Lettres choisies du révérend père De Smet/ 10

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Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 101-116).
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X


Université de Saint-Louis, 24 janvier 1852.

Après que nous nous fûmes arrêtés au Fort Alexandre pendant six jours, afin de donner le temps à nos animaux de se reposer de leurs fatigues, et pour attendre l’arrivée du bateau de la Compagnie de pelleteries, qui portait plusieurs de nos effets, nous passâmes la rivière Roche-Jaune, le 17 du mois d’août, vers les deux heures après midi. Nous traversâmes une plaine élevée et unie sur une étendue de cinq milles ; elle est d’un sol léger, sablonneux, et littéralement couverte de « crapauds verts, » nom vulgaire que les voyageurs donnent aux plantes du genre cactus, si remarquables par la grandeur et la beauté de leurs fleurs et par leurs formes grotesques et variées. Les ronds et les ovales, de la grosseur d’un œuf de poule, y abondent et sont entourés de longues épines dures et minces comme des aiguilles ; touchées par les pieds des chevaux, ces plantes se lèvent droit et s’attachent aux jambes et au ventre des animaux, qui en deviennent furieux et intraitables.

Nous arrivâmes bientôt dans la vallée du Bouton de Rose ; et, continuant notre route jusque vers le coucher du soleil, nous campâmes enfin sur les bords de la petite rivière qui porte le même nom, non loin d’un bel étang où une digue venait d’être construite par des castors.

Cette partie du désert nous offrit souvent l’occasion d’admirer le travail et l’industrie de ces intelligents animaux. Ils paraissent ici beaucoup plus nombreux que dans aucun autre des districts que j’ai visités. On attribue leur conservation principalement aux incursions continuelles des gens de guerre, soit Sioux, Assiniboins, ou Pieds-Noirs, ennemis implacables des Corbeaux, et qui empêchent les chasseurs et les Indiens du pays de se hasarder dans ces contrées. Aujourd’hui le prix des fourrures de castor est si bas que cette chasse est presque abandonnée. Anciennement la nation des Corbeaux avait pour les castors la plus haute vénération ; elle croyait que « les Corbeaux devenaient castors après leur vie. » Cette idée extravagante a fait perdre la chevelure à plus d’un chasseur blanc, car tout Corbeau croit devoir protéger, défendre et venger, même par la mort, ses proches parents, dans leur seconde existence. Depuis quelques années, cette clause a été éliminée de leur code religieux, certainement au grand détriment des castors. Ces superstitions, comme tant d’autres, ne viendront à disparaître que lorsque la foi catholique éclairera ces contrées, sur lesquelles, hélas  ! règnent encore de si épaisses ténèbres.

Pendant quatre jours, et en parcourant une distance d’environ cent milles, nous remontâmes la vallée jusqu’aux sources du Bouton de Rose. Là encore le sol est très-léger et sablonneux  ; il est pourtant couvert d’une sorte de rose, d’absinthe et de cactus, et entrecoupé de chemins creux difficiles à parcourir avec des voitures. Les bords de la petite rivière présentent çà et là des assemblages de cotonniers, entremêlés d’arbres fruitiers, tels que pruniers, cerisiers et sorbiers, qui y sont abondants.

Cette rivière prend sa source dans une chaîne de coteaux et de collines appelés dans le pays les montagnes du Petit-Loup. Elles sont en général d’un aspect luxuriant et d’une forme très-agréable. Le manque d’eau, et surtout d’eau de source, y constitue une calamité pour les voyageurs dans cette saison de l’année. On trouve quelques cavités remplies d’eau stagnante dans les lits à sec des rivières  ; mais le goût en est à peine supportable. Les bandes de buffles y sont moins nombreuses que dans les terres plus septentrionales, probablement à cause des partis de guerre qui y rôdent sans cesse. Cependant on rencontre à chaque instant de grands troupeaux de cerfs et beaucoup de chevreuils et de moutons. Nous reconnûmes les traces des ennemis, aux carcasses d’animaux très-dangereux récemment tués, aux empreintes des pieds dans le sable, aux campements cachés, aux boucans mal éteints. Nous redoublâmes donc de vigilance pour éviter toute surprise périlleuse. Une belle capote de chef, d’un drap écarlate et galonnée, pendue à une branche d’arbre, fut aperçue de loin ; le vent la remuait comme un drapeau flottant. Il y eut une course parmi nos gens à qui s’en emparerait le premier ; un Assiniboin ayant remporté le prix, la capote fut examinée avec grand soin. On suppose qu’elle avait été offerte, la veille seulement, en sacrifice au soleil par quelque chef pied-noir. Les sauvages, dans leurs excursions de guerre, font souvent de pareilles offrandes, soit au soleil, soit à la lune ; ils espèrent, de cette manière, se rendre ces astres favorables et obtenir par leur entremise beaucoup de chevelures et de chevaux. Les objets les plus précieux qu’ils possèdent, et auxquels ils attachent le plus de prix, sont ainsi souvent sacrifiés. Les Mandans, les Arickaras surtout, et leurs voisins, vont plus loin encore ; ils se font des incisions profondes dans les parties charnues du corps, et se coupent jusqu’aux phalanges des doigts, avant d’aller en guerre, pour obtenir les mêmes faveurs de leurs fausses divinités. Dans ma dernière visite aux Riccarees, aux Minatarees et aux Mandans, je n’ai pu remarquer aucun homme un peu avancé en âge dont le corps ne fût mutilé et qui eût encore ses doigts intacts. Cela prouve la profondeur de leur ignorance et l’affreuse idolâtrie dans laquelle ces malheureuses tribus se trouvent encore plongées  ! À ce sombre tableau, on peut ajouter, ce que j’ai déjà rapporté ailleurs, un amour effréné pour le jeu, qui leur fait sacrifier jusqu’aux heures destinées au repos le plus nécessaire  ; une paresse qui ne cède qu’à l’aiguillon de la faim  ; un penchant continuel à la dissimulation, à la gourmandise, à tout ce qui flatte la basse sensualité. Et cependant, au milieu de cette déplorable misère, ils éprouvent le besoin indéfinissable d’invoquer une puissance supérieure à l’homme  ; ils sont attentifs à tout ce qui peut leur révéler quelque moyen de la fléchir, et leur donner quelque connaissance de l’Être suprême. Ils aiment le missionnaire, et toujours ils l’écoutent avec plaisir. