie grossière ? c’est parce qu’il aime mieux rester oisif que de produire de quoi acheter des objets de luxe. Quelle que soit la cause qui borne la production, que ce soit le défaut de capitaux ou de population, ou de diligence, ou de liberté, l’effet, selon moi, est le même : on ne vend pas les objets qui s’offrent d’un côté, parce qu’on produit trop peu de l’autre.

Vous regardez l’indolence qui ne veut pas produire comme directement contraire aux débouchés, et je suis bien de votre avis. Mais, alors, comment pouvez-vous regarder, ainsi que vous le faites (ch. vii, sect. 9), l’indolence de ce que vous appelez des consommateurs improductifs, comme favorable à ces mêmes débouchés ? « Il est absolument nécessaire, dites-vous (page 463), qu’un pays qui a de grands moyens de production, possède un corps nombreux de consommateurs improductifs. » Comment se peut-il que l’indolence qui refuse de produire soit contraire aux débouchés dans le premier cas, et leur soit favorable dans le second ?

S’il faut parler net, cette indolence leur est contraire dans les deux cas. Qui désignez-vous par ce corps nombreux de consommateurs improductifs, si nécessaire, selon vous, aux producteurs ? Sont-ce les propriétaires de terres et de capitaux ? Sans doute, ils ne produisent pas directement ; mais leur instrument produit pour eux. Ils consomment la valeur à la création de laquelle ont concouru leurs terres et leurs capitaux. Ils concourent donc à la production, et ne peuvent acheter ce qu’ils achètent qu’en raison de ce concours. S’ils y contribuent en outre par leurs travaux, et joignent à leurs profits comme propriétaires et capitalistes d’autres profits comme travailleurs, produisant davantage, ils peuvent consommer davantage ; mais ce n’est point en leur qualité de non-producteurs qu’ils augmentent les débouchés des producteurs.

Désignez-vous les fonctionnaires publics, les militaires, et les rentiers de l’état ? ce n’est pas non plus en leur qualité de non-producteurs qu’ils favorisent les débouchés. Je suis loin de contester la légitimité des émolumens qu’ils reçoivent ; mais je ne puis croire que les contribuables fussent très-embarrassés de leur argent dans le cas où les receveurs des contributions ne viendraient pas à leur secours : ou leurs besoins seraient plus amplement satisfaits, ou bien ils emploieraient ce même argent d’une manière reproductive. Dans l’un et l’autre cas, l’argent serait dépensé, et favoriserait la vente de produits quelconques égaux en valeur à ce qu’achètent maintenant ceux que vous appelez consommateurs improductifs. Convenez donc, monsieur, que ce n’est pas à cause des consommateurs improductifs que la vente est favorisée, mais bien à cause de la production de ceux qui fournissent à leur dépense ; et que, dans le cas où les consommateurs improductifs viendraient à disparaître, ce qu’à Dieu ne plaise, il n’y aurait pas pour un sou de débouchés fermés.

Je ne sais pas mieux sur quel fondement vous décidez (page 356) que la production ne peut se continuer si la valeur des marchandises ne paie que peu de travail au-delà de ce qu’elles ont coûté. Il n’est nullement nécessaire que le produit vaille au-delà de ses frais de production, pour que les producteurs soient en état de continuer. Lorsqu’une entreprise commence avec un capital de cent mille francs, il suffit que le produit qui en sort, vaille cent mille francs, pour qu’elle puisse recommencer ses opérations. Et où sont, dites-vous, les profits dès producteurs ? Le capital tout entier a servi à les payer[17] ; et c’est le prix qui en a été payé, qui a formé les revenus de tous les producteurs. Si le produit qui en est résulté vaut seulement cent mille francs, voilà le même capital rétabli, et tous les producteurs sont payés[18].

Je n’ai donc pas peur de rendre votre objection plus forte que vous ne l’avez faite, en l’exprimant ainsi : « Quoique chacune des marchandises puisse avoir coûté pour sa production la même quantité de travail et de capital, et qu’elles puissent équivaloir l’une à l’autre, cependant elles peuvent toutes les deux être abondantes au point de ne pouvoir acheter plus de travail qu’elles n’en ont coûté. Dans ce cas la production pourrait-elle se continuer ? indubitablement NON. »

Non ? Et pourquoi, je vous prie ? Pourquoi des fermiers et des manufacturiers qui feraient ensemble pour 60 francs de valeurs en froment et en étoffes, qui, je l’ai dé-» montré, seraient en état d’acheter tout entière cette quantité de marchandise, suffisante pour leurs besoins, ne pourraient-ils pas recommencer après l’avoir achetée et consommée ? Ils auraient les mêmes terres, les mêmes capitaux, la même industrie qu’auparavant ; ils seraient précisément au même point où ils étaient en commençant ; et ils auraient vécu, ils se seraient entretenus de leurs revenus, de la vente de leurs services productifs. Que faut-il de plus pour la conservation de la société ? Ce grand phénomène de la production, analysé, exposé sous ses véritables traits, explique tout.

Après la crainte que vous manifestez, monsieur, que les produits de la société ne dépassent en quantité ce qu’elle peut et veut en consommer, il est naturel que vous voyiez avec terreur ses capitaux s’accroître par l’épargne ; car les capitaux qui cherchent à s’employer procurent une augmentation de produits, de nouveaux moyens d’accumulation, d’où naissent de nouvelles productions : enfin vous me paraissez craindre qu’on ne soit étouffé sous l’amas des richesses ; et cette crainte, je vous l’avoue, ne me tourmente pas du tout.

Était-ce à vous, monsieur, de reproduire ici les préjugés populaires contre ceux qui ne dépensent pas leurs revenus en objets de luxe ? Vous convenez (page 351 ) Qu’aucune augmentation permanente de richesse ne peut avoir lieu sans une augmentation préalable de capital ; vous convenez (page 352) que les travailleurs sont consommateurs aussi bien que les consommateurs oisifs ; et cependant vous craignez que, si l’on accumule toujours, on ne puisse consommer la quantité toujours croissante de ces marchandises produites par ces nouveaux travailleurs (page 353).

Il faut détruire vos vaines terreurs ; mais auparavant permettez-moi une réflexion sur l’objet de l’économie politique moderne. Elle est de nature à nous guider dans notre marche.

Qu’est-ce qui nous distingue des économistes de l’école de Quesnay ? C’est le soin que nous mettons à observer l’enchaînement des faits qui ont rapport aux richesses ; c’est la rigoureuse exactitude que nous nous imposons dans leur description. Or, pour bien voir et pour bien décrire, il faut, autant qu’on peut, demeurer spectateur impassible. Non que nous ne puissions, que nous ne devions même quelquefois gémir de ces opérations grosses de fâcheuses conséquences, dont nous sommes trop souvent les tristes et impuissans témoins : interdit-on à l’historien philanthrope les douloureuses réflexions que lui arrachent parfois les iniquités de la politique ? Mais un rapprochement, une pensée, un conseil, ne sont pas de l’histoire, et, j’ose le dire, ne sont pas de l’économie politique. Ce que nous devons au public, c’est de lui dire comment et pourquoi tel fait est la conséquence de tel autre. S’il chérit la conséquence, ou s’il la redoute, cela lui suffit ; il sait ce qu’il a à faire ; mais point d’exhortations.

Il me semble en conséquence que nous ne devrions nullement, moi, d’après Adam Smith, prêcher l’épargne ; vous, monsieur, d’après milord Lauderdale, vanter la dissipation. Bornons-nous donc à noter comment les choses se succèdent et s’enchaînent dans l’accumulation des capitaux.

Je remarque d’abord, que la plupart des accumulations sont nécessairement lentes. Tout le monde, quelque revenu qu’on ait, doit vivre avant que d’amasser ; et ce que j’appelle ici la vie, est, en général, d’autant plus dispendieux qu’on est plus riche. Dans la plupart des cas et des professions, l’entretien d’une famille et son établissement emportent la totalité des revenus et bien souvent des capitaux ; et quand il y a des épargnes annuellement faites, elles sont presque toujours dans une faible proportion avec les capitaux actuellement employés. Un entrepreneur qui a cent mille francs et une industrie, gagne, dans les cas ordinaires, et en terme moyen, douze à quinze mille francs. Or, avec un tel capital et une industrie qui vaut autant, c’est-à-dire une fortune de deux cents mille francs, il est économe s’il n’en dépense que dix mille ; il n’épargne donc annuellement que cinq mille francs, ou la vingtième partie de son capital.

Si vous partagez, comme c’est bien souvent le cas, cette fortune entre des personnes dont l’une fournit l’industrie, l’autre le capital, l’épargne est bien moindre encore, parce qu’alors deux familles, au lieu d’une, doivent vivre des profits réunis du capital et de l’industrie[19]. De toutes manières il n’y a que les très-grandes fortunes qui puissent faire de grandes épargnes : et les très-grandes fortunes sont rares en tous les pays. Les capitaux ne peuvent donc pas s’augmenter avec une rapidité capable de produire des bouleversemens dans l’industrie.

Je ne saurais partager les craintes qui vous ont fait dire (page 357) :« Qu’un Pays a est toujours exposé à un accroissement plus rapide du fonds destiné à l’entretien de la classe laborieuse, que de la classe laborieuse elle-même. » Je ne suis pas effrayé davantage de l’énorme surcroît de produits qui peut résulter d’une augmentation de capital si lente de sa nature. Je vois au contraire ces nouveaux capitaux et les revenus qui en sortent, se distribuer de la manière la plus favorable parmi les producteurs. D’abord le capitaliste, augmentant son capital, voit s’augmenter son revenu ; ce qui l’invite à plus de jouissances. Un capital augmenté dans l’année, achète l’année suivante un peu plus de services industriels. Ces services, étant plus demandés, sont un peu plus payés ; un plus grand nombre d’industrieux trouvent l’emploi et la récompense de leurs facultés. Ils travaillent et consomment improductivement les produits de leur travail ; de façon que s’il y a plus de produits créés en vertu de cet accroissement de capital, il y a aussi plus de produits consommés. Or qu’est-ce que cela, si ce n’est pas un accroissement de prospérité ?

Vous dites (page 352 et 360) que, si les épargnes n’ont d’autre objet que d’augmenter les capitaux, si les capitalistes n’augmentent point leurs jouissances en augmentant leur revenu, ils n’ont point de motif suffisant pour épargner ; car les hommes n’épargnent pas uniquement par philanthropie et pour faire prospérer l’industrie. C’est vrai ; mais qu’en voulez-vous conclure ? S’ils épargnent, je dis qu’ils favorisent l’industrie et la production, et que cet accroissement de produits se distribue d’une manière très-favorable au public. S’ils n’épargnent pas, je ne saurais qu’y faire ; mais vous ne pouvez pas en conclure que les producteurs s’en trouvent mieux, car ce que les capitalistes auraient épargné se serait trouvé dépensé tout de même. En le dépensant improductivement, on n’a pas rendu la dépense plus grande. Quant aux valeurs accumulées sans être consommées reproductivement, comme les sommes entassées dans les coffres de l’avare, Smith, ni moi, ni personne, n’en prend la défense, mais elles nous effraient peu ; d’abord, parce qu’elles sont bien peu considérables, comparées aux capitaux productifs d’une nation ; et en second lieu, parce que leur consommation n’est jamais que suspendue. Il n’y a point de trésors qui n’aient fini par être dépensés, productivement ou non.

Je ne sais sur quel fondement vous regardez les dépenses reproductives, celles qu’on fait pour creuser des canaux, élever des bâtimens d’exploitation, construire des machines, payer des artistes et des artisans, comme moins favorables aux producteurs, que les dépenses improductives, que celles qui n’ont pour objet que la satisfaction personnelle du prodigue. « Aussi long-temps, dites-vous (page 363), que les cultivateurs sont disposés à consommer les objets de luxe créés par les manufacturiers, et les manufacturiers les objets de luxe créés par les cultivateurs, tout va bien. Mais si l’une et l’autre classe étaient disposées à économiser dans la vue d’améliorer leur sort et de pourvoir à l’établissement de leurs familles, ce serait tout différent. » ( c’est-à-dire apparemment que tout irait mal ! ) « Le fermier, au lieu de se permettre des rubans, des dentelles et des velours, se contenterait des vêtemens les plus simples ; mais son économie ôterait au manufacturier la possibilité d’acheter une aussi forte quantité de ses produits, et il ne trouverait plus de débouchés pour les produits d’une terre où rien n’aurait été épargné en travaux et en améliorations. Si le manufacturier de son côté, au lieu de gratifier ses goûts par des consomme mations de sucre, de raisin[20], de tabac, a voulait épargner pour l’avenir, il n’y pourrait réussir, grâce à la parcimonie du fermier et à l’absence de demande des produits des manufactures. »

Et un peu plus loin (page 365) : « La population nécessaire pour fournir des vêtemens à une semblable société, avec le secours des machines, se réduirait à peu de chose, et n’absorberait qu’une faible partie de l’excédant d’un territoire riche et bien cultivé. Il y aurait évidemment un défaut général de demande, soit de produits, soit de population. Et tandis qu’il est certain qu’une passion convenable pour la consommation (improductive) conserverait une juste proportion entre l’offre et la demande, quel que fût le pouvoir de la production, il ne paraît pas moins assuré qu’une passion pour l’épargne doit inévitablement conduire à une production de marchandises qui excéderait ce que l’organisation et les habitudes d’une semblable société, lui permettraient de consommer. »

Vous allez jusqu’à demander ce que deviendraient les marchandises si toute espèce de consommation, le pain et l’eau exceptés, était suspendue pendant six mois seulement[21] ; et c’est à moi, nominativement, que vous adressez cette interpellation.

Dans ce passage et dans le précédent, vous posez encore implicitement en fait, qu’un produit épargné est soustrait à toute espèce de consommation ; tandis que, dans toutes ces discussions, dans tous les écrits que vous attaquez, dans ceux d’Adam Smith, de M. Ricardo, dans les miens, dans les vôtres même[22], il est établi qu’un produit épargné est une valeur que l’on soustrait à une consommation improductive pour l’ajouter à son capital, c’est-à-dire à ces valeurs que l’on consomme, ou que l’on fait consommer reproductivement. Que deviendraient les marchandises, si toute espèce de consommation, le pain et l’eau exceptés, était suspendue pendant six mois ? Hé, monsieur, il s’en vendrait pour une valeur tout aussi grande ; car enfin ce qu’on ’ajouterait par-là à la somme des capitaux, achèterait de la viande, de la bière, des habits, des chemises, des souliers, des meubles, à la classe des producteurs, que les sommes épargnées mettraient à l’ouvrage. Mais si l’on se mettait au pain et à l’eau pour ne point employer ses épargnes ?… C’est-à-dire que vous supposez qu’on s’imposerait généralement un jeûne extravagant, par plaisir et sans dessein !

Que répondriez-vous, monsieur, à celui qui mettrait au nombre des dérangements qui peuvent survenir dans la société, le cas où la lune viendrait à tomber sur la terre ?… Le cas n’est pas physiquement impossible : il suffirait que la rencontre d’une comète suspendît, ou seulement ralentît la marche de cet astre dans son orbite. Néanmoins je soupçonne que vous seriez tenté de trouver un peu d’impertinence dans cette question ; et je vous avoue que vous me sembleriez excusable.

Je conviens que c’est une méthode que ne désavoue pas la philosophie, que celle de pousser les principes à leurs plus extrêmes conséquences, pour en exagérer et en découvrir les erreurs ; mais cette exagération elle-même est une erreur quand la nature des choses toute seule présente des obstacles toujours croissans à l’excès qu’on suppose, et rend ainsi la supposition inadmissible. Vous opposez à tous ceux qui pensent avec Adam Smith, que l’épargne est un bien, les inconvéniens d’une épargne excessive ; mais ici l’excès porte en lui son remède. Là où les capitaux deviennent trop abondans, l’intérêt qu’en tirent les capitalistes devient trop faible pour balancer les privations qu’ils s’imposent par leurs épargnes. Les placemens solides deviennent difficiles à trouver ; on fait des placemens dans l’étranger. Le simple cours de la nature arrête beaucoup d’accumulations. Une grande partie de celles qui ont lieu dans les familles aisées, s’arrêtent au moment où il faut pourvoir à l’établissement des enfans. Le revenu des pères se trouvant réduit par cette circonstance, ils perdent des moyens d’accumuler, en même temps qu’ils perdent une partie des motifs qu’ils avaient de le faire. Beaucoup d’épargnes sont arrêtées par des décès. Une succession se partage entre des héritiers et des légataires, dont la position n’est plus la même que celle du défunt, et qui dissipent souvent une partie de l’héritage au lieu de l’augmenter. La portion que s’en attribue le fisc est bien sûrement dissipée, car l’état ne la place pas reproductivement. La prodigalité, l’impéritie de beaucoup de particuliers qui perdent une partie de leurs capitaux dans des entreprises mal conçues, ont besoin d’être balancées par les épargnes de beaucoup d’autres. Tout sert à nous convaincre que, dans ce qui a rapport aux accumulations comme pour tout le reste, il y a beaucoup moins de dangers à laisser aller les choses à leur pente naturelle, qu’à vouloir leur donner une direction forcée.

Vous dites (page 495), que dans certains cas, il est contraire aux principes d’une bonne économie politique de conseiller l’épargne. Hé, monsieur, une bonne économie politique, je le répète, conseille peu ; elle montre ce qu’un capital judicieusement employé, ajoute au pouvoir de l’industrie, de même qu’une bonne agriculture enseigne ce qu’une irrigation bien dirigée ajoute au pouvoir du sol : du reste elle livre aux hommes les vérités qu’elle démontre ; c’est à eux de s’en servir selon leur intelligence et leur capacité.

Tout ce qu’on demande, monsieur, à un homme aussi éclairé que vous, c’est de ne pas propager l’erreur populaire que la prodigalité est, plus que l’épargne, favorable aux producteurs[23]. On n’est que trop porté à sacrifier l’avenir au présent ! Le principe de toute amélioration est au contraire le sacrifice des tentations du moment au bienêtre de l’avenir ? C’est le premier fondement de toute vertu comme de toute richesse. L’homme qui perd sa réputation en violant un dépôt ; celui qui ruine sa santé pour n’avoir pu résister à ses désirs ; et celui qui dépense aujourd’hui ses moyens de gagner demain, manquent tous également d’économie ; et c’est ce qui a fait dire avec toute raison que le vice n’est, au bout du compte, qu’un mauvais calcul.


LETTRE TROISIÈME.


Monsieur,


Nous avons raisonné, dans l’hypothèse d’une liberté indéfinie qui permettrait à une nation de pousser aussi loin quelle voudrait, tous les genres de production ; et je crois avoir prouvé que si cette hypothèse se réalisait, cette nation pourrait acheter tout ce qu’elle produirait. De cette faculté et du désir naturel à l’homme d’améliorer continuellement son sort, naîtrait infailliblement une multiplication infinie d’individus et de jouissances.

Il n’en va pas ainsi. La nature d’une part, et de l’autre les vices de l’ordre social, ont mis des bornes à cette faculté indéfinie de produire ; et l’examen de ces obstacles, en nous ramenant dans le monde réel, servira de preuve à la doctrine établie dans mon Traité d’économie politique, que ce sont les obstacles à la production qui seuls empêchent l’écoulement, la vente des produits.

Je n’ai pas la prétention de pouvoir signaler la totalité des obstacles qui s’opposent à la production. Beaucoup de ces obstacles sans doute se découvriront à mesure que l’économie politique fera de nouveaux progrès ; d’autres peut-être ne se découvriront jamais : mais on peut déja en observer de très-puissans, soit dans l’ordre naturel, soit dans l’ordre politique.

Dans l’ordre naturel, la production des denrées alimentaires a des bornes plus sévèrement posées que la production des denrées meublantes et vêtissantes. En même temps que les hommes ont besoin, soit en poids, soit en valeur, de beaucoup plus de produits alimentaires que de tous les autres ensemble on ne saurait tirer ces produits de fort loin, car ils sont d’un transport difficile et d’une garde dispendieuse. Quant à ceux qui peuvent croître sur le territoire d’une nation, ils ont des limites, qu’une agriculture plus perfectionnée et de plus vastes capitaux engagés dans les opérations agricoles peuvent reculer sans doute[24], mais qui doivent cependant se rencontrer quelque part. Arthur Young croit que la France ne produit guère que la moitié des denrées alimentaires quelle est capable de produire[25]. Supposez qu’Arthur Young dise vrai ; supposez même qu’avec une agriculture plus perfectionnée la France recueillît deux fois autant dé produits ruraux sans avoir plus d’agriculteurs[26], alors elle aurait 45 millions d’habitans qui pourraient se consacrer à toute autre occupation qu’aux travaux agricoles. Ses produits manufacturés trouveraient plus de débouchés qu’à-présent dans les campagnes, puisqu’elles seraient plus productives ; et le surplus trouverait des débouchés dans la population manufacturière elle-même. On ne serait pas moins bien nourri qu’à-présent, mais on serait généralement mieux pourvu d’objets manufacturés ; on aurait de meilleurs logemens, plus de meubles, des vêtemens plus fins, et des objets d’utilité, d’instruction et d’agrément qui sont maintenant réservés à un bien petit nombre de personnes. Tout le reste de la population est encore grossier et barbare.

Toutefois, à mesure que la classe manufacturière croîtrait, les denrées alimentaires deviendraient plus recherchées et plus chères par rapport aux objets manufacturés. Ceux-ci procureraient des profits et des salaires plus restreints qui en décourageraient la production ; et l’on conçoit ainsi comment les bornes que la nature met aux productions agricoles, en mettraient aussi aux produits manufacturés. Mais cet effet, comme tout ce qui arrive naturellement et par la force des choses, se préparerait de fort loin et serait accompagné de moins d’inconvéniens que toute autre combinaison possible.

En convenant de cette borne posée, par la nature elle-même, à la production des alimens, et indirectement à celle de tous les autres produits, on peut demander comment des pays très-industrieux, tels que l’Angleterre, où les capitaux abondent, où les communications sont faciles, sont arrêtés dans l’écoulement de leurs marchandises, bien avant que leurs produits agricoles soient arrivés au terme qu’ils ne peuvent plus dépasser. Il y a donc un vice, un mal caché qui les tourmente ?… Il y en a plus d’un probablement, qui se découvriront successivement ; mais déja j’en aperçois un, immense, funeste, et digne de la plus sérieuse attention.

S’il arrivait qu’auprès de chaque entreprise de commerce, de manufacture ou d’agriculture, un homme, un préposé du fisc, vînt à s’établir ; et que cet homme, sans rien ajouter au mérite du produit, à son utilité, à la qualité qui fait qu’on le désire et qu’on l’achète, ajoutât néanmoins à ses frais de production, qu’en résulterait-il, je vous le demande ? Le prix qu’on met à un produit, même lorsqu’on a les moyens de l’acquérir[27], dépend de la jouissance qu’on en attend, de l’utilité dont il peut être. À mesure que son prix s’élève, il cesse pour plusieurs personnes de valoir la dépense qu’il occasionne ; et le nombre de ses acheteurs diminue.

De plus, l’impôt n’augmentant les profits d’aucun producteur, et cependant augmentant le prix de la totalité des produits, les revenus des producteurs ne sont plus suffisans pour acheter les produits, du moment qu’un accident comme celui que je viens d’indiquer, les fait renchérir.

Représentons-nous cet effet par des nombres, afin de le suivre dans ses dernières conséquences. Il vaut la peine qu’on s’en occupe, s’il peut nous indiquer une des principales causes du mal qui menace tous les pays industrieux du globe. Déja l’Angleterre, par ses angoisses, avertit les autres nations des douleurs qui leur sont réservées. Elles seront d’autant plus cruelles, qu’un tempérament robuste les provoque toutes plus ou moins à un très-grand développement d’industrie ; il en résultera de très-heureux effets s’il n’est pas comprimé, et d’affreuses convulsions dans le cas contraire.

Si l’entrepreneur, producteur d’une pièce d’étoffe, en même temps qu’il distribue tant à lui-même qu’à ses confrères-producteurs une somme de 30 francs pour les services productifs qui ont concouru à la confection de la pièce, est obligé de payer en outre 6 francs au préposé du fisc, il faudra ou qu’il cesse de fabriquer des étoffes, ou qu’il vende la pièce 36 francs[28]. Mais la pièce étant à 36 francs, les producteurs, qui tous ensemble n’en ont touché que trente, ne peuvent plus acheter que les cinq sixièmes de cette même pièce qu’auparavant ils pouvaient acheter tout entière ; celui qui en achetait une aune ne pourra plus en consommer que cinq sixièmes d’aune ; et ainsi des autres.

Le producteur de blé, qui de son côté paie à un autre receveur, une contribution de 6 francs pour un sac qui coûte 30 francs de services productifs, est obligé de vendre son sac 36 francs au lieu de trente. Il en résulte que les producteurs de blé et les producteurs d’étoffes, soit qu’ils aient besoin d’étoffes, soit qu’ils aient besoin de blé, ne peuvent, avec le gain qu’ils ont fait, acquérir que les cinq sixièmes de leurs produits.

Cet effet, ayant lieu pour deux produits réciproquement, peut avoir lieu généralement pour tous les produits. Nous pouvons, sans changer l’état de la question, supposer que les producteurs, quelle que soit la production à laquelle ils sont voués, ont besoin successivement de boissons, de denrées équinoxiales, de logemens, de divertissemens, d’objets de luxe ou de nécessité. Et toujours ils trouveront ces produits plus chers qu’ils ne peuvent les payer, avec leurs revenus tels qu’ils sont, suivant le rang qu’ils occupent parmi les producteurs. Il y aura toujours, dans l’hypothèse qui nous sert d’exemple, un sixième des produits qui demeureront invendus.

Il est vrai que les six francs levés par le collecteur, vont à quelqu’un ; et que ceux que le collecteur représente (fonctionnaires publics, militaires, ou rentiers) peuvent employer cet argent à faire l’acquisition du sixième restant soit du sac de blé, soit de la pièce d’étoffe, soit de tout autre produit. C’est bien ainsi, en effet, que la chose se passe. Mais remarquez que cette consommation n’a lieu qu’aux dépens des producteurs ; et que le collecteur, ou ses commettans, s’ils consomment un sixième des produits, obligent par-là les producteurs à se nourrir, à se vêtir, à vivre enfin avec les cinq sixièmes de ce qu’ils produisent.

On en conviendra ; mais en même temps on dira qu’il est possible à chacun de vivre avec les cinq sixièmes de ce qu’il produit. J’en conviendrai moi-même si l’on veut ; mais je demanderai à mon tour si l’on croit que le producteur vécût aussi bien au cas que l’on vînt à lui demander, au lieu d’un sixième, deux sixièmes, ou le tiers de sa production ? — Non ; mais il vivrait encore. — Ah ! vous croyez qu’il vivrait ! en ce cas, je demande s’il vivrait encore au cas qu’on lui en ravît les deux tiers… puis les trois quarts… mais je m’aperçois qu’on ne répond plus rien.

Maintenant, monsieur, je me flatte que l’on comprendra facilement ma réponse à vos plus pressantes objections, de même qu’à celles de M. de Sismondi. S’il suffit de créer de nouveaux produits, dites-vous, pour pouvoir les consommer, ou les échanger contre ceux qui surabondent, et procurer ainsi des débouchés aux uns comme aux autres, pourquoi n’en crée-t-on pas ? sontce les capitaux qui manquent ? Ils abondent : on cherche les entreprises auxquelles on peut en employer avec avantage : il est évident qu’il n’y en a point, dites-vous (page 499) ; que tous les genres de commerce sont déjà obstrués de capitaux et de travailleurs, qui tous offrent leurs produits au rabais, dit M. de Sismondi[29].

Je ne prétends pas que ce soit encore un métier de dupe de se vouer aux arts utiles ; mais convenez, messieurs, que s’il devenait jamais tel, l’effet ne serait pas autre que celui dont vous vous plaignez. Pour acheter les produits qui surabondent, il faudrait créer d’autres produits : mais si la condition des producteurs était trop désavantageuse ; si, après avoir déployé des moyens de production suffisans pour produire un bœuf, on se trouvait n’avoir produit qu’un mouton, et avec ce mouton, si l’on ne pouvait obtenir par un échange contre tout autre produit, que la même quantité d’utilité que ce qui s’en trouve dans un mouton, qui voudrait produire avec un tel désavantage ? Ceux qui se seraient livrés à la production auraient fait, un mauvais marché ; ils auraient fait une avance que l’utilité de leur produit ne suffirait pas pour rembourser ; quiconque aurait la sottise de créer un autre produit capable d’acheter celui-là, aurait à lutter contre les mêmes désavantages, et se mettrait dans le même embarras. Le parti qu’il pourrait tirer de son produit, ne l’indemniserait pas de ses frais ; et ce qu’il pourrait acheter avec ce produit, ne vaudrait pas davantage. C’est alors que l’ouvrier ne pourrait plus vivre de son travail, et retomberait à la charge de sa paroisse[30] ; c’est alors que l’entrepreneur, ne pouvant plus vivre de ses profits, renoncerait à son industrie. Il acheterait des rentes ou bien irait dans l’étranger pour y chercher de meilleures conditions, un travail plus lucratif, ou, ce qui revient exactement au même, une production accompagnée de moins de dépenses[31]. S’il y rencontrait d’autres inconvéniens, il chercherait un autre théâtre encore pour ses talens ; et l’on verrait les différens pays se jeter à la tête et leurs capitaux et leurs travailleurs, c’est-à-dire ce qui suffit pour porter au plus haut point la prospérité des sociétés humaines, quand elles connaissent leurs véritables intérêts et les moyens de les faire prévaloir.

Je ne me permettrai pas de faire remarquer quels sont les traits de ce tableau qui conviennent à votre pays, monsieur, ou à tout autre ; mais je le livre à votre examen, à l’examen de tous les hommes de bonne foi, de tous ceux qui ont de bonnes intentions, et qui veulent fonder leur repos sur le bienêtre de la partie intéressante, laborieuse et utile de l’espèce humaine.

Pourquoi les sauvages du nouveau monde, dont la précaire subsistance repose sur le hasard d’une flèche, refusent-ils de bâtir des villages, d’enclore des terrains et de les cultiver ? c’est que ce genre de vie exige un travail trop assidu, trop pénible. Ils ont tort ; ils calculent mal, car les privations qu’ils endurent sont pires de beaucoup que les gênes que la vie sociale bien entendue leur imposerait. Mais, si cette vie sociale était une galère où, en ramant à tour de bras pendant seize heures sur vingt-quatre, ils ne parvinssent à produire qu’un morceau de pain insuffisant pour les nourrir, en vérité ils seraient excusables de ne pas aimer la vie sociale. Or tout ce qui rend plus pénible la situation du producteur, de l’homme essentiel des sociétés, tend à détruire le principe de vie du corps social ; à rapprocher un peuple civilisé d’un peuple sauvage ; à amener un ordre de choses où l’on produit moins et où l’on consomme moins ; à détruire la civilisation, qui est d’autant plus grande que l’on produit et consomme davantage. Vous remarquez en plusieurs endroits, que l’homme est naturellement indolent, et que c’est mal le connaître que « de supposer qu’il voudra toujours consommer tout ce qu’il sera capable de produire (page 503). » Vous avez bien raison ; mais je ne tiens pas un autre langage, lorsque je dis que l’utilité des produits ne vaut plus les services productifs au prix desquels on est obligé de les payer.

Vous-même semblez être convenu de cette vérité, lorsque vous avez dit dans une autre occasion (page342) : « Un impôt peut mettre un terme à la production d’une marchante dise, si personne dans la société ne peut consentir à mettre à cette marchandise un prix conforme aux nouvelles difficultés de sa production. » Et ce vice interne, (d’avoir coûté plus de frais de production qu’elle ne vaut), la marchandise le transporte au bout de l’univers. Partout elle est trop chère pour valoir ce qu’elle coûte, parce que partout on est obligé de la payer par des services productifs égaux à ceux qu’elle a coûtés.

Une considération qui n’est pas non plus à dédaigner, c’est que les frais de production ne sont pas seulement accrus par les droits multipliés, par la cherté de tout, mais encore par les usages qui résultent d’un ordre politique vicieux. Si les progrès du luxe et des gros émolumens ; si la facilité d’obtenir des gains illégitimes, par la faveur, dans les fournitures, dans les opérations de finance, forcent le manufacturier, le commerçant, le producteur véritable, pour conserver son rang dans la société, à réclamer des profits disproportionnés avec les services qu’ils rendent à la production, alors ces autres abus tendent à élever par d’autres causes les frais de production, et par conséquent les prix des produits, au-dessus de leur utilité réelle. La consommation en est d’autant plus restreinte, il faut, pour les acquérir, donner trop de services productifs à la création d’un autre produit, se jeter dans des frais de production trop considérables. Jugez par-là, monsieur, du mal qu’on fait en encourageant les dépenses inutiles, et en multipliant les consommateurs improductifs !

Ce qui prouve combien les frais de production sont l’obstacle réel qui s’oppose à la vente, c’est le rapide débit d’un objet qu’un moyen expéditif de production met à bon marché. S’il baisse d’un quart de son prix, la quantité de ce qu’on peut en vendre augmente du double. C’est que tout le monde alors l’acquiert avec moins de travail, moins de frais quelconques de production. Lorsque, par le système continental, il fallut payer pour avoir une livre de sucre, cinq francs, appliqués soit à la production du sucre même, soit à celle de toute autre marchandise qu’on échangeait contre du sucre, la France n’était en état d’en acheter que quatorze millions de livres[32]. Maintenant que le sucre est à bon marché, nous en consommons quatre-vingt millions de livres par an ; ce qui fait environ trois livres par personne. À Cuba, où le sucre est encore à meilleur marché, on en consomme au-delà de trente livres par personne libre[33].

Sachons donc convenir d’une vérité qui nous presse de tous les côtés : lever des impôts exagérés, avec ou sans la participation d’une représentation nationale, ou avec une représentation dérisoire, peu m’importe, c’est augmenter les frais de production, sans accroître l’utilité des produits, sans rien ajouter à la satisfaction que le consommateur peut en tirer ; c’est mettre une amende sur la production, sur ce qui fait exister la société. Et, comme parmi les producteurs, les uns sont mieux placés que les autres pour rejeter sur leurs co-producteurs le fardeau des circonstances, elles pèsent sur certaines classes plus que sur d’autres. Un capitaliste peut souvent retirer son capital d’un emploi, pour le consacrer à un autre ; il peut l’envoyer dans l’étranger. L’entrepreneur d’une industrie a souvent assez de fortune pour suspendre ses travaux pendant un temps. Aussi, tandis que le capitaliste, et l’entrepreneur restent maîtres des conditions, l’ouvrier est obligé de travailler constamment et à tout prix, même lorsque la production ne lui donne plus de quoi vivre. C’est ainsi, monsieur, que les frais excessifs de production réduisent plusieurs classes de certaines nations, à ne consommer que ce qu’il y a de plus indispensable à leur existence, et les dernières classes à périr de besoin. Or n’est-ce pas, d’après vous-même[34], de tous les moyens de réduire le nombre des hommes, le plus funeste et le plus barbare[35] ?

Ici se présente l’objection la plus forte peut-être, parce qu’elle est appuyée d’un exemple imposant. Dans les États-Unis, les entraves à la production sont peu multipliées, les impôts sont légers ; et là, comme ailleurs, les marchandises surabondent, le commerce manque de débouchés. « Ces difficultés, dites-vous[36], ne sauraient être attribuées à la culture des mauvaises terres, aux gênes de l’industrie, à l’énormité des impôts. Il faut donc, pour que les richesses augmentent, quelque chose encore indépendamment du pouvoir de produire. »

Hé bien ! le croirez-vous, monsieur ? selon moi c’est encore le pouvoir de produire, du moins à l’instant même, qui manque aux États-Unis, pour que les Américains puissent disposer avantageusement des produits surabondans de leur commerce.

L’heureuse situation de ce peuple pendant une longue guerre où il a presque toujours joui des avantages de la neutralité, a tourné beaucoup trop son activité et ses capitaux vers le commerce extérieur et maritime. Les Américains sont entreprenans ; ils naviguent à bon marché ; ils ont introduit dans les voyages de long cours, des manœuvres expéditives qui les abrègent, les rendent moins dispendieux, et correspondent à ces perfectionnemens qui, dans les arts, diminuent les frais de production ; enfin les Américains ont attiré vers eux tout le commerce maritime que les Anglais n’ont pas pu faire ; ce sont eux qui, pendant bien des années, ont servi d’intermédiaires entre toutes les puissances continentales de l’Europe et le reste du monde. Ils ont même obtenu plus de succès que les Anglais, par-tout où ils ont été en concurrence avec eux, comme à la Chine.

Qu’en est-il résulté ? une abondance excessive de ces produits que procure l’industrie commerciale et maritime ; et, lorsque la paix générale est venue ensuite libérer la route des mers, les navires français, hollandais, se sont lancés avec une sorte d’ivresse au milieu d’une carrière qui venait de s’ouvrir ; et, dans leur ignorance de l’état où se trouvaient les nations d’outre-mer, de leur agriculture, de leurs arts, de leur population, de leurs ressources pour acheter et consommer, ces navires, échappés à une longue détention, ont porté partout avec abondance les produits du continent de l’Europe, présumant que les autres contrées du globe, qui en étaient sevrées depuis long-temps, en seraient avides.

Mais, pour pouvoir acheter ce supplément extraordinaire, il aurait fallu en même temps que ces autres contrées, de leur côté, eussent pu créer à l’instant des produits extraordinaires ; car, encore une fois, la difficulté n’est point de consommer à New-York, à Baltimore, à la Havane, à Rio-Janeiro, à Buenos-Ayres, des marchandises d’Europe. On les y consommerait volontiers si l’on pouvait les y payer. Les Européens demandaient en paiement des cotons, des tabacs, du sucre, du riz ; et cette demande même en faisait monter le prix : et comme, toutes chères qu’étaient ces marchandises, et l’argent qui est une marchandise aussi, il fallait bien en prendre, ou revenir sans paiement, ces mêmes marchandises, devenues plus rares aux lieux de leur origine, devenaient plus abondantes en Europe, et ont fini par l’être trop pour s’y bien vendre, quoique la consommation de l’Europe ait fort augmenté depuis la paix ; de là les retours désavantageux que nous avons vus. Mais supposons pour un instant que les produits agricoles et manufacturés de l’Amérique du nord et de l’Amérique du sud fussent tout-à-coup devenus très-considérables lorsque la paix s’est faite, alors leurs populations, plus nombreuses et plus productives, auraient acheté facilement tout ce que les Européens y ont porté, et leur auraient fourni à bon compte des retours variés.

Quant aux États-Unis, cet effet aura lieu, je n’en fais aucun doute, lorsqu’ils pourront joindre aux objets d’échange que leur commerce maritime nous fournit[37], une plus grande quantité de leurs produits agricoles[38], et peut-être aussi quelques produits manufacturés. Leur culture s’étend, leurs manufactures se multiplient ; et, par une suite naturelle, leur population croît avec une étonnante rapidité. Encore quelques années, et l’ensemble de leurs industries formera une masse de produits parmi lesquels se rencontreront plus d’articles propres à fournir des retours profitables, ou, du moins, des profits dont les Américains emploieront une partie à l’achat des marchandises d’Europe.

On portera aux États-Unis les marchandises que les Européens réussissent à faire à moins de frais ; on rapportera celles que le sol et l’industrie des Américains réussiront à créer à meilleur marché que d’autres. La nature des demandes déterminera la nature des productions ; chaque nation s’occupera de préférence des produits qu’elle fait avec le plus de succès, c’est-à-dire avec le moins de frais de production ; et il en résultera des échanges mutuellement avantageux, et avantageux d’une manière constante. Mais ces améliorations commerciales ne peuvent avoir lieu qu’avec le temps. Les talens et l’expérience que les arts exigent, ne s’acquièrent pas en quelques mois ; il y faut des années. Ce n’est qu’après plusieurs tentatives, que les Américains sauront quels produits manufacturés ils peuvent créer avec succès[39]. Alors on ne leur portera plus ces produits-là ; mais les profits qu’ils tireront de cette production, leur procureront les moyens d’acheter d’autres produits européens.

D’un autre côté, les entreprises agricoles, quelque rapide que soit leur extension, ne peuvent que par degrés fort lents offrir, par leurs produits, des débouchés aux produits de l’Europe. À mesure que la culture et la civilisation s’étendent au-delà des monts Alleganys, dans le Kentuky et dans les territoires d’Indiana et des Illinois, les premiers gains sont employés à nourrir les colons à mesure qu’ils arrivent des états plus anciennement peuplés, à bâtir leurs habitations. Les profits qui excèdent ces premiers besoins, servent à étendre leurs défrichemens ; les suivans, à fabriquer des produits manufacturés pour la consommation locale : et ce ne sont que les épargnes du quatrième ordre, qui s’appliquent à manipuler et transformer les produits du sol pour la consommation lointaine. C’est alors seulement que les états nouveaux nous offrent, à nous Européens, quelques débouchés ; mais on voit que ce ne peut être dans leur enfance : il faut pour cela que leur population ait eu le temps de s’accroître, et que leurs produits agricoles soient devenus assez abondans pour qu’ils soient obligés d’en échanger la valeur au loin. Alors et par le progrès naturel des choses, au lieu de transporter des produits bruts, ils transportent des produits qui ont déja reçu quelques façons, et qui, offrant par conséquent plus de valeur sous un moindre volume, peuvent supporter les frais d’un long trajet. De tels produits arriveront en Europe par la Nouvelle-Orléans, ville destinée à devenir un des plus grands entrepôts du monde.

Nous n’en sommes pas encore à ce point ; faut-il donc s’étonner que les productions des États-Unis n’aient pas encore offert des débouchés analogues à l’élan commercial qui a suivi la paix ? Faut-il s’étonner même que les produits commerciaux amenés par les Américains eux-mêmes dans leurs ports, à la suite d’un développement exagéré de leur industrie nautique, s’y trouvent en surabondance ?

Vous voyez, monsieur, que ce fait n’a rien que de très-conforme à la doctrine professée par vos antagonistes.

Revenant à la situation pénible où se trouvent tous les genres d’industrie en Europe, je pourrais ajouter au découragement qui résulte des frais de production multipliés à l’excès, les désordres que de tels frais jettent dans la production, la distribution et la consommation des valeurs produites ; désordres qui amènent fréquemment sur le marché des quantités supérieures aux besoins, en écartant celles qu’on y pourrait vendre et dont les vendeurs emploieraient le prix à l’achat des premières. Certains producteurs cherchent à récupérer, par la quantité de ce qu’ils produisent, une partie de la valeur dévorée par le fisc. Certains services productifs ont pu se soustraire à l’avidité des agens du fisc, comme il arrive souvent pour le service des capitaux, qui continuent dans bien des cas à toucher les mêmes intérêts, tandis que les terres, les bâtimens, la main-d’œuvre, se trouvent surchargés. Un ouvrier qui a de la peine à nourrir sa famille, rachète quelquefois par un travail excessif le bas prix de la main-d’œuvre. Ne sont-ce pas là des causes qui dérangent l’ordre naturel de la production, et qui font produire dans certains genres au-delà de ce qu’on aurait fait, à ne consulter que les besoins des consommateurs ? Les objets de nos consommations ne nous sont pas nécessaires au même degré. Avant de réduire à moitié sa consommation de blé, on réduit au quart sa consommation de viande, on réduit à rien sa consommation de sucre. Il y a des capitaux tellement engagés dans certaines entreprises, particulièrement dans les manufactures, que leurs entrepreneurs consentent souvent à en perdre les intérêts, à sacrifier les profits de leur propre industrie, et continuent à travailler uniquement pour soutenir l’entreprise jusqu’à des temps plus favorables, et pour n’en pas perdre le fonds : d’autres fois ils craignent de perdre de bons ouvriers que la suspension de l’ouvrage forcerait à se disperser ; l’humanité seule des entrepreneurs suffit, dans quelques circonstances, pour continuer une fabrication à laquelle les besoins ne répondent plus. Delà des désordres dans la marche de la production et de la consommation, plus graves encore que ceux qui naissent de la barrière des douanes et de la vicissitude des saisons. De là des productions inconsidérées, des recours à des moyens ruineux, des commerces bouleversés.

Je remarquerai en même temps que, quoique le mal soit grand, il peut paraître encore plus grand qu’il n’est. Les marchandises qui surabondent dans les marchés de l’univers, peuvent frapper les yeux par leur masse, effrayer le commerce par l’avilissement de leurs prix, et n’être pourtant qu’une fort petite partie des marchandises faites et consommées en chaque genre. Il n’y a pas de magasin qui ne se vidât en peu de temps, si toute espèce de production de la marchandise qu’il contient venait à cesser simultanément dans tous les lieux du monde. On a remarqué, en outre, que le plus léger excès des envois par-dessus les besoins, suffit pour altérer considérablement les prix. C’est une observation du Spectateur d’Addisson (n° 200), que, lorsque la récolte des blés surpasse d’un dixième ce qu’on en consomme ordinairement, le blé tombe à moitié prix. Dalrymple[40] fait une observation analogue. Il ne faut donc pas s’étonner qu’un léger excédant soit représenté souvent comme une surabondance excessive.

Cette surabondance, comme j’en ai déja fait la remarque, tient aussi à l’ignorance des producteurs ou des commerçans sur la nature et l’étendue des besoins dans les lieux où l’on adresse des marchandises. Durant ces dernières années, il y a eu un grand nombre de spéculations hasardées, parce qu’il y avait beaucoup de nouveaux rapports entre différentes nations. Par-tout on manquait des données qui doivent entrer dans un bon calcul ; mais de ce qu’on a mal fait beaucoup d’affaires s’ensuit-il, qu’il fût impossible, étant mieux instruit, d’en faire de bonnes ? J’ose prédire qu’à mesure que les relations nouvelles deviendront anciennes, et que les besoins réciproques seront mieux appréciés, les engorgemens cesseront partout, et qu’il s’établira des relations constantes mutuellement profitables.

Mais en même temps il convient d’atténuer graduellement, et autant que les circonstances de chaque état le permettront, les inconvéniens généraux et permanens qui naissent d’une production trop dispendieuse. Il faut que l’on se persuade bien que chacun vendra d’autant plus aisément ses produits, que les autres hommes gagneront davantage ; qu’il n’y a qu’une seule voie pour gagner, c’est de produire, soit par son travail, ou par le travail des capitaux et des terres qu’on possède ; que les consommateurs improductifs ne sont que des hommes substitués aux consommateurs productifs ; que plus il y a de producteurs, plus il y a de consommateurs ; que, par la même raison, chaque nation est intéressée à la prospérité des autres, et que toutes sont intéressées à avoir ensemble les plus faciles communications, car toute difficulté équivaut à une augmentation de frais.

Telle est la doctrine établie dans mes écrits, et qui, je vous l’avoue, monsieur, ne me paraît pas avoir encore été ébranlée. J’ai pris la plume pour la défendre, non parce qu’elle est mienne (qu’est-ce, auprès de si grands intérêts, qu’un misérable amour-propre d’auteur ?) mais parce qu’elle est éminemment sociale, qu’elle montre aux hommes la source des vrais biens, et les avertit du danger de la tarir. Le reste de cette doctrine n’est pas moins utile en ce qu’il nous montre que les capitaux et les terres ne sont point productifs à moins d’être devenus des propriétés respectées ; que le pauvre lui-même est intéressé à défendre la propriété du riche ; qu’il est intéressé par conséquent au maintien du bon ordre, parce qu’une subversion qui ne pourrait jamais lui livrer qu’une proie passagère lui ôterait un revenu constant. Lorsqu’on étudie l’économie politique comme elle mérite d’être étudiée ; lorsqu’on s’est une fois aperçu, dans le cours de cette étude, que les plus utiles vérités reposent sur les principes les plus certains, on n’a rien tant à cœur que de mettre ces principes à la portée de toutes les intelligences. N’augmentons pas leurs difficultés naturelles par des abstractions inutiles ; ne recommençons pas le ridicule des économistes du XVIIIe siècle, par d’interminables discussions sur le produit net des terres ; décrivons la manière dont les faits se passent, et mettons à nu la chaîne qui les lie ; c’est alors que nos écrits acquerront une grande utilité pratique, et que le public sera vraiment redevable aux écrivains qui, comme vous, monsieur, ont tant de moyens pour l’éclairer.


LETTRE QUATRIÈME.


Monsieur,


J’ai cherché dans vos Principes d’économie politique ce qui pouvait fixer les opinions du public relativement aux machines, et en général relativement aux procédés expéditifs qui, dans les arts, abrègent la main-d’œuvre et multiplient les produits sans augmenter les frais de production. Je désirais y trouver de ces principes arrêtés, de ces formes rigoureuses de raisonnement qui commandent la conviction, et auxquelles votre Essai sur la population a accoutumé le public ; mais ce n’est point ici l’Essai sur la population.

Il me semble, (car je suis réduit à employer quelquefois cette formule après avoir lu vos démonstrations) ; il me semble que tout l’avantage que vous reconnaissez dans les machines, et en général dans les moyens expéditifs de produire, se réduit à celui de multiplier les produits à tel point, que, même lorsque leur valeur vénale a baissé, la somme de leur valeur totale surpasse encore ce qu’elle était avant le perfectionnement[41]. L’avantage que vous signalez est incontestable ; et l’on avait déja remarqué que la valeur totale des marchandises de coton, ainsi que le nombre des ouvriers occupés à cette industrie, s’étaient accrus singulièrement depuis l’introduction des moyens expéditifs. Une remarque analogue avait été faite relativement à la presse d’imprimerie, cette machine employée à la multiplication des livres, produit qui occupe maintenant, sans compter les auteurs, un bien plus grand nombre d’industrieux, qu’au temps où l’on copiait les livres à la main, et qui vaut bien plus en somme que lorsque les livres étaient plus chers.

Mais cet avantage, très-réel y n’est qu’un de ceux que les nations ont recueillis de l’emploi des machines. Il n’a rapport qu’à certains produits dont la consommation était susceptible de s’étendre assez pour balancer la diminution de leur prix ; tandis qu’il y a dans l’introduction des machines, un avantage commun à tous les procédés économiques et expéditifs en général : avantage qui serait senti, même lorsque la consommation du produit ne serait pas de nature à prendre la moindre extension ; avantage qui devait être apprécié rigoureusement dans des principes d’économie politique. Veuillez me pardonner si, pour me faire entendre, je suis obligé de revenir sur quelques notions élémentaires.

Les machines et les outils sont, les uns et les autres, des produits qui, aussitôt après leur production, se rangent dans la classe des capitaux, et sont employés à confectionner d’autres produits. La seule différence qu’il y ait entre des machines et des outils, c’est que les premières sont des outils compliqués, et que les outils sont des machines fort simples. Comme il n’existe pas d’outils ou de machines qui engendrent de la force, nous devons encore les considérer comme des moyens de transmettre une action, une force vive dont nous disposons, vers un objet qui doit en être modifié. Ainsi un marteau est un outil par le moyen duquel nous employons la force musculaire d’un homme pour aplatir, dans certain cas, une feuille d’or ; et les martinets d’une grosse forge sont de même des outils au moyen desquels nous employons une chute d’eau à aplatir des barres de fer.

L’emploi d’une force gratuite qui nous est fournie par la nature, n’ôte pas à une machine sa nature d’outil. La pesanteur multipliée par la vitesse, qui fait la puissance du marteau d’un batteur d’or, n’est pas moins une puissance physique de la nature, que la pesanteur de l’eau qui tombe d’une montagne.

Qu’est-ce que notre industrie tout entière, sinon un emploi plus ou moins bien entendu des lois de la nature ? C’est en obéissant à la nature, dit Bâcon, qu’on apprend à lui commander. Quelle différence voyez-vous entre des aiguilles à tricoter et un métier à faire des bas, si ce n’est que celui-ci est un outil plus compliqué et plus puissant que les aiguilles, mais du reste employant avec plus ou moins d’avantage les propriétés du métal, la puissance du levier, pour fabriquer les vêtemens dont nous couvrons nos pieds et nos jambes ?

La question se réduit donc à ceci : est-il avantageux pour l’homme de mettre au bout de ses doigts, un outil plus puissant, capable de faire beaucoup plus d’ouvrage, ou de le faire mieux, plutôt qu’un outil encore grossier, imparfait, avec lequel il travaille plus lentement, plus péniblement et plus mal ?

Je croirais faire injure à votre bon sens, à celui de nos lecteurs, si je doutais un instant de la réponse.

La perfection de nos outils, monsieur, est liée à la perfection de notre espèce. C’est elle qui établit la différence qu’on observe entre nous et les sauvages des mers australes, qui ont des haches de caillou, et des aiguilles à coudre faites avec des arêtes de poisson. Il n’est plus permis à quiconque écrit sur l’économie politique, de vouloir borner l’introduction des moyens que le hasard ou le génie mettront entre nos mains ; et cela dans le but de conserver plus de travail à nos ouvriers : il s’exposerait à ce qu’on employât tous ses propres raisonnemens à lui prouver que nous devrions, rétrogadant au lieu d’avancer dans la carrière de la civilisation, renoncer successivement aux découvertes que nous avons déja faites, et rendre nos arts plus imparfaits, pour multiplier nos peines en diminuant nos jouissances.

Sans doute il y a des inconvéniens à passer d’un ordre de choses à un autre, même d’un ordre imparfait à un ordre meilleur. Quelle personne sage voudrait renverser d’un coup les entraves qui gênent l’industrie, et les douanes qui séparent les nations, toutes préjudiciables qu’elles sont à leur prospérité ? Dans ces cas-là, le devoir des personnes instruites, ne consiste pas à fournir des motifs pour écarter et proscrire toute espèce de changement, sous prétexte des inconvéniens qu’il entraîne ; mais à apprécier ces inconvéniens, à indiquer les moyens praticables de les écarter autant que possible ou de les atténuer, afin de faciliter l’adoption d’une amélioration désirable.

L’inconvénient est ici un déplacement de revenu qui, lorsqu’il est brusque, est plus ou moins pénible pour la classe qui voit diminuer le sien. La substitution des machines diminue (quelquefois, mais pas toujours) le revenu de la classe dont le fonds consiste en facultés corporelles et manuelles, pour augmenter le revenu de la classe dont le fonds consiste en facultés intellectuelles et en capitaux. En d’autres termes, les machines expéditives, étant en général plus compliquées, exigent des capitaux plus considérables. Elles obligent en conséquence l’entrepreneur qui les emploie, à acheter plus de ce que nous avons nommé services productifs des capitaux, et moins de ce que nous appelons services productifs des ouvriers. En même temps, comme elles exigent dans leur direction générale et particulière, peut-être plus de combinaisons et une manutention d’affaires plus considérable, elles réclament plus de ce genre de services productifs d’où naît le revenu des entrepreneurs. Une filature de coton au petit rouet, comme on en voyait dans beaucoup de ménages en Normandie, mérite à peine le nom d’entreprise, tandis qu’une filature de coton en grand, est une entreprise majeure.

Mais l’effet le plus important, quoique peut-être le moins aperçu, qui provient de l’emploi des machines et en général de tout procédé expéditif, est l’augmentation de revenu qui en résulte pour les consommateurs de leurs produits ; augmentation qui ne coûte rien à personne, et qui mérite que nous entrions dans quelque détail.

Si le froment se broyait chez nous comme chez les peuples de l’antiquité, à force de bras, j’estime qu’il faudrait vingt hommes pour moudre autant de farine qu’en peut moudre une paire de meules dans nos moulins. Ces vingt hommes, dans les environs de Paris, étant occupés constamment, coûteraient 40 francs par jour ; et à 300 jours de travail dans l’année, ils coûteraient par 12,000 fr.
La machine et les meules coûteraient par aperçu 20,000 fr., dont l’intérêt annuel serait de 1,000
Il ne se présenterait probablement pas d’entrepreneur pour une semblable entreprise, à moins qu’elle ne leur rapportât par an environ. 3,000

La façon de la farine qu’on peut obtenir d’une paire de meules dans une année, reviendrait donc par ce moyen, environ à 16,000 fr.

Au lieu de cela, un meunier peut de nos
jours trouver à louer un moulin à un tournant, pour 2,000 fr.
Il paie à son garçon meunier 1,000
Je suppose que lui-même gagne pour son intelligence et pour ses peines 3,000

La même quantité de farine peut donc être broyée pour 6,000 fr.


au lieu de 16,000 fr. qu’elle aurait coûté si nous suivions encore les procédés des anciens.

La même population peut être nourrie, puisque le moulin ne diminue pas la quantité de la farine broyée : les profits gagnés dans la société suffisent encore pour payer les nouveaux produits ; car, du moment qu’il y a pour 6000 francs de frais de production payés, il y a pour 6000 fr. de profits gagnés : et la société jouit de cet avantage essentiel que les hommes qui la composent, quels que soient leurs moyens d’existence, leurs revenus, soit qu’ils vivent de leurs travaux, de leurs capitaux, ou de leurs fonds de terre, réduisent la portion de leur dépense consacrée à payer la façon de la farine, dans la proportion de seize à six, ou des cinq huitièmes. Celui qui dépensait huit francs par an pour sa nourriture, n’en dépense plus que trois ; ce qui équivaut exactement à une augmentation de revenu : car les cinq francs épargnés sur cet objet, ont pu être employés à tout autre. Si un perfectionnement égal avait eu lieu sur tous les produits auxquels nous employons nos revenus, nos revenus se seraient véritablement accrus des cinq huitièmes, et un homme qui gagne trois mille francs, soit à faire de la farine, soit de toute autre manière, serait réellement aussi riche que s’il en avait huit et que les procédés perfectionnés n’eussent pas été trouvés.

C’est a quoi M. de Sismondi n’a pas fait attention lorsqu’il a écrit le passage suivant : « Toutes les fois, dit-il[42], que la demande pour la consommation surpasse les moyens de produire de la population, toute découverte nouvelle dans les mécaniques ou dans les arts est un bienfait pour la société, parce qu’elle donne le moyen de satisfaire des besoins existans. Toutes les fois, au contraire, que la production suffit pleinement à la consommation, toute découverte semblable est une calamité, puisqu’elle n’ajoute aux jouissances des consommateurs que de les satisfaire à meilleur marché, tandis qu’elle supprime la vie elle même des producteurs. Il serait odieux de peser l’avantage du bon marché contre celui de l’existence. »

M. de Sismondi, comme on voit, n’apprécie pas suffisamment l’avantage du bon marché, et ne sent pas que ce qu’on dépense de moins sur un produit, peut être dépensé en plus pour un autre, en commençant par les plus indispensables.

Jusqu’à présent on ne peut apercevoir aucun inconvénient dans l’invention des moulins à farine ; et l’on y découvre l’avantage d’une diminution dans le prix du produit, qui équivaut à une augmentation de revenu pour tous ceux qui en font usage.

Mais cette augmentation de revenu procurée aux consommateurs, est prise, dit-on, sur les profits des dix-neuf malheureux que le moulin a laissés sans ouvrage. — C’est ce que je nie. Les dix-neuf travailleurs restent avec leur fonds de facultés industrielles, avec la même force, la même capacité, les mêmes moyens de travail, qu’auparavant. Le moulin n’entraîne pas pour eux la nécessité de rester sans occupation, mais seulement de choisir une autre occupation. Beaucoup de circonstances entraînent un inconvénient pareil, sans porter avec elles le même dédommagement. Une mode qui passe ; une guerre qui ferme un débouché ; un commerce qui change de cours, font cent fois plus de tort à la classe des ouvriers, que quelque nouveau procédé que ce soit.

Je suppose qu’on insiste et qu’on dise que les dix-neuf ouvriers vacans, en supposant même qu’ils trouvassent à l’instant des capitaux pour se livrer à une nouvelle industrie, ne vendraient pas leurs produits, parce que la masse des produits de la société serait par-là augmentée, sans que la somme de ses revenus le fût. — On a donc oublié que les revenus de la société sont augmentés par le fait même de la production des dix-neuf nouveaux travailleurs ? Le salaire même de leur travail est le revenu qui leur permet d’acquérir le produit de leur travail, ou de l’échanger contre tout autre produit équivalent. C’est ce que mes précédentes lettres établissent suffisamment.

Il ne reste donc, rigoureusement parlant, que l’inconvénient d’être obligé de changer d’occupation. Or les progrès qui se font dans un genre en particulier, sont favorables à l’industrie en général. L’augmentation de revenus qui est résultée pour la société d’une épargne sur ses dépenses, se porte vers d’autres objets. Une seule occupation s’est trouvée interdite à dix-neuf hommes qui jusque-là broyaient du grain ; cent autres occupations nouvelles, ou cent autres extensions des occupations anciennes, leur ont été ouvertes. Je n’en veux pour preuve que l’augmentation survenue dans les travaux et la population de tous les lieux où se sont perfectionnés les arts. La grande habitude que nous avons de voir les produits des arts nouveaux, nous empêche de les remarquer ; mais combien ne frapperaient-ils pas les anciens habitans de l’Europe, s’ils pouvaient renaître parmi nous ! Représentons-nous pour un moment quelques-uns, même des plus éclairés d’entre eux, tels que Pline ou Archimède, venant se promener dans une de nos villes modernes ; ils se croiraient environnés de miracles. L’abondance de nos cristaux et de nos vitres, nos grands miroirs et leur multiplicité, nos horloges, nos montres de poche, la variété de nos tissus, nos ponts de fer, nos machines de guerre, nos bâtimens de mer, les surprendraient au-delà de toute expression. Et s’ils entraient dans nos ateliers, quelle foule d’occupations dont ils ne pouvaient pas avoir la moindre idée ! Se douteraient-ils seulement que trente mille hommes travaillent en Europe toutes les nuits à imprimer des gazettes qu’on lit le matin en prenant du thé, du café, du chocolat ou d’autres alimens tout aussi nouveaux pour eux que les papiers-nouvelles eux-mêmes ? N’en doutons pas, monsieur ; si les arts se perfectionnent encore, comme je me plais à le croire, c’est-à-dire produisent plus à moins de frais, de nouveaux millions d’hommes dans quelques siècles produiront des choses qui exciteraient dans notre esprit, si nous pouvions renaître alors, une surprise non moins grande que celle qu’Archimède et Pline éprouveraient en revenant parmi nous. Prenons-y garde, nous autres qui barbouillons du papier à la recherche de la vérité : si nos écrits parviennent à nos neveux, la terreur que nous inspirent des perfectionnemens qu’ils auront de beaucoup surpassés, pourra bien paraître risible. Et quant aux ouvriers de votre pays, si habiles à-la-fois et si misérables, nos descendans pourront bien les regarder comme des gens que l’on forçait, pour gagner leur vie, à danser sur la corde avec des poids pendus à leurs pieds. Ils liront dans l’histoire que chaque jour, pour qu’ils pussent continuer leur danse, on proposait quelque nouveau plan, sauf le seul qui eût été efficace : détacher les poids. Nos descendans alors, après s’être moqués de nous, pourront bien finir par nous plaindre.

J’ai dit qu’un perfectionnement heureux pouvait avoir des inconvéniens passagers. Ceux qui accompagnent l’introduction des procèdes expéditifs, sont heureusement mitigés par des circonstances qui ont été déja remarquées, et par d’autres qui ne l’ont pas été. On a dit (et vous-même, monsieur, regardez cette circonstance comme pouvant seule surpasser l’inconvénient) on a dit que le bon marché qui résulte d’un procédé économique, en, favorise la consommation au point que la même production occupe plus de monde qu’auparavant ; ainsi qu’on l’a observé dans la filature et le tissage du coton. J’ajouterai qu’à mesure que les machines et les moyens expéditifs, se multiplient, il devient plus difficile d’en découvrir de nouveaux ; surtout dans un art ancien et qui a déja ses ouvriers formés. Les machines les plus simples se sont présentées les premières ; de plus compliquées sont venues ensuite ; mais à mesure qu’elles se compliquent, elles coûtent davantage à établir, exigent dans leur confection plus de travaux d’ouvriers, qui dédommagent en partie cette classe, des travaux qu’elle perd à l’emploi du nouveau procédé. La complication et la cherté d’une machine, sont des obstacles à une trop prompte adoption. La machine à tondre les draps au moyen d’un mouvement de rotation, a coûté dans l’origine, 25 à 30 mille francs. Beaucoup de fabricans ne purent dès l’abord disposer d’une somme pareille ; d’autres balancèrent et balancent encore avant d’en faire l’acquisition ; ils attendent un succès bien confirmé. Une telle lenteur dans l’introduction des nouvelles machines, en sauve à-peu-près tous les inconvéniens. Enfin je vous avoue que j’ai vu presque toujours dans la pratique, les machines nouvelles faire plus de peur que de mal. Quant au bien, il est constant et durable.

M. de Sismondi met en opposition ce qui arriverait dans le cas où cent mille tricoteuses avec leurs aiguilles, et mille ouvriers armés d’un métier à bas, fabriqueraient, chacun de leur côté, dix millions de paires de bas. Son résultat est que, dans ce dernier cas, les consommateurs de bas n’économiseraient que 50 centimes par paire, et cependant qu’une fabrication qui alimentait cent mille ouvriers, n’en pourrait plus nourrir que douze cents. Mais il n’arrive à ce résultat que par des suppositions qui ne sont pas admissibles.

Pour prouver que les consommateurs ne paieraient les bas que 50 centimes de moins, il suppose que les frais de production seraient, dans le premier cas, ainsi qu’il suit :


10 millions, pour achat de la matière première ;

40 millions, pour salaire de cent mille ouvriers, à 400 fr. par tête.

Total 50 millions, dont 40 distribués aux ouvriers.


Et, dans le second cas, il établit les frais ainsi qu’il suit :

10 millions, pour les matieres premières ;

30 millions, pour les intérêts du capital fixe et les profits des entrepreneurs ;

2 millions, pour les intérêts du capital circulant ;

2 millions, pour les réparations et le renouvellement des machines ;

1 million, pour le salaire de 1200 ouvriers.

Total 45 millions, dont un seulement pour les ouvriers, au lieu de quarante.


Or je vois dans cette dépense, 30 millions pour intérêts du capital fixe et pour le profit des entrepreneurs, ce qui supposerait, pour des entreprises capables d’occuper douze cents ouvriers et de rendre 15 pour cent de leurs capitaux, un capital total de deux cent millions, supposition véritablement extravagante.

Un ouvrier ne saurait travailler sur métiers à-la-fois ; mille ouvriers réclameraient donc l’emploi de mille métiers. Un bon métier à bas coûte 600 francs : les mille coûteraient en conséquence six cent mille francs. Ajoutons à ce capital, un autre capital pareil pour les autres ustensiles, les ateliers, etc. nous n’aurons encore besoin que d’un capital de douze cent mille francs. Nous admettons que les intérêts et les profits des entrepreneurs sur ce capital, seraient de 15 pour cent ; ce qui est bien honnête, car une industrie courante qui rapporterait davantage, serait, par la concurrence, ramenée à ce taux. Cela étant nous trouverons pour les intérêts et les profits des entrepreneurs, 180 mille francs au lieu de trente millions !

Même observation sur les deux millions pour frais d’entretien et de réparation ; car quand au lieu de réparer les métiers, on les renouvellerait en totalité chaque année, ils ne coûteraient encore que 600 mille francs.

Le capital circulant non plus, ne coûterait pas deux millions ; car de quoi se compose-t-il, toujours dans l’hypothèse de M. de Sismondi ? De la matière première qu’il porte à 10 millions, et des salaires qu’il porte à 1 million : ensemble 11 millions, dont l’intérêt, à 5 pour cent, est 550 mille francs. Mais comme dans cette industrie le produit peut être terminé et vendu en moins de six mois, le capital payé pour l’année, peut être employé deux fois et ne coûterait chaque fois que 275 mille francs, au lieu de deux millions.

Tous ces frais réunis ne font encore que 12,055,000 fr. au lieu de 50 millions, qu’en admettant les bases de M. de Sismondi, coûteraient les bas faits à l’aiguille. Je suis loin de croire que l’économie pût être aussi forte, car si l’auteur a porté trop haut le capital des machines, il leur a attribué une efficacité trop grande en supposant que par leur moyen douze cents ouvriers feraient autant que cent mille ; mais je dis que si l’économie de cette production était telle, le bas prix des bas ou de tout autre vêtement qu’on pourrait faire à l’instar des bas, en favoriserait tellement la consommation, qu’au lieu de voir les cent mille ouvriers qu’on y suppose employés, tomber à douze cent, on les verrait probablement s’élever à deux cent mille.

Et si la consommation de cet objet en particulier, n’admettait pas cette multiplication excessive d’un même produit, la demande augmenterait relativement à plusieurs autres ; car, faites attention, qu’après l’introduction des machines, il se trouve toujours dans la société les mêmes revenus, c’est-à-dire le même nombre de travailleurs, la même somme de capitaux, les mêmes fonds de terre. Or, si au lieu de consacrer, sur cette masse de revenus, 50 millions par an pour des bas, on n’est plus, au moyen des métiers, obligé d’en dépenser que douze, les 38 millions qui restent, sont applicables à d’autres consommations, si ce n’est à l’extension de la même.

Voila ce qu’enseignent les principes, et voilà ce que confirme l’expérience. Les maux que souffre la population de l’Angleterre, et que M. de Sismondi déplore avec l’accent d’un véritable philanthrope, tiennent à d’autres causes : ils tiennent principalement à ses lois sur les pauvres ; et ainsi que je l’ai insinué à une masse d’impôts qui rendent la production trop dispendieuse ; tellement que, les produits terminés, une grande partie des consommateurs ne gagnent pas assez pour atteindre au prix qu’on est obligé d’en demander.


LETTRE CINQUIÈME.


Monsieur,


À la lecture de vos Principes d’économie politique, l’objet qui le premier a dû fixer mon attention, était cette grande maladie qui tourmente maintenant le genre humain et qui l’empêche de vivre de ses produits. Quoique dans l’ordre des idées, une discussion sur la nature des richesses, dût précéder celle-là, pour aider l’esprit à comprendre tous les phénomènes qui se rapportent à leur formation et à leur distribution, je n’ai pas cru devoir lui accorder la préséance, en ce qu’elle semble intéresser plus spécialement ceux qui cultivent l’économie politique comme science, et sans aucune vue d’applications. Cependant je ne puis poser la plume sans vous dire ma pensée sur ce point. Vous m’y autorisez vous-même par la noble franchise avec laquelle vous provoquez des discussions qui puissent éclairer le public. « Il est à désirer, dites-vous (page 4) que ceux que le public regarde comme juges compétens, s’accordent sur les propositions principales. » On ne saurait donc trop les éclaircir.

Vous blâmez, comme trop vague, la définition que milord Lauderdale donne de la richesse en disant que c’est tout ce que l’homme désire comme pouvant lui être utile ou agréable ; et selon moi vous avez grande raison. Je cherche la définition que vous croyez devoir substituer à celle-là ; et je trouve que vous donnez le nom de richesses à tous les objets matériels qui sont nécessaires, utiles, ou agréables à l’homme (page 28). La seule différence que je remarque entre ces deux définitions, consiste dans le mot matériel que vous ajoutez à celle de milord Lauderdale ; et s’il faut que je vous l’avoue, ce mot me paraît le contraire de la vérité.

Vous devez pressentir mes raisons. La grande découverte de l’économie politique, ce qui la rend précieuse à jamais, c’est d’avoir montré que l’on peut créer de toutes pièces les richesses. L’homme a pu dès-lors savoir comment il fallait s’y prendre pour posséder ces bienheureux moyens de satisfaire ses désirs. Mais, ainsi que j’ai déjà eu occasion d’en faire la remarque, il est au-dessus du pouvoir de l’homme, d’ajouter un atome à la masse des matières dont se compose le monde. S’il crée de la richesse, la richesse n’est pas de la matière : il n’y a point de milieu. L’homme ne peut, au moyen de ses capitaux et de ses terres, que changer les combinaisons de la matière pour lui donner de l’utilité ; mais l’utilité est une qualité immatérielle.

Ce n’est pas le tout, monsieur, je crains que votre définition ne contienne pas le caractère essentiel de la richesse. Permettez-moi quelques explications pour appuyer ma pensée.

Adam Smith, avec tout le monde, a remarqué qu’un verre d’eau qui pouvait être une chose fort précieuse quand on a soif, n’était point une richesse. C’est pourtant un objet matériel, il est nécessaire, utile, ou agréable à l’homme. Il remplit toutes les conditions de votre définition ; et ce n’est pas de la richesse. Ce n’est pas du moins de celle qui fait le sujet de nos études et la matière de votre livre. Que lui manque-t-il pour cela ? d’avoir de la valeur.

Il y a donc des choses qui sont des richesses naturelles, fort précieuses pour l’homme ; mais qui ne sont point celles dont il est donné à l’économie politique de pouvoir s’occuper. Peut-elle les accroître ? Peut-elle les consommer ? Non ; elles suivent d’autres lois que les siennes. Un verre d’eau est soumis aux lois de la physique ; l’attachement de nos amis, notre réputation dans le monde, dépendent des lois de la morale, et échappent à celles de l’économie politique. Quelles sont donc les richesses du ressort de cette science ? celles qui sont susceptibles de création et de destruction, de plus et de moins ; et ce plus, ce moins, qu’est-ce encore une fois ? de la valeur.

Vous-même, monsieur, êtes forcé d’en convenir en plusieurs endroits. Vous dites (page 340) : « Il paraît donc que la richesse d’une nation dépend, en partie, de la quantité des produits obtenus par son travail (elle en dépend tout-à-fait) ; et en partie de l’adaptation de son travail aux besoins et aux moyens de la population, à l’effet de donner de la valeur à ses produits. » Et à la page suivante vous êtes encore plus positif. Après être entré plus avant dans la question, vous avouez que « il est évident que, dans l’état actuel des choses, la valeur des marchandises… peut être regardée comme la seule cause de l’existence de la richesse. » Comment se peut-il dès-lors qu’une condition aussi essentielle que la valeur, manque à votre définition ?

Mais cela ne suffit pas : nous ne connaîtrions qu’imparfaitement la nature des richesses, si nous ne parvenions à préciser ce mot valeur. Nous suffit-il pour posséder de grandes richesses, d’évaluer très-haut les biens que nous possédons ? Si j’ai fait construire une maison que je trouve charmante, et s’il me plaît de l’évaluer cent mille francs, suis-je réellement riche de cent mille francs à raison de cette maison ? Nous recevons un présent d’une personne qui nous est chère ; ce présent est inestimable à nos yeux : s’ensuit-il qu’il nous rende immensément riches ? Vous ne pouvez le penser. Pour qu’une valeur soit une richesse, il faut donc que ce soit une valeur reconnue, non par le possesseur, mais par une autre personne. Or, quelle preuve irrécusable peut-on donner qu’une valeur est reconnue, si ce n’est lorsque, pour l’avoir, d’autres hommes consentent à donner en échange, une certaine quantité d’autres choses pourvues de valeur. Malgré l’estimation de cent mille francs que j’aurai faite de ma maison, s’il m’est impossible de trouver quelqu’un qui, pour l’avoir, veuille sacrifier au-delà de cinquante mille de ces pièces que nous appelons un franc, je ne puis pas dire qu’elle vaille cent mille francs : elle n’en vaut réellement que cinquante mille ; elle ne me rend riche que de cinquante mille francs, et de tout ce qu’on peut avoir pour cinquante mille francs.

