Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 123

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 264-265).

123. — DE M. DU SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, lundi 5 février 1674.

Il y a aujourd’hui[1] bien des années, ma fille, qu’il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses : je prie votre imagination de n’aller ni à droite, ni à gauche, cet homme-là, sire, c’était moi-même[2]. Il y eut hier trois ans que j’eus une des plus sensibles douleurs de ma vie ; vous partîtes pour la Provence, où vous êtes encore ; ma lettre serait longue, si je voulais vous expliquer toutes les amertumes que je sentis, et que j’ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons : je n’ai point reçu de vos lettres aujourd’hui, je ne sais s’il m’en viendra ; je ne le crois pas, il est trop tard : j’en attendais cependant avec impatience ; je voulais apprendre votre départ d’Aix, afin de pouvoir supputer un peu juste votre retour ; tout le monde m’en assassiné, et je ne sais que répondre. Je ne pense qu’à vous et à votre voyage : si je reçois de vos lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos ; je ferai assurément tout ce que vous me manderez. Je vous écris aujourd’hui un peu plus tôt qu’à l’ordinaire. M. de Corbinelli et mademoiselle de Méri sont ici, qui ont dîné avec moi. Je m’en vais à un petit opéra de Molière, beau-père d’Itier, qui se chante chez Pelissari ; c’est une musique très-parfaite ; M. le Prince, M. le Duc et madame la Duchesse y seront. Je m’en irai peut-être de là souper chez Gourville avec madame de la Fayette, M. le Duc, madame de Thianges, M. de Vivonne, à qui l’on dit adieu et qui s’en va demain. Si cette partie est rompue, j’irai chez madame de Chaulnes ; j’ensuis extrêmement priée par la maîtresse du logis et par les cardinaux de Retz et de Bouillon, qui me l’avaient fait promettre : le premier est dans une extrême impatience de vous voir ; il vous aime chèrement. Voilà une lettre qu’il m’envoie.

On avait cru que mademoiselle de Blois[3] avait la petite vérole, mais cela n’est pas. On ne parle point des nouvelles d’Angleterre ; cela fait juger qu’elles ne sont pas bonnes. Il n’y a eu qu’un bal ou deux à Paris dans tout ce carnaval ; on y a vu quelques masques, mais peu. La tristesse est grande ; les assemblées de Saint-Germain sont des mortifications pour le roi, et seulement pour marquer la cadence du carnaval.

Le père Bourdaloue fit un sermon le jour de Notre-Dame, qui transporta tout le monde ; il était d’une force à faire trembler les courtisans, et jamais prédicateur évangélique n’a prêché si hautement ni si généreusement les vérités chrétiennes : il était question de faire voir que toute puissance doit être soumise à la loi, à l’exemple de Notre-Seigneur, qui fut présenté au temple ; enfin, ma fille, cela fut porté au point de la plus haute perfection, et certains endroits furent poussés comme les aurait poussés l’apôtre saint Paul.

L’archevêque de Reims[4] revenait hier fort vite de Saint-Germain, c’était comme un tourbillon : il croit bien être grand seigneur, mais ses gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de Nanterre, tra, tra, tra ; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare ! ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne veut pas ; et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse en fut versé et renversé : en même temps l’homme et le cheval, au lieu de s’amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l’un sur l’autre, et s’enfuient et courent encore, pendant que les laquais de l’archevêque et le cocher, et l’archevêque même, se mettent à crier : Arrête, arrête ce coquin, qu’on lui donne cent coups ! L’archevêque, en racontant ceci, disait : Si j’avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.

Je dînai, hier encore, chez Gourville avec madame de Langeron, madame de la Fayette, madame de Coulanges, Corbinelli, l’abbé Têtu, Briole et mon fils ; votre santé y fut célébrée, et un jour pris pour vous y donner à dîner. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je ne puis vous dire à quel point je vous souhaite. Je m’en vais encore adresser cette lettre à Lyon. J’ai envoyé les deux premières au chamarier ; il me semble que vous y devez être, ou jamais. Je reçois dans ce moment votre lettre du 28, elle me ravit. Ne craignez point, ma bonne, que ma joie se refroidisse. Je ne suis occupée que de cette joie sensible de vous voir, et de vous recevoir, et de vous embrasser avec des sentiments et des manières d’aimer qui sont d’une étoffe au-desssus du commun, et même de ce que l’on estime le plus[5].


  1. Le 5 février 1627, jour de la naissance de madame de Sévigné.
  2. Vers de Murot dans son épitre au roi François I, pour avoir été desrobé.
  3. Fille du roi et de madame de la Vallière.
  4. M. le Tellier, frère de M. de Louvois.
  5. Madame de Grignan arriva à Paris peu de jours après, et y resta jusqu’à la fin de mai 1675.