Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 188

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 390-393).

188. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Livry, vendredi 16 juillet 1677.

J’arrivai hier au soir ici, ma très-chère : il y fait parfaitement beau ; j’y suis seule, et dans une paix, un silence, un loisir, dont je suis ravie. Ne voulez-vous pas bien que je me divertisse à causer un peu avec vous ? Songez que je n’ai nul commerce qu’avec vous ; quand j’ai écrit en Provence, j’ai tout écrit. Je ne crois pas en effet que vous eussiez la cruauté de nommer un commerce une lettre en huit jours à madame de Lavardin. Les lettres d’affaires ne sont ni fréquentes, ni longues. Mais vous, mon enfant, vous êtes en butte à dix ou douze personnes qui sont à peu près ces cœurs dont vous êtes uniquement adorée, et que je vous ai vue compter sur vos doigts. Us n’ont tous qu’une lettre à écrire, et il en faut douze pour y faire réponse ; voyez ce que c’est par semaine, et si vous n’êtes pas tuée, assassinée ; chacun en disant : Pour moi, je ne veux point de réponse, seulement trois lignes pour savoir comme elle se porte. Voilà le langage ; et de moi la première : enfin nous vous as* sommons ; mais c’est avec toute l’honnêteté et la politesse de l’homme de la comédie, qui donne des coups de bâton avec un visage gracieux, en demandant pardon, et disant, avec une grande révérence : « Monsieur, vous le voulez donc, j’en suis au désespoir[1]. » Cette application est juste et trop aisée à faire, je n’en dirai pas davantage.

Mercredi au soir, après vous avoir écrit, je fus priée, avec toutes sortes d’amitiés, d’aller souper chez Gourville avec mesdames de Schomberg, de Frontenac, de Coulanges, M. le Duc, MM. de la Rochefoucauld, Barillon, Briole, Coulanges, Sévigné. Le maître du logis nous reçut dans un lieu nouvellement rebâti, le jardin de plain-pied de l’hôtel de Condé[2], des jets d’eau, des cabinets, des allées en terrasses, six haut-bois dans un coin, six violons dans un autre, des flûtes douces un peu plus près, un soupe enchanté, une basse de viole admirable, une lune qui fut témoin de tout. Si vous ne haïssiez point à vous divertir, vous regretteriez de n’avoir point été avec nous. Il est vrai que le même inconvénient du jour que vous y étiez arriva et arrivera toujours, c’est-à-dire qu’on assemble une très-bonne compagnie pour se taire, et à condition de ne pas dire un mot : Barillon, Sévigné et moi nous en rîmes, et nous pensâmes à vous. Le lendemain, qui était jeudi, j’allai au palais, et je fis si bien (le bon abbé le dit ainsi) que j’obtins une petite injustice, après en avoir souffert beaucoup de grandes, par laquelle je toucherai deux cents louis, en attendant sept cents autres que je devrais avoir il y a huit mois, et qu’on dit que j’aurai cet hiver. Après cette misérable petite expédition, je vins le soir ici me reposer ; et me voilà résolue d’y demeurer jusqu’au 8 du mois prochain, qu’il faudra m’aller préparer pour aller en Bourgogne et à Vichy. J’irai peut-être dîner quelquefois à Paris : madame de la Fayette se porte mieux. J’irai à Pomponne demain ; le grand d’Hacqueville y est dès hier, je le ramènerai ici. Le /rater va chez la belle, et la réjouit fort ; elle est gaie naturellement ; les mères lui font aussi une très-bonne mine.

Corbinelli me viendra voir ici ; il a fort approuvé et admiré ce que vous mandez de cette métaphysique, et de l’esprit que vous avez eu de la comprendre. Il est vrai qu’ils se jettent dans de grands embarras, aussi bien que sur la prédestination et sur la li berté. Corbinelli tranche plus hardiment que personne ; mais les plus sages se tirent d’affaire par un altitude*, ou par imposer silence, comme notre cardinal. Il y a le plus beau galimatias que j’aie encore vu au vingt-sixième article du dernier tome c\es Essais de morale y dans le Traité de tenter Dieu. Cela divertit fort ; et quand d’ailleurs on est soumise, que les mœurs n’en sont pas dérangées, et que ce n’est que pour- confondre les faux raisonnements, il n’y a pas grand mal ; car s’ils voulaient se taire, nous ne dirions rien ; mais de vouloir à toute force établir leurs maximes, nous traduire saint Augustin, de peur que nous ne l’ignorions, mettre au jour tout ce qu’il y a de plus sévère, et puis conclure, comme le père Bauni[3], de peur de perdre le droit de gronder ; il est vrai que cela impatiente, et pour moi, je sens que je fais comme Corbinelli. Je veux mourir si je n’aime mille fois mieux les jésuites, ils sont au moins tout d’une pièce, uniformes dans la doctrine et dans la morale. Nos frères disent bien et concluent mal ; ils ne sont point sincères ; me voilà dans Escobar. Ma fille, vous voyez bien que je me joue et que je me divertis.

J’ai laissé Beaulieu avec le copiste de M. de la Garde ; il ne quitte point mon original. Je n’ai eu cette complaisance pour M. de la Garde qu’avec des peines extrêmes ; vous verrez, vous verrez ce que c’est que ce barbouillage. Je souhaite que les derniers traits soient plus heureux ; mais hier c’était quelque chose d’horrible. Voilà ce qui s’appelle vouloir avoir une copie de ce beau portrait de madame deGrignan, et je suis barbare quand je le refuse. Oh bien ! je ne l’ai pas refusé ; mais je suis bien aise de ne jamais rencontrer une telle profanation du visage de ma fille. Ce peintre est un jeune homme de Tournay, à qui M. de la Garde donne trois louis par mois ; son dessein a été d’abord de lui faire peindre des paravents, et finalement c’est Mignard qu’il s’agit de copier. Il y a un peu du veau de Ppissy à la plupart de ces sortes de pensées-là : mais chut ! car j’aime très-fort celui dont je parle.

Je voudrais, ma fille, que vous eussiez un précepteur pour votre enfant ; c’est dommage de laisser son esprit inculto. Je ne sais s’il n’est pas encore trop jeune pour le laisser manger de tout ; il faut examiner si les enfants sont des charretiers, avant que de les traiter comme des charretiers : on court risque autrement de leur faire de pernicieux estomacs, et cela tire à conséquence.


  1. Voyez le Mariage forcé, comédie de Molière, scène xvi.
  2. Cet hôtel existait à la place ou l’on a construit le théâtre de l’Odéon et les rues adjacentes, dont l’une conserve le nom de Condé.
  3. Ce père est un des jésuites que Pascal a tournés en ridicule dans ses lettres provinciales.