Aussi Adam Smith[43], immédiatement après avoir observé qu’il y a deux sortes de valeurs, et avoir nommé, assez improprement à mon avis, l’une valeur en usage, et l’autre valeur en échange, abandonne-t-il complètement la première, et s’occupe-t-il dans tout le cours de son ouvrage de la valeur échangeable uniquement. C’est ce que vous avez fait vous-même, monsieur[44] ; c’est ce qu’a fait M. Ricardo ; ce que j’ai fait ; ce que nous avons tous fait ; par la raison qu’il n’y a pas d’autre valeur en économie politique ; que celle là seule est sujette à des lois fixes, qu’elle seule, se forme, se distribue, et se détruit suivant des règles invariables, et qui peuvent devenir l’objet d’une étude scientifique. Par une suite nécessaire, le prix de chaque chose étant sa valeur échangeable estimée en monnaie, il n’y a que des prix courans en économie politique : ce que Smith appelle prix naturel, n’a rien de plus naturel que tout le reste : ce sont les frais de production ; c’est le prix courant des services productifs.

Je ne prétends point le dissimuler : vous avez, monsieur, dans M. Ricardo, un puissant et respectable auxiliaire. Il était contre vous dans la question des débouchés ; il combat avec vous dans la question des valeurs ; mais, malgré mes relations avec lui et l’estime réciproque dont nous faisons profession l’un pour l’autre, je n’ai pas craint de combattre deja ses raisons[45] : notre première passion à l’un et à l’autre, et j’ose dire la vôtre, monsieur, n’est-elle pas l’amour du bien public et de la vérité ?

Voici les paroles de M. Ricardo : « La valeur diffère essentiellement des richesses ; car la valeur ne dépend pas de l’abondance (des choses nécessaires ou agréables), mais de la difficulté ou de la facilité de leur production. Le travail manufacturier d’un million de personnes produira toujours la même valeur, mais ne produira pas toujours la même richesse. Par des machines plus parfaites, une habileté plus exercée, un travail mieux divisé ; par l’ouverture de nouveaux débouchés donnant lieu à des échanges plus avantageux, un million de personnes peuvent produire deux fois, trois fois autant de choses nécessaires ou agréables, qu’elles en pourraient produire dans une autre situation sociale ; et pourtant elles n’ajouteront rien à la somme des valeurs[46]. »

Cet argument, fondé sur des faits qui ne sont point contestés, paraît convenir parfaitement au sens que vous soutenez. Il s’agit de savoir comment ces faits confirment, au lieu de l’infirmer, la doctrine des valeurs, la doctrine qui établit que les richesses se composent de la valeur des choses que l’on possède, en réservant ce mot de valeur aux seules valeurs reconnues et échangeables.

Qu’est-ce, en effet, que la valeur, que cette qualité susceptible d’appréciation, susceptible de plus et de moins, qui réside dans les choses que l’on possède ? C’est la qualité qui nous permet d’obtenir, en échange des choses que nous avons, les choses dont nous avons besoin. Cette valeur est d’autant plus grande, que la chose que nous avons peut obtenir une plus grande quantité de la chose que nous desirons. Ainsi, quand j’ai besoin d’échanger un cheval que je possède contre du froment dont j’ai besoin, c’est-à-dire quand il me convient de vendre mon cheval pour acheter du blé, si mon cheval vaut six cents francs, j’ai une fois plus de valeur à mettre en blé, que si mon cheval ne valait que trois cents francs ; j’aurai une quantité double de boisseaux de blé, et en même temps cette portion de ma richesse sera le double plus grande. Et, comme le même raisonnement peut être appliqué généralement à tout ce que je possède, il s’ensuit que notre richesse se mesure sur la valeur des choses que nous possédons. C’est une conséquence que personne ne peut raisonnablement repousser.

Vous ne pouvez pas nier de votre côté, me dit M. Ricardo, que l’on ne soit plus riche lorsqu’on a plus de choses agréables et nécessaires à consommer, quelle que soit d’ailleurs leur valeur. J’en conviens en effet ; mais n’est-ce pas avoir plus de choses à consommer, que d’avoir la puissance d’en acquérir en plus grande quantité ? Posséder plus de richesses, c’est avoir dans ses mains le pouvoir d’acheter une plus grande quantité de choses utiles, une plus grande quantité d’utilité, en étendant cette expression à tout ce qui nous est nécessaire ou agréable. Or cette proposition n’a rien de contraire à ce qu’il y a de vrai dans la définition que M. Ricardo et vous, monsieur, donnez de la richesse. Vous dites que la richesse est dans la quantité de choses nécessaires ou agréables que l’on possède : je le dis comme vous ; mais, comme ces mots, quantité de choses nécessaires ou agréables, ont une signification vague et arbitraire qui ne peut point entrer dans une définition bien faite, je les précise par l’idée de leur valeur échangeable. Alors la limitation de l’idée d’utilité est d’être égale à une autre utilité quelconque que les autres hommes consentent à donner en échange de celle que vous possédez. Dès-lors il y a équation ; on peut comparer une valeur avec une autre par le moyen d’une troisième : un sac de froment est une richesse égale à une pièce d’étoffe, lorsque l’une et l’autre peuvent s’échanger contre une égale quantité d’écus. Voilà ce qui peut servir de base à des comparaisons, ce qui permet de mesurer une augmentation, une diminution ; en un mot, voilà les bases d’une science. L’économie politique n’existe point sans cela ; c’est cette seule considération qui l’a tirée du domaine des rêveries : elle est si essentielle, que vous lui rendez hommage sans le vouloir, et qu’il n’y a pas un de vos raisonnemens où elle ne soit exprimée ou sous-entendue. Autrement vous auriez fait reculer la science, au lieu de l’enrichir de vérités nouvelles.

En même temps que votre définition et celle de M. Ricardo manquent de précision, elles manquent aussi d’étendue ; elles n’embrassent pas la totalité de ce qui fait nos richesses. Quoi ! nos richesses se borneraient aux objets matériels nécessaires ou agréables ! Et nos talens, pour quoi les prenez-vous donc ? Ne sont-ce pas des fonds productifs ? n’en tirons-nous pas des revenus ? des revenus plus ou moins grands, de même que nous retirons un revenu plus grand d’un arpent de bonne terre, que d’un arpent de broussailles ? Je connais des artistes habiles, qui n’ont d’autre revenu que celui qu’ils tirent de leurs talens, et qui sont dans l’opulence. Selon vous, ils ne seraient pas plus riches qu’un barbouilleur d’échoppes.

Il vous est impossible de le nier : tout ce qui a une valeur échangeable fait partie de nos richesses. Elles se composent essentiellement des fonds productifs que nous possédons. Ces fonds sont ou des terres, ou des capitaux, ou des facultés personnelles. De ces fonds les uns sont aliénables et non consommables, comme les terres ; les autres aliénables et consommables, comme les capitaux ; d’autres enfin inaliénables et cependant consommables, comme les talens, qui périssent avec celui qui les possède. De ces fonds sortent tous les revenus qui font vivre la société ; et, ce qui paraît paradoxal quoique parfaitement vrai, tous ces revenus sont immatériels puisqu’ils dérivent tous d’une qualité immatérielle qui est l’utilité. Les différentes utilités sorties de nos fonds productifs, se comparent entre elles par leur valeur, que je n’ai pas même besoin de nommer échangeable, parce que, en économie politique, je n’en reconnais point à moins qu’elle ne soit échangeable.

Quant à la difficulté qu’élève M. Ricardo en disant que, par des procédés mieux entendus, un million de personnes peuvent produire deux fois, trois fois autant de richesses, sans produire plus de valeurs, cette difficulté n’en est pas une lorsque l’on considère, ainsi qu’on le doit, la production comme un échange dans lequel on donne les services productifs de son travail, de sa terre et de ses capitaux, pour obtenir des produits. C’est par le moyen de ces services productifs que nous acquérons tous les produits qui sont au monde ; et voilà, pour le dire en passant, ce qui donne de la valeur aux produits ; car, après les avoir acquis à titre onéreux, on ne peut pas les donner pour rien. Or, puisque nos premiers biens sont des fonds productifs que nous possédons, que nos premiers revenus sont les services productifs qui en émanent, nous sommes d’autant plus riches, nos services productifs ont d’autant plus de valeur, qu’ils obtiennent dans l’échange appelé production, une plus grande quantité de choses utiles. Et, en même temps, comme une plus grande quantité de choses utiles et leur meilleur marché sont des expressions parfaitement synonymes, les producteurs sont plus riches quand les produits sont plus abondans et moins chers. Je dis les producteurs en général, parce que la concurrence les oblige à donner les produits pour ce qu’ils leur coûtent ; tellement que lorsque les producteurs de froment ou d’étoffes réussissent, par le moyen des mêmes services productifs, à produire une double quantité de blé ou d’étoffe, tous les autres producteurs peuvent acheter une double quantité de blé ou d’étoffe avec un pareille quantité de services productifs, ou, ce qui est la même chose, avec les produits qu’ils en tirent.

Telle est ; monsieur, la doctrine bien liée sans laquelle il est impossible, je le déclare, d’expliquer les plus grandes difficultés de l’économie politique et notamment, comment il se peut qu’une nation soit plus riche lorsque ses produits diminuent de valeur, quoique la richesse soit de la valeur. Vous voyez que je ne crains point de réduire mes prétendus paradoxes à leur plus simple expression. Je les dépouille nus et je les livre à votre équité, à celle de M. Ricardo, et au bon sens du public. Mais en même temps je me réserve de les expliquer si on les entend mal, et de les défendre avec persévérance si on les attaque injustement.




