Lettres à un ami sur l’office divin de l’Église catholique orthodoxe d’Orient/I/Lettre quatrième

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Lettres à un ami sur l’office divin de l’Église catholique orthodoxe d’Orient (Письма о Богослуженіи Восточной Каѳолической Церкви)
Traduction par le Prince Nicolas Galitzin.
Imprimerie française (p. 23-33).


LETTRE QUATRIÈME.


Voici maintenant la partie la plus essentielle de la liturgie. Le chœur chante l’hymne des chérubins. Le sens vous en paraît peut-être obscur ; en voici la signification : « Nous qui figurons mystérieusement les chérubins, et qui, conjointement avec eux, entonnons le cantique trois fois saint à la vivifiante Trinité, dégageons-nous de toute préoccupation mondaine, car nous nous préparons à porter en triomphe le Roi de tous, que des légions d’anges armés de lances soutiennent invisiblement. »

Vous demanderez ce que signifie ce mot de lances ? Voici l’idée que l’auteur de l’hymne a voulu exprimer : les soldats romains, en proclamant l’avénement de leurs empereurs, avaient l’habitude de l’élever sur un bouclier, au milieu d’une légion, de sorte qu’il semblait porté sur les lances, dont il était environné. C’est ce même tableau que l’Église veut rappeler, lorsqu’après les mots « dégageons-nous de toute préoccupation mondaine », le diacre, comme un des anges de la légion invisible, paraît, tenant au-dessus de sa tête, en guise de bouclier, la patène sur laquelle repose le Roi de tous, sous l’humble aspect de l’agneau. — Comme elle vient à propos, comme elle résonne délicieusement, cette parole : « dégageons-nous de toute préoccupation mondaine » : elle arrache notre esprit à toutes les inquiétudes et soucis de cette terre. — L’évêque se lave les yeux et les mains afin de voir et d’agir avec pureté, puis il reprend sa place devant l’autel ; après avoir étendu trois fois les mains vers le ciel pendant une prière secrète, il se rend lui-même à la table de l’offertoire pour commémorer les vivants et les morts, et tout disposer pour la translation de la mystérieuse hostie, toute préparée sur l’autel, où elle sera immolée pour les péchés des hommes. Les fidèles accueillent cette procession solennelle nommée grand introïtus, en courbant la tête et en demandant à voix basse aux prêtres qui passent devant eux, de ne point les oublier auprès du Seigneur ; ceux-ci répondent à haute voix par une commémoration générale, en commençant par l’Empereur et la famille impériale et en finissant par les assistants et tous les orthodoxes fidèles.

L’hymne du samedi saint, qu’on chante à ce moment de la messe à la liturgie de St. Basile, est encore plus touchante : « Que toute chair humaine se taise et assiste avec tremblement et crainte ; qu’elle bannisse toute idée mondaine : car le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs vient s’immoler et s’offrir en nourriture aux fidèles. Il est précédé de toute la milice céleste des anges, avec toute autorité et puissance, ainsi que des chérubins aux yeux nombreux, et des séraphins à six ailes, qui se voilent la face en entonnant : Alléluia ! » Les paroles harmonieuses de ce chant sont aussi accompagnées d’une représentation figurée : les diacres, précédés de céroféraires, tels que des anges ouvrent la marche, en laissant retomber leurs étoles comme des ailes ; d’autres agitent l’air au-dessus des vases sacrés avec les ripides (éventail sacré), sur lesquelles sont dessinées des images de chérubins ; d’autres encore font fumer l’encens pendant toute la procession comme pour lui préparer sa voie dans les airs ; un des diacres porte sur sa tête le voile[1] qui représente le linceul de J. C., un autre porte le pallium, signe de l’incarnation, sur lequel resplendit la croix, ce symbole du Fils de l’homme, qui, au dernier jour, le précédera dans le ciel quand il viendra juger les hommes. Le plus ancien des diacres tient élevée au-dessus de sa tête la patène[2] sur laquelle repose l’hostie, couverte d’une voile ; après lui, suit le plus anciens des prêtres, portant le calice, qui bientôt va contenir le propre sang du Sauveur ; ensuite viennent par rang d’ancienneté les autres prêtres, chacun d’eux tenant en mains un des instruments de la passion : la croix, la lance, l’éponge qui servit à abreuver Notre-Seigneur de fiel, et la cuiller qui sert à administrer le saint sacrement aux fidèles. L’évêque, dépouillé de sa mitre et du pallium, vient avec humilité au-devant de cette procession toute mystique, qu’il reçoit à la porte du sanctuaire : déposant la patène et le calice sur l’autel, de même que Joseph d’Arimathée descendit le corps de Jésus-Christ dans un sépulcre, il rappelle l’action de ce saint homme, en disant : « le juste et vertueux Joseph, ayant descendu de la croix votre corps sacré, l’enveloppa d’un linceul blanc et d’aromates et le mit dans un sépulcre tout neuf. »

Le diacre vient de nouveau se placer au milieu du peuple et invite à « accomplir la prière au Seigneur » ; mais ce ne sont plus les biens terrestres et périssables qu’il demande : il invoque l’assistance d’un ange gardien, il demande ce qui peut être utile et salutaire à l’âme, le pardon des péchés, une vie désormais consacrée à la pénitence, enfin une mort chrétienne, sans douleur, et un compte satisfaisant à rendre à J. C. à son redoutable tribunal du jugement dernier. Combien elles sont édifiantes ces prières et faites pour nous faire rentrer en nous-mêmes ! Ensuite, après avoir entendu avec toute l’Église des vœux de paix exprimés par la bouche du pontife, le diacre nous invite à nous aimer mutuellement et à confesser dans un même esprit… le chœur terminant la phrase, chante : le Père, le Fils, le Saint-Esprit, la Trinité consubstantielle et indivisible, pour montrer que nous sommes animés d’un seul et même amour, et que c’est dans de tels sentiments que nous confessons le vrai Dieu. Autrefois, pendant ce chant qui précède le Crédo, tous les chrétiens s’embrassaient mutuellement ; aujourd’hui, les prêtres seuls dans le sanctuaire donnent le baiser de paix à l’évêque, puis ils s’embrassent entre eux. Le diacre s’écrie ensuite : « les portes, les portes, prêtons l’oreille à la sapience. »

Dans l’antiquité, à ce signal, les fidèles fermaient toutes les portes de l’église, pour qu’aucun de ceux qui n’étaient pas initiés aux mystères du christianisme, ou qui en étaient les persécuteurs, ne pussent y pénétrer pendant la célébration du sacrifice. De nos jours, l’Église n’a plus de pareils sujets de crainte, aussi loin de là, au moment où le diacre dit : les portes, les portes, on enlève le rideau qui dérobe le sanctuaire, et cet enlèvement du rideau signifie que les mystères sont visibles et accessibles à chacun par la foi ; la même signification mystique est figurée par l’enlèvement du voile qui recouvre les saintes espèces, et qui, pendant le chant du symbole de foi, est agité au-dessus de la tête inclinée de l’évêque, en signe de la descente du Saint-Esprit. Le diacre excite encore une fois les fidèles au recueillement, en leur recommandant de « se tenir convenablement, avec crainte, d’être attentifs à ce que le saint sacrifice soit offert en paix » ; après quoi il rentre dans le sanctuaire.

Alors pour la dernière fois, afin d’exciter davantage encore la ferveur des assistants au moment où la consécration va être célébrée, l’évêque vient au-devant des fidèles, tenant en main les flambeaux, qu’il élève vers le ciel, et dit : « que la grâce de Notre-Seigneur J. C., l’amour de Dieu le Père et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous » ; et comme gage de ces trois dons, il ajoute : « élevons nos cœurs », à quoi le chœur répond pour l’assistance : « Nous les avons élevés vers le Seigneur. » Pourtant les idées les plus impures assiègent peut-être en ce moment notre esprit. « Oh ! que fais-tu, mon frère ? » disait jadis St. Éphraïm le Syrien ; « n’as-tu pas promis au prêtre de tenir ton cœur élevé vers le Seigneur, et ne crains-tu pas d’être en ce moment même convaincu de mensonge ? Ô miracle immense ! L’agneau de Dieu s’immole pour toi, toutes les puissances célestes se joignent au prêtre pour prier pour toi, le sang de J. C. coule dans la coupe sacrée, et tu n’es pas confondu, tu ne fonds pas en larmes, et tu ne pries ni pour toi-même, ni pour les autres dans cet auguste moment ! »

« Rendons grâce à Dieu, » dit finalement l’évêque, en donnant sa bénédiction aux fidèles ; puis il rentre dans le sanctuaire, au son de la grande cloche qui s’ébranle, pendant que le chœur chante en réponse : « Il est digne, il est juste de vous adorer, Père, Fils et Saint-Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible. » Revenu à l’autel où déjà le sacrifice s’apprête, le pontife récite des actions de grâces, et rappelle ensuite tous les admirables et indicibles bienfaits que le Seigneur a versés sur le genre humain depuis la création du monde jusqu’à sa rédemption ; saisi d’une certaine extase, qui ne lui laisse pas trouver des paroles humaines assez élevées pour proférer des louanges dignes de leur divin objet, il se rappelle soudain le chant qu’Isaïe entendit de la bouche des séraphins, qui apparurent aussi à Ézéchiel sous les mystérieux emblèmes de l’aigle, du taureau, du lion et de l’homme, et il s’écrie : « ils chantent, ils proclament, ils invoquent, ils redisent le chant de victoire » — et le chœur des chantres, participant à son extase, lui répond d’abord par les paroles des anges au haut des cieux : « Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu des armées ; le ciel et la terre sont pleins de sa gloire », et se transportant sur terre, il salue en même temps le Sauveur avec les accents de joie qui firent éclater les enfants hébreux, qui avec des rameaux de palmiers allèrent à sa rencontre, lors de son entrée à Jérusalem : « Hosanna, au plus haut des cieux ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » — St. Jean Chrysostome raconte que plusieurs saint personnages ont vu en ce moment des anges dans l’intérieur du sanctuaire, s’associant à la célébration du mystère, et se tenant dans un saint tremblement devant l’autel où se consommait le sacrifice.

Mais voici le moment de la sainte Cène. L’évêque, dans la personne de J. C., indiquant de la main l’agnus, prononce sur le pain sacré les paroles de J. C. : « Prenez et mangez, ceci est mon corps, qui est rompu pour vous, pour la rémission des péchés. » Montrant ensuite le calice, il dit : « Buvez-en tous, ceci est mon sang de la nouvelle alliance, répandu pour vous et pour plusieurs pour la rémission des péchés. » — Puis, offrant à Dieu le Père cette offrande volontaire du Fils qu’élèvent les mains jointes en croix du diacre, l’évêque s’écrie : « Nous vous offrons vos propres dons au nom de tous et pour tous. » Puis, les mains levées au ciel, il invoque trois fois l’esprit saint qui est descendu sur les apôtres, et prononçant avec componction les paroles sacramentelles, il bénit dans un saint effroi, en forme de croix, premièrement le pain, ensuite la coupe, finalement les deux espèces à la fois, comme concourant à former un seul et même sacrement. Alors, comme les espèces, qui sont devant lui, ont cessé d’être du pain et du vin, et sont transformées en vrai corps et en vrai sang de Notre-Seigneur J. C., lui et tous les desservants se prosternent jusqu’à terre devant cet ineffable mystère, qu’il a été donné à un simple mortel de consommer, par la grâce du Saint-Esprit. Pendant toute la durée de cette consécration divine, le chœur des chantres dit avec onction : « Nous vous chantons, nous vous bénissons, nous vous rendons grâce, Seigneur, et nous vous adressons nos prières, ô notre Dieu ! »

Ensuite, après avoir honoré par la fumée de l’encens la présence voilée de J. C. dans le saint sacrement, le célébrant commémore comme participant à ses prières et au sacrifice qu’il offre, tous les saints, et par prééminence (izriadno), « notre très-sainte, très-pure, très-bénie et très-glorieuse reine Marie, mère de Dieu, toujours Vierge » ; à quoi l’Église répond par des louanges dignes d’elle, en la glorifiant « plus honorée que les chérubins, et plus glorieuse sans comparaison que les séraphins. » Ensuite le pontife prie pour les autorités spirituelles et temporelles, pour tous les chrétiens morts et vivants, pour l’univers entier, car la puissance et l’action du sacrifice de J. C. s’étend véritablement sur tout l’univers ; il prie particulièrement pour que tous glorifient et proclament Dieu d’une même bouche et d’un même cœur ; finalement il implore pour eux les miséricordes d’en haut. Un diacre sort du sanctuaire et répète les mêmes demandes des biens spirituels, qui sont contenues dans l’ekténie qu’il dit immédiatement après le grand introïtus ; il y ajoute seulement au commencement une prière pour que le Seigneur, qui a daigné agréer sur son autel spirituel les divines offrandes qui lui ont été présentées, fasse découler sur nous la grâce divine et le don du Saint-Esprit ; enfin, pour se préparer à la communion, il croise l’étole autour de son corps, se ceignant ainsi de toutes parts en forme de croix, pour couvrir de ce signe sacré tout ce qu’il y a d’humain, d’infirme et d’indigne, afin de pouvoir sans condamnation approcher du saint sacrement. Une autre préparation plus réelle encore, c’est l’oraison dominicale, la plus efficace de toutes les prières, enseignée par le Seigneur lui-même : Notre Père etc. — Elle est entonnée par le chœur, pour qu’elle puisse retentir dans toute l’église : le pontife y joint une prière secrète, à laquelle tous les fidèles participent en inclinant la tête. Enfin, après l’invitation du diacre : « Soyons attentifs », paroles qui excitent le recueillement, le sanctuaire se dérobe à nos regards par un rideau, pour la communion de ceux qui célèbrent l’office ; dans ce moment l’évêque prenant de dessus la patène le corps de J. C., l’élève et s’écrie solennellement : « Aux saints les choses saintes ! » ce qui donne à comprendre toute la sainteté du sacrement, et la disposition avec laquelle il faut en approcher ; le chœur répond : « Il est seul saint, il est seul Seigneur, J. C. ; à la gloire de Dieu le Père, amen. »

Dans ce moment une partie de l’hostie consacrée est descendue dans le calice, afin de réunir les deux espèces dans le même sacrement ; on y ajoute un peu d’eau chaude, en proférant ces paroles : « la ferveur de la foi est remplie de l’esprit saint » ; c’est pour nous rappeler plus vivement la chaleur du sang et de l’eau qui jaillirent du flanc du Sauveur sur la croix, quand il fut percé d’une lance. L’évêque, après avoir chrétiennement demandé pardon de ses offenses, participe de sa personne à la sainte communion, et s’apprête à distribuer le corps sacré de J. C. aux prêtres et aux diacres qui, rangés à sa gauche, attendent ce moment suprême ; puis, il donne à boire le sang divin dans le calice aux prêtres qui s’approchent de lui par la droite de l’autel, rappelant par ce touchant spectacle la dernière Cène de Notre-Seigneur. On ne saurait assister à cette pieuse cérémonie sans en être ému jusqu’aux larmes, et sans se sentir le cœur brisé de contrition. Le plus ancien des prêtres fait ensuite communier les diacres à la sainte coupe.

La communion des officiants terminée, les portes du sanctuaire s’ouvrent de nouveau. Le Sauveur lui-même, par la bouche du diacre, invite tous les fidèles à s’approcher de la sainte table « avec crainte de Dieu et avec foi ». Heureux celui qui peut goûter dignement de cet aliment céleste, car selon les paroles de l’apôtre St. Paul : « Celui qui en mange et en boit indignement, mange et boit sa propre condamnation, ne discernant pas le corps du Seigneur. » À l’invitation du diacre, l’Église s’écrie avec joie : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Le Seigneur est notre Dieu, il s’est manifesté à nous… » puis vient le cantique touchant : « nous avons vu la vraie lumière, nous avons reçu l’esprit céleste, nous avons trouvé la vraie foi, et nous adorons la Trinité indivisible, car c’est elle qui nous a sauvés. » Maintenant le saint sacrement, porte par le prêtre, apparaît une dernière fois à la vue des fidèles aux portes du sanctuaire, après quoi le même prêtre le transporte sur la table de l’offertoire. Cette dernière apparition momentanée du sacrement aux portes du sanctuaire, figure la dernière apparition du Sauveur aux apôtres, et son ascension au ciel ; le pontife, se transportant en esprit à ce moment sublime et suivant, pour ainsi dire, J. C. dans son ascension, dit à voix basse : Béni soit notre Dieu ; ces paroles ne sont point entendues des fidèles, mais la fin de cette glorification, dite à haute voix par le diacre, retentit à la porte du sanctuaire et frappe les oreilles de tous les fidèles : « toujours, actuellement, de tout temps et dans les siècles des siècles ; » car le Seigneur nous a promis de demeurer avec nous jusqu’à la consommation des siècles. Après une courte ekténie encore et une prière récitée en deçà de l’estrade (ambon), l’évêque bénit pour la dernière fois le peuple, et prononce l’absoute en louant Dieu et en commémorant les saints du jour, qui, par une vie agréable au Seigneur, ont travaillé pour sa gloire. — C’est ainsi que se consomme l’importante célébration du sacrifice divin de Jésus-Christ.

  1. Aër, vozdoukh.
  2. Disskos.