Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 122

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 262-263).

122. — DE Mme  DE SE VIGNE À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 26 janvier 1674

D’Hacqueville et la Garde sont toujours persuadés que vous ne sauriez mieux faire que de venir : venez donc, ma chère enfant, et vous ferez changer toutes choses : se me miras, me miran ; cela est divinement bien appliqué : il faut mettre votre cadran au soleil, afin qu’on le regarde. Votre intendant ne quittera pas sitôt là Provence : il a mandé à madame d’Herbigny que vous lui faisiez tort de croire que la justice seule le mît dans vos intérêts, puisque votre beauté et votre mérite y avaient part.

Il n’y eut personne au bal de mercredi dernier ; le roi et la reiue avaient toutes les pierreries de la couronne ; le malheur voulut que ni Monsieur, ni Madame, ni Mademoiselle, ni mesdames de Soubise, Sully, d’Harcourt, Ventadour, Coëtquen, Grancey, ne purent s’y trouver par diverses raisons ; ce fut une pitié ; Sa Majesté en était chagrine.

Je revins hier du Mêni, où j’étais allée pour voir le lendemain M. d’Andilly ; je fus six heures avec lui ; j’eus toute la joie que peut donner la conversation d’un homme admirable : je vis aussi mon oncle de Sévigné[1], mais un moment. Ce Port : Royal est une ïhébaïde ; c’est un paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée ; c’est une sainteté répandue dans tout le pays à une lieue à la ronde ; il y a cinq ou six solitaires qu’on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de Saint-Jean-Climaque ; les religieuses sont des anges sur terre. Mademoiselle de Vertus y achève sa vie avec des douleurs inconcevables et une résignation extrême : tout ce qui les sert, jusqu’aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est modeste. Je vous avoue que j’ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j’avais tant ouï parler ; c’est un vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut. Je revins coucher au Mêni, et hier ici, après avoir encore embrassé M. d’Andilly en passant. Je crois que je dînerai demain chez M. de Pomponne ; ce ne sera pas sans parler de son père et de ma fille : voilà deux chapitres qui nous tiennent au cœur. J’attends tous les jours mon fils ; il m’écrit des tendresses infinies ; il est parti plus tôt, et revient plus tard que les autres ; nous croyons que cela roule sur une amitié qu’il a à Sézanne ; mais comme ce n’est pas pour épouser, je n’en suis point inquiète.

Il est vrai que l’on a attaqué M. de Villars et ses gens en revenant d’Espagne : c’étaient les gens de l’ambassadeur (d’Espagne) qui revenait de France. C’est un assez ridicule combat ; les maîtres s’exposèrent, on tirait de tous côtés ; il y a eu quelques valets de tués. On n’a point fait de compliments à madame de Villars ; elle a son mari, elle est contente. M. de Luxembourg est ici ; on parle fort de la paix, c’est-à-dire selon les désirs de la France, plus que sur la disposition des affaires ; cependant on la peut vouloir de telle sorte qu’elle se ferait.

J’espère, ma fille, que vous serez plus contente et plus décidée, quand vous aurez votre congé. On ne doute point ici que votre retour n’y soit très-bon : si vous n’étiez bien en ce pays, vous vous en sentiriez bientôt en Provence : se me miras, me miran[2] ; rien ne peut être mieux dit, il en faut revenir là. M. et madame de Coulanges, la Sanzei et le Bien bon vous souhaitent avec impatience, et veulent tous, comme moi, que vous ameniez le coadjuteur, qui vous fortifiera considérablement. J’ai fort entretenu la Garde ; vous ne sauriez trop estimer ses conseils : il parlait l’autre jour à Gordes de vos affaires : il les sait, et les range, et les dit en perfection ; il donne un tour admirable à tout ce qu’il faut dire à Sa Majesté : vous ne pouvez consulter personne qui connaisse mieux ce pays-ci que lui.

On est toujours charmé de mademoiselle de Blois et du prince de Conti. D’Hacqueville vous parlera des nouvelles de l’Europe, et comme l’Angleterre est présentement la grande affaire. C’est M. le duc du Maine[3] qui a les Suisses ; ce n’est plus M. le comte du Vexin, lequel, en récompense, a l’abbaye de Saint-Germain des Prés.


  1. M. d’Andilly et M. de Sévigné s’étaient retirés depuis plusieurs années à Port-Royal des champs.
  2. Si tu me regardes, on me regardera. Celte devise était celle qui avait pour corps un cadran solaire, et faisait allusion au soleil, emblème adopté par le roi.
  3. Louis-Auguste de Bourbon, fils du roi et de madame de Montespan.