FIN.
A.
Accumulations (seule manière de former un capital) ; sont nécessairement lentes, 73. Ne sont point des non-consommations, 80. Sont découragées quand les capitaux deviennent trop abondans, 83. Leur effet est en partie détruit par les pertes faites ailleurs, 84.
Agriculture ; ce qui s’oppose à ses progrès en France (note), 89. Elle pourrait doubler ses produits sans que le nombre des cultivateurs fut plus considérable, 90.
Améliorations, ne doivent pas être repoussées à cause de leurs inconvéniens, 133.
Angleterre (sous ce nom les Français désignent les îles britanniques) ne réussissait pas sous Élisabeth à occuper le tiers des ouvriers qu’elle a actuellement, 8. Pourquoi ne vend pas bien ses produits dans l’étranger, 16. Repousse par ses douanes même les denrées alimentaires avec quoi l’on pourrait la payer, 18. Pourquoi ne peut multiplier ses produits agricoles au point de pouvoir acheter ses produits manufacturés qui surabondent, 92.
Apparence, trompe quelquefois, 5.
Archimède ; étonnement qu’il éprouverait à la vue de nos ateliers et de nos produits, 143.
Avenir, le sacrifier au présent est funeste à la morale aussi-bien qu’à l’économie, 86.
B.
Bâcon ; mot de lui, 131.
Banque de France, combien a d’argent dans ses coffres (note), 101.
Brésil, pays mal administré, acheterait davantage s’il produisait plus, 17.
C.
Canaux de navigation, manquent à la France (note), 89.
Capital (valeur consacrée à une consommation reproductive) ; le service qu’il rend est un produit immatériel, 33. Sa consommation distinguée de la consommation de son service productif, 36. Se perpétue quoique composé de produits fugitifs (note), 38. Est employé tout entier à faire l’avance des frais de production, 67. Se forme nécessairement avec lenteur, 73. Se distribue d’une manière très-favorable entre les producteurs, 75. On est moins porté à de nouvelles accumulations quand les capitaux surabondent, 83. Dans quels cas ne donne plus de profits suffisans, 99 et 102. Évaluation de celui qui est nécessaire à une fabrique de bas, 148.
Capitaliste (propriétaire d’un capital), comment est producteur, 30. Consomme la valeur provenant du service de son capital, en même temps qu’un entrepreneur consomme le capital lui-même, 33. N’est pas un consommateur improductif, 65. Le motif qui dirige les capitalistes importe peu, 76. Pourquoi font peu d’améliorations agricoles en France (note), 89.
Chemins, manquent pour les débouchés des produits agricoles (note), 89.
Civilisation ; en quoi elle consiste, 104. Dépend de la perfection de nos outils, 132.
Commerçant (celui qui fait des entreprises commerciales) comment est producteur, 27.
Consommateur ; les vrais sont ceux qui produisent, 8. Un consommateur improductif ne peut rien acheter, 62. Si ce n’est avec ce que les autres produisent, 66 et 97. Le revenu des consommateurs est augmenté par l’emploi des machines, 135. Dans quel cas ils sont hors d’état d’acquérir les objets de leur consommation, 152.
Consommer, c’est détruire la qualité qui rend les choses propres à l’usage ; c’est par conséquent détruire ce qui fait leur valeur, 36.
Consommation (action qui détruit tout ou partie de la valeur des choses), 36. Reproductive, occupe autant les producteurs que les consommations improductives, 77. Dérangée par les frais de production, 120.
Contribuables, consommeraient davantage s’ils ne payaient pas de contributions, 66.
Cultivateurs, sont en France plus nombreux qu’il ne faut, 90.
D.
Débouchés ; manquent par le défaut de production, 98. Manquent aux États-Unis pour les produits commerciaux, et non pour les autres, 110. Fermés ou diminués en raison de la cherté des produits, 119.
Denrée (produit qu’on achète pour le consommer) ; voyez Produit.
Dette anglaise, favorable selon M. Malthus (note), 109. Erreur de ce système, ibid.
E.
Échange, l’acte par lequel on donne une chose évaluable pour recevoir en compensation une autre chose d’égale valeur.) Voyez Échanges.
Échanges ; ne peuvent avoir lieu que dans l’état de société, 23. Ne sont que des échanges d’utilité, 45. Constituent une faculté réservée exclusivement à l’homme, 61. Approprient tous les produits à tous les besoins, 62.
Économie politique, est une science nouvelle, 1. Et l’une de celles qui laissent le moins de faits inexpliqués, 43. Ne doit pas exhorter, mais décrire, 72. Conseille peu, 85. Enseigne une doctrine éminemment sociable, 124. Démontre que l’on peut créer les richesses de toutes pièces, 155. Depuis quand devenue une science, 165.
États-Unis, regorgent de marchandises anglaises, 13. Et de produits commerciaux, parce que leur commerce maritime a trop devancé leurs autres industries, 110. Quels produits ils fournissent à l’Europe, 114. À quelle époque ils procureront des retours avantageux, 115.
F.
Faits, trompent lorsqu’on en tire de fausses conséquences, 6
Fermier (celui qui est entrepreneur de culture) comment est producteur, 27. Mis en opposition avec le fabricant, 49.
Fonctionnaires publics, n’augmentent pas les débouchés par leurs consommations, 66.
Fonds de terre, ne donnent que des produits immatériels, 32.
Fonds productifs, se composent de tous les biens, quels qu’ils soient, d’où sort un revenu, 167.
Frais de production (ce qu’on est obligé de payer pour obtenir des services productifs), sont remboursés par la valeur du produit, 28. Dans le cours ordinaire des choses, le produit suffit pour les payer, 54. Sont d’autant moindres que le produit est plus abondant, 58. Leur taux élevé indique qu’il existe des produits capables de les couvrir, 62. Peuvent avoir plus de valeur que les produits qui en résultent, 99 et 104. Sont augmentés par les progrès du luxe, 105. Et diminués par l’emploi des procédés expéditifs, 135.
I.
Impôt ; son effet sur la production, 93. Oblige les producteurs à vivre seulement d’une partie de ce qu’ils ont produit, 97. Pourquoi il pèse spécialement sur la classe ouvrière, 108. Est une amende mise sur la production, ibid. Occasionne trop de certaines productions et pas assez des autres, 119.
Industrie ; pourquoi il s’en trouve si peu de lucratives, 99. Est un emploi plus ou moins bien entendu des lois de la nature, 131. Nombre immense des nouvelles jouissances, dû à ses progrès, 142.
Intérêt ; prix du service productif rendu par le capital, 39. C’est une valeur matérielle donnée en échange de ce service, et consommée par le capitaliste, 40.
Italie, regorge de marchandises anglaises, 11. Ne peut les acheter parce qu’elle ne produit pas de quoi les payer, 16.
J.
Jésuites, mirent un singulier avertissement en tête de leur commentaire sur Newton, 43.
L.
Lauderdale (milord), donne une mauvaise définition des richesses, 154.
Luxe, n’est pas plus favorable aux productions que les dépenses reproductives, 77. Augmente les frais de production des produits, 105.
M.
Machines, ne sont que des outils compliqués, 130. Leurs inconvéniens se réduisent à un déplacement de revenus, 134. Augmentent le revenu des consommateurs sans diminuer celui des producteurs, 135. Réclament des débouchés, et en créent, 141. Circonstances qui mitigent leurs inconvéniens passagers, 145. Font plus de peur que de mal, 146. Exemple du métier à tricoter, 147.
Majorité des votes ; moyen de l’obtenir sans être obligé de la payer, 19.
Malthus (M.) croit que toutes les marchandises peuvent surabonder à-la-fois, 10. Accuse MM. Ricardo et Say de n’avoir pas égard aux besoins bornés des consommateurs, 20. Nie l’existence des produits immatériels (il n’y en a pas d’autres), 32. Soutient que les services personnels ne sont pas productifs, 38. Et que cette proposition est la pierre angulaire de l’ouvrage d’Adam Smith, 40. Croit que les hommes peuvent produire plus de choses qu’ils n’en peuvent consommer, 48. Et que la valeur des produits peut ne pas suffire pour payer le travail qui les a faits, 54. Que les profits sont diminues par le bon marché des produits, 58. Que l’indolence empêche de consommer (oui, parce qu’elle empêche de produire), 62. Se contredit en regardant comme nécessaires les consommateurs improductifs, 64. Croit à tort qu’il faut que l’on, produise une valeur supérieure aux frais de production, 69. Voit avec terreur l’accroissement des capitaux, 70. Ne veut pas qu’on épargne, 74, 78 et 85. Compare la multiplication des capitaux à la multiplication des enfans (note), 86. Ne veut pas qu’on rembourse la dette publique (note), 109. N’attribue à l’invention des machines d’autre avantage que de favoriser le débit des produits, 138. Sa définition des richesses critiquée, 154.
Manufacturier (celui qui fait des entreprises de fabrication), comment est producteur, 27. Mis en opposition avec le cultivateur, 49. Pourquoi son revenu est augmenté par l’introduction des machines, en le supposant même réduit par l’effet de la concurrence, 135.
Marchandise (produit qu’on achète pour le revendre) ; voyez Produit.
Matière, n’est rien en économie politique, 44.
Matières premières, n’ont de valeur que par les services productifs qui les ont procurées (note), 68.
Militaires, n’augmentent pas les débauchés par leurs consommations, 66.
Monnaie, n’est qu’un agent passager servant à échanger ce que l’on vend contre ce qu’on achète, 3 et 29.
Moulins à blé ; avantage qui est résulté de leur emploi pour les consommateurs, 136.
N.
Nations, peuvent acheter tout ce qu’elles produisent, 52. Mais ne peuvent pas produire tout ce qu’elles veulent. 87. Leurs convulsions prévues, 95. Sont d’autant plus riches que leurs produits sont à meilleur marché, 169.
Nature ; c’est en lui obéissant qu’on lui commande, 131.
New-York ; pourquoi l’on y peut faire des ventes qu’on n’y aurait pas faites il y a deux cents ans, 7.
Nouvelle-Orléans ; ville destinée à devenir un des plus grands entrepôts du monde, 118.
Numéraire, Voyez Monnaie.
O.
Outils, sont des machines peu compliquées, 130. De leur perfection dépend la civilisation humaine, 132.
Ouvriers, manquaient d’ouvrage dès le temps d’Élisabeth, quoiqu’ils ne fussent pas le tiers en nombre de ce qu’ils sont à présent, 8. Leur travail est un produit immatériel, 34. C’est la valeur de ce produit qui fournit à leurs consommations, 37. Dans quels cas ils tombent a la charge de leur paroisse, 100. Dans quels cas leur travail cesse d’être offert (note), ibid. Pourquoi souffrent plus que les autres producteurs, 108. L’économie politique leur démontre la nécessité de défendre la propriété, 125. L’emploi des machines les oblige à changer leurs occupations, mais ne détruit pas la source de leur revenu, 140. Jugement que portera la postérité sur leur détresse actuelle, 144. Dédommagemens qui accompagnent pour eux l’emploi des machines, 145.
P.
Pline ; étonnement que le progrès des arts exciterait en lui, 142.
Population ; celle de la France pourrait être doublée, 90. Elle en serait moins grossière, 91.
Prix (valeur des choses estimée en monnaie) ; peut excéder la valeur de l’utilité qui résulte de la production, 99. Comment le luxe augmente le prix des choses, 105. La moindre surabondance des marchandises le fait baisser comidérablement, 122. Il n’y a que des prix-courans en économie politique, 160.
Prodigalité ; est le sacrifice de l’avenir au présent, 85.
Producteur (celui qui, par le moyen de son industrie, ou de son fonds de terre, ou de son capital, concourt à donner de la valeur aux choses), 30. Les producteurs sont des marchands d’utilité, 44. Peuvent acheter tout autant d’utilité qu’ils en ont produit, 52. Consomment les valeurs dont le capital leur fait l’avance, 75. Gagnent autant par les consommations reproductives que par les improductives, 77. Peuvent être mis hors d’état d’acheter leurs propres produits, 95. Et faire un métier de dupes, 99. Sont placés plus ou moins favorablement pour se soustraire au fardeau des circonstances, 108. Pourquoi plus riches quand les produits sont moins chers, 169.
Production (opération de laquelle il sort un produit) ; son tableau présente en raccourci, 27. Pourquoi se porte vers les objets dont le besoin se fait le plus sentir, 30 et 61. N’est qu’un changement de forme donné à la matière, 36. N’a pas été entièrement comprise par Adam Smith, 43. Bornes qu’y met la nature des choses, 88. Et l’impôt, 93. Cause des défauts de proportion qui s’y font remarquer, 119.
Produire (c’est donner de la valeur aux choses, ou augmenter celle qu’elles ont déjà ; ce qui s’effectue en les rendant propres à un usage quelconque), 23.
Produit-net des terres, vain sujet de dispute, 126.
Produits (résultats des opérations productives) ; Ils surabondent partout selon M. de Sismondi, 10. Leur valeur suffit pour payer tous les services productifs quand elle est égale à ce qu’ils ont coûté, 28 et 54. Ils s’échangent entre eux, 29. Leur valeur n’est point la même chose que celle des services productifs ; au contraire elle est inverse, 57. La baisse de leur prix ne diminue pas les profits des producteurs, 59. Ils trouvent toujours des consommateurs, du moment qu’on peut les payer, 61. Qui dit produit, dit une chose qui a une valeur et une chose qui a une valeur est toujours une chose dont on a besoin, 62. Il n’est pas nécessaire qu’ils paient au delà de leurs frais pour que la production puisse se continuer, 69. L’impôt en rend le prix disproportionné avec l’utilité dont ils peuvent être, 93. Une partie des produits seulement est laissée à la disposition des producteurs, 97. Ils sont rendus plus chers par les progrès du luxe, 105. La moindre baisse dans leur prix en augmente rapidement le débit, 106. Pourquoi l’Amérique n’en fournit pas pour des retours avantageux, 112. Quels sont ceux que les États-Unis fournissent à l’Europe, 114. Et ceux qu’ils pourraient fournir, 115. Désordres que les mauvaises lois introduisent dans leurs quotités réciproques, 119. La moindre surabondance avilit beaucoup leur prix, 122. La surabondance de plusieurs d’entre eux a tenu à l’ignorance où l’on était des besoins, ibid. Immense quantité de nouveaux produits due aux progrès de l’industrie, 142. Tous ceux qui sont au monde sont originairement acquis par des services productifs, 168.
Produits alimentaires, eux-mêmes, repoussés par l’Angleterre, 18. Sont bornés par l’étendue du territoire, 88. Pourraient doubler en France, 90.
Produits immatériels (valeur produite, et consommée en même temps que produite) ; tous les services rendus sont des produits immatériels, 32.
Produits anglais, pourquoi s’engorgent en Italie, au Brésil, 16.
Profits (prix de la vente que font les producteurs, de leurs services productifs) ; ceux d’un entrepreneur sont le prix de ses travaux industriels, 28. Fournissent à la consommation des producteurs, 30. Ne sont pas diminués par la baisse des produits, 56. Ceux d’un entrepreneur sont le salaire de son travail et de son talent (note), 68. Ne sont pas suffisans en Angleterre pour le faire vivre, 74. Comment diminués par l’impôt, 96.
Propriétaire foncier ; comment est producteur, 31. N’est pas un consommateur improductif, 65.
Propriété ; consolidée par les progrès de l’économie politique, 125.
R.
Rentiers, n’augmentent pas les déboursés par leurs consommations, 66.
Revenus ; quelle en est la source, 25. Sont tous immatériels, 35. Changemens qu’y opère l’introduction des machines, 134. Se composent de toute espèce de valeur échangeable qui sont incessamment d’un fonds, 167.
Ricardo (M.) critiqué par M. de Sismondi, 14. Identifie à tort les frais de production avec la valeur des produits : ils sont en raison inverse, 58. Croit que l’industrie est toujours en proportion des capitaux (note), 101. Soutient que la richesse est autre chose que la valeur des choses qu’on possède, 161. Son erreur démontrée, 163 et 166.
Richesses naturelles, sont celles que la nature ne nous fait pas payer, 22. Pourquoi elles ne sont pas du domaine de, l’économie politique, 156.
Richesses sociales, sont celles que nous achetons par des services productifs, et qui ont une valeur échangeable, 23. Ce sont les seules dont s’occupe l’économie politique, 24. Le phénomène de leur production imparfaitement décrit par Adam Smith, 43. Sont d’autant plus grandes que les produits sont à meilleur marché, 58. Mai définies par milord Lauderdale et par M. Malthus, 154. Peuvent être créées de toutes pièces, 155. Leur caractère essentiel est dans la valeur, 156. Se mesurent par la quantité des choses qu’on a de quoi acheter, 163. Sont donc d’autant plus grandes que les choses sont à meilleur marché, 169. Leur vraie nature précisée, 167.
S.
Sauvages ; pourquoi ils répugnent à la civilisation, 103.
Services productifs (action soit de l’industrie, soit d’un capital, soit d’un fonds de terre, dans une opération productive) ; ils sont le prix que nous donnons pour obtenir tous les produits, 23. Sont achetés par un entrepreneur qui les consomme, 27. Donnent tous des produits immatériels, 32. Sont la source de tous nos revenus, 35. Comment les produits suffisent pour les payer, 54. Même lorsque leur prix vient à baisser, 54. Sont d’autant mieux payés que les produits sont à meilleur marché, 57. Leur haut prix indique qu’il y a des productions qui sont profitables, 62. Les matières premières elles-mêmes tirent toute leur valeur des services productifs qui les procurent (note), 68.
Sismondi (M. de) se plaint que toutes les marchandises surabondent par tout, 10. Croit à tort que le capital de l’entrepreneur fait le revenu de l’ouvrier. (Ce revenu est son travail ; c’est la valeur de ce travail qu’il consomme,) 37. Croit tous les genres d’industrie obstrués, 99. N’a pas attaché assez d’importance au bon marché des produits, 138. Supposition inadmissible qu’il fait relativement au métier à tricoter, 147.
Smith (Adam) ; que la distinction du travail productif et improductif n’est pas le fondement de son livre, 40. N’a pas vu complètement le phénomène de la production et de la consommation des richesses, 43. N’attribue le nom de richesses qu’aux choses qui ont une valeur échangeable, 159.
Sucre ; quelle était sa consommation en France en 1813, 106. Quelle elle est en 1820, 107.
T.
Talens : font partie de nos richesses, 166.
Travail ; mot insuffisant pour exprimer les services productifs, 31 (voyez ce dernier mot), n’est point la pierre angulaire du livre d’Adam Smith, 41. N’est qu’un produit, 46.
V.
Valeur (qualité d’une chose qui fait quelle en peut obtenir une autre en échange) ; elle naît de l’utilité de la chose, 21 et 25. Est use qualité immatérielle qui fournit à toutes nos consommations, 36. Est la pierre angulaire de l’ouvrage d’Adam Smith, 40. Celle des produits, en baissant, augmente celle des fonds et des revenus d’une nation, 58. Forme le caractère essentiel de la richesse, 156. Doit être échangeable pour être reconnue, 158. Suit des lois constantes dont l’exposition fait l’objet de l’économie politique, 160. Se mesure par la quantité de choses utiles qu’elle obtient en échange, 163. Donne lieu à de véritables équations scientifiques, 165.
Valeurs enfouies, leur consommation n’est en général que différée, 77.
Vice, est un mauvais calcul, 86.
Villes manufacturières, offrent des débouchés aux produits agricoles (note), 69.
Y.
Young (Arthur), croit que la France pourrait doubler ses produits ruraux, 90.

  1. La traduction de ces Principes d’économie politique de M. le professeur Malthus, faite par M. F.-S. Constancio (traducteur de l’ouvrage de M. Ricardo), est sous presse, et paraîtra dans le courant du mois d’août, chez J.-P. Aillaud, libraire, quai Voltaire, n°21. Elle formera 2 vol. in-8o  d’environ 400 pages chacun.
  2. Nouveaux principes d’Économie Politique, de Sismondi, tom. I, pag. 337 et suiv.
  3. Principes d’Économie Politique, de Malthus, pag. 354. (Je cite sur l’édition anglaise, n’ayant pas encore vu de traduction).
  4. Traité d’Économie Politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses ; 4e édition, tom. II, pag. 5.
  5. Principes, etc. de Malthus, page 353.
  6. Ce qui rend souvent obscurs les auteurs anglais, c’est qu’ils confondent, à l’exemple de Smith, sous le nom de travail (labour), les services rendus par les hommes, par les capitaux et par les terres.
  7. Page 49
  8. Un domestique produit des services personnels qui sont en totalité consommés improductivement par son maître aussitôt que produits. Le service du fonctionnaire public est de même consommé en totalité par le public, à mesure qu’il est produit. Voilà pourquoi ces différens services ne donnent lieu à aucune augmentation de richesses. Le consommateur jouit de ces services, mais ne peut les accumuler. C’est ce qui est expliqué en détail dans mon Traité d’économie politique, 4e édition, tom. i, pag. 124. On ne conçoit pas, après cela, comment M. Malthus a pu imprimer, page 35, que « l’on ne peut expliquer les progrès que l’Europe a faits depuis les temps féodaux, si l’on considère les services personnels comme aussi productifs que le travail des marchands et des manufacturiers. » Il en est de ces services comme du travail du jardinier qui a cultivé des salades ou des fraises. La richesse de l’Europe ne vient certainement pas des fraises qui ont été produites, parce qu’elles ont dû, ainsi qu’un service personnel, être toutes consommées improductivement à mesure qu’elles mûrissaient, quoique moins promptement que des services personnels.

    Je nomme ici des fraises comme un produit fort peu durable ; mais ce n’est pas parce qu’un produit est durable, qu’il facilite davantage les accumulations. C’est parce qu’il est consommé de manière à reproduire sa valeur dans un autre objet. Car, durable ou non, tout produit est voué à la consommation, et ne sert à une fin quelconque que par sa consommation : (cette fin est, soit de satisfaire un besoin, soit de reproduire une nouvelle valeur.) Lorsqu’on se mêle d’écrire sur l’économie politique, il faut préalablement faire sortir de sa tête qu’un produit durable s’accumule mieux qu’un produit fugitif.

  9. Principes d’écon. pol., de M. Malthus, pag. 37.
  10. Ce que les Anglais appellent, Want and Supply.
  11. Quatrième édition, liv. I, ch. 15 ; liv. II, ch. 1, 2, 3, et 5. Voyez aussi l’Epitôme placé à la fin du même ouvrage, sur-tout aux mots, Services productifs, frais de production, revenus, utilité, valeur.
  12. Principes d’écon. polit., de Malthus, page 351.
  13. Un fermier qui vend un sac de froment 30 fr. et qui achète une pièce de calicot de 30 fr., n’échange-t-il pas son sac contre l’étoffe ; et le fabricant qui achète un sac de blé 30 fr., du prix de sa pièce d’étoffe, n’échange-t-il pas sen étoffe contre un sac de froment ?
  14. Pour qu’on ne m’accuse pas d’avoir dénaturé le sens de l’estimable professeur, en cherchant à le resserrer et à le rendre plus clair, je crois devoir donner en note la traduction exacte de ses passages.

    « Si les marchandises ne devaient être comparées et échangées que les unes avec les autres, il serait alors vrai que, pourvu qu’elles augmentassent suivant des proportions convenables, elles pourraient, quelle que fût leur augmentation, conserver la même valeur relative. Mais, si nous les comparons, comme nous le devons, avec le nombre et avec les besoins des consommateurs, une grande augmentation de produits avec un nombre stationnaire de consommateurs et des besoins réduits par la parcimonie, occasionneront de a toute nécessité une grande chûte dans la valeur des produits estimée en travail, tellement que le même produit qui aura coûté le même travail qu’auparavant, ne pourra plus en acheter la même quantité. Pag. 355.

    On avance qu’une demande effective n’est autre « chose que l’offre effective que l’on fait d’une marchandise en échange d’une autre. Mais est-ce bien là tout ce qui est nécessaire pour une demande effective ? Quoique chacune des marchandises puisse avoir coûté, pour sa production, la même quantité de travail et de capital, et qu’elles puissent équivaloir l’une à l’autre, cependant elles peuvent, toutes les deux, être abondantes au point de ne pouvoir acheter plus de travail qu’elles n’en ont coûté, ou du moins de n’en pouvoir acheter que très-peu au-delà de ce qu’elles en ont coûté. Dans ce cas la demande serait-elle effective ? Suffirait-elle pour engager à continuer la production ? Indubitablement NON. » Ibid.

  15. Suivant l’expression anglaise : When they do not command the saine quantity of labour as before.
  16. Cette démonstration, pour le dire en passant, ruine complètement une assertion de M. Malthus, que le bon marché est toujours aux dépens des profits (pag. 370), et ruine par conséquent tous les raisonnemens qu’il fonde sur cette base. La même démonstration est de même fatale à toute cette partie de la doctrine de M. Ricardo, où il se flatte d’établir que ce sont les frais de production, et non la proportion de l’offre avec la demande, qui règle le prix des produits. Il identifie les frais de production avec les produits, tandis qu’ils sont en opposition, et que les premiers sont d’autant moindres, que les seconds sont plus abondans.
  17. Quelques personnes s’imaginent que, lorsqu’on emploie un capital dans une entreprise, la portion de ce capital qui est employée à l’achat des matières premières, n’est pas employée à l’achat de services productifs. C’est une erreur. La matière première elle-même est un produit qui n’a d’autre valeur que celle qui précédemment y a été répandue par les services productifs, qui en ont fait un produit, une valeur. Quand la matière première est de nulle valeur, elle n’emploie aucune partie du capital ; quand il faut la payer, ce paiement n’est que le remboursement des services productifs qui lui ont donné de la valeur.
  18. Les profits que fait un entrepreneur dans son entreprise, sont le salaire du travail et des talens qu’il a mis dans son affaire. Il ne continue la même entreprise qu’aussi long-temps que ce salaire est tel, qu’il n’en pourrait pas espérer un meilleur dans une autre entreprise. Il est un des producteurs nécessaires, et tes profits font partie des frais nécessaires de la production.
  19. Ce cas est bien plus fréquent en France qu’en Angleterre, où le taux des profits industriels et de l’intérêt des capitaux est trop bas pour que, dans les industries ordinaires, les premiers suffisent à l’entretien d’une famille dépourvue de capitaux.
  20. En Angleterre les raisins sont un objet de luxe.
  21. « Quelle accumulation de produits ! Quels prodigieux débouchés, selon M. Say, dit M. Malthus, un pareil événement ouvrirait ! » Le savant professeur se méprend totalement ici sur le sens du mot accumulation : une accumulation n’est point une non-consommation ; c’est la substitution d’une consommation reproductive à une consommation improductive. Je n’ai point dit, d’ailleurs, qu’un produit épargné était un débouché ouvert ; j’ai dit qu’un produit créé était un débouché ouvert pour un autre produit ; et cela est vrai, soit qu’on en dépense la valeur improductivement, soit qu’on la joigne à ses épargnes, c’est-à-dire aux dépenses reproductives qu« l’on se propose de faire.
  22. « Il faut convenir que les produits annuellement épargnés sont aussi régulièrement consommés que ceux qui sont annuellement dépensés, mais qu’ils sont consommés par d’autres personnes. » Principes d’écon. polit., de M. Malthus, pag. 31.
  23. « Quand il y a plus de capitaux qu’il n’en faut dans un pays, recommander l’épargne est contraire à tous les principes d’économie politique. C’est comme si l’on recommandait le mariage à un peuple qui meurt de faim. » Principles of political economy, pag. 495.

    Comment M. Malthus ne voit-il pas que le mariage fait naître des enfans et par conséquent de nouveaux besoins ; tandis que les capitaux n’ont aucun besoin, et portent au contraire en eux-mêmes les moyens d’en satisfaire ?

  24. Les principaux obstacles aux améliorations agricoles en France, sont, d’abord, la résidence des riche ? propriétaires et des gros capitalistes dans les villes, et sur-tout dans une immense capitale : ils ne peuvent pas prendre connaissance des améliorations auxquelles ils pourraient employer leurs fonds ; et ils ne peuvent pas en surveiller l’emploi de manière qu’il fût suivi d’une augmentation de revenu correspondante. En second lieu, ce serait vainement que tel canton reculé dans les terres doublerait ses produits : il peut à peine se défaire de ce qu’il produit déja, faute de chemins vicinaux bien entretenus et faute de villes industrieuses à portée. Les villes industrieuses consomment les produits ruraux et fabriquent en échange des produits manufacturés qui, renfermant plus de valeur sous un moindre volume, peuvent se transporter plus loin. C’est là le principal obstacle aux accroissemens de l’agriculture française. Des canaux de navigation petits et multipliés ; des chemins vicinaux bien entretenus, mettraient en valeur les produits ruraux. Mais il faut pour cela des administrations locales choisies par les habitans, et ne s’occupant que du bien du pays. La possibilité des débouchés existe, mais on ne fait pas ce qu’il faut pour en jouir. Les administrateurs, choisis dans l’intérêt de l’autorité centrale, deviennent presque tous des agens politiques ou fiscaux, ou, ce qui est encore pis, des agens de police.
  25. Voy. en France, tom. II, page 98 de l’édit. angl.
  26. Cette supposition est très-admissible, puisqu’en Angleterre les trois quarts de la population habite les villes et par conséquent ne se livre point aux travaux champêtres. Un pays qui nourrirait 60 millions d’habitans pourrait donc être fort bien cultivé par 15 millions de cultivateurs ; nombre auquel on porte les cultivateurs de la France actuelle.
  27. Les moyens qu’on a d’acquérir sont les profits que chacun tire de son industrie, de ses capitaux et de ses terres. Les consommateurs qui n’ont ni industrie, ni capitaux, ni terres, dépensent ce qu’ils prélèvent sur les profits des premiers. Dans tous les cas chacun a un revenu qui a des bornes ; et, quoique les personnes qui ont un fort gros revenu puissent sacrifier beaucoup d’argent pour de fort minces jouissances, néanmoins on conçoit que, plus la jouissance est chère, et moins on y tient.
  28. S’il la diminue en qualité, c’est comme s’il la faisait payer plus cher.
  29. Nouveaux principes, liv. IV, chap. 4
  30. L’ouvrier ne peut travailler d’une manière constante, que lorsque son travail paie sa Subsistance ; et quand sa subsistance est trop chère, il ne convient plus à aucun entrepreneur de l’employer. Alors on peut dire en économie politique, que l’ouvrier n’offre plus son travail productif, quoiqu’il l’offre avec beaucoup d’instances ; mais cette offre n’est pas acceptable aux seules conditions durables auxquelles elle peut être faite.
  31. M. Ricardo prétend que, en dépit des impôts et autres entraves, il y a toujours autant d’industrie que de capitaux employés, et que tous les capitaux épargnés sont toujours employés, parce qu’on n’en veut pas perdre l’intérêt. Il y a au contraire beaucoup d’épargnes qui ne se placent pas lorsque les emplois sont difficiles, ou qui, étant placées, se dissipent dans une production mal calculée. M. Ricardo d’ailleurs est bien démenti par ce qui nous arriva en 1813, où les fautes du gouvernement ruinèrent tout commerce, et où l’intérêt de l’argent tomba fort bas, faute de bons emplois ; et par ce qui nous arrive en ce moment, où les capitaux dorment au fond des coffres des capitalistes. La banque de France seule a 213 millions en espèces dans ses caisses, Somme plus que double de la somme de ses billets en circulation, et six fois plus considérable que celle que la prudence lui conseillerait de garder pour les remboursemens éventuels.
  32. Voyez le rapport sur la situation de la France, fait en 1813 par le ministre de l’intérieur de cette époque. Il avait intérêt à déguiser cette diminution de commerce.
  33. Humbolt : Essai sur la nouv. Esp., T. 3, p. 183.
  34. Voyez l’Essai sur la population de Malthus, liv. II, chap. ii de la traduction française, et chap. 13 de la 5e édition anglaise.
  35. M. Malthns, toujours convaincu qu’il y a des classes qui rendent service à la société par cela seul qu’elles consomment sans produire, Regarderait comme un malheur que l’on parvint à rembourser aux prêteurs la totalité ou seulement une grande partie de la dette anglaise. Cette opération serait au contraire selon moi fort désirable pour l’Angleterre, parce qu’il en résulterait que les créanciers de l’état, étant remboursés, tireraient un revenu quelconque de leurs capitaux ; que les contribuables dépenseraient eux-mêmes les 40 millions sterling qu’ils paient maintenant aux créanciers de l’état ; que l’impôt étant diminué de 40 millions sterling, tous les produits seraient moins chers ; que la consommation s’en étendrait considérablement ; qu’elle donnerait de l’ouvrage aux ouvriers, au lieu des coups de sabre qu’on leur distribue ; et j’avoue que ces résultats ne me semblent pas de nature à inquiéter les amis du bien public.
  36. Page 498.
  37. Les produits commerciaux des États-Unis, qu’ils nous fournissent en échange, sont : du sucre de l’Inde, de la Chine et de la Havane, du café, du thé, des nankins, de l’indigo, du gingembre, de la rhubarbe, de la cannelle, de la soie écrue, du poivre.
  38. Les produits de leur sol et de leurs arts, qu’ils nous fournissent, sont : du coton, du tabac, de la potasse, du riz, du quercitron (quercus citrina), de l’huile de poisson, quelques bois de teinture.
  39. Les travaux manufacturiers qu’un peuple nouveau peut exécuter avec plus d’avantage, sont, en général, ceux qui donnent des préparations aux matières de son cru ou d’un commerce peu coûteux. Il n’est pas probable que les États-Unis fournissent jamais des draps à l’Europe ; mais ils lui fourniront peut-être des tabacs manufacturés, des sucres raffinés ; qui sait même s’ils ne parviendront pas à établir des cotonnades à meilleur compte que l’Angleterre ?
  40. Considérations on the policy of entails, pag. 14
  41. « Quand une machine est inventée, qui, en épargnant de la main-d’œuvre, fait revenir les marchandises à meilleur marché, l’effet ordinaire est une augmentation de demande…telle, que la valeur totale de la masse de marchandise ainsi faite, excède de beaucoup la valeur totale que la même marchandise avait auparavant, et que le nombre des ouvriers employés à sa fabrication, est accru plutôt que diminué. » Malthus : Princ. d’Éc. Pol. Page 402.

    « Mais nous devons convenir que le principal avantage provenant de la substitution des machines au travail des bras, dépend de l’extension que prend le marché et de l’encouragement qui en résulte pour la consommation ; et que, sans cela, l’avantage de cette substitution est à-peu-près perdu. » Page 412.

  42. Nouveaux principes d’économie politique, tom. II page 317.
  43. Liv. I, ch. 4.
  44. Il est donc évident que la valeur des marchandises, c’est-à-dire le sacrifice en travail, ou en tout autre article, que les gens consentent à faire pour les obtenir en échange, etc. » Malthus : Principes d’économie politique, page 341 de l’édition anglaise.
  45. Voyez les notes que j’ai ajoutées à la traduction française que M. Constancio a donnée des Principes d’économie politique de M. Ricardo.
  46. Principes d’économie politique, de M. Ricardo, seconde édition anglaise, chap. 20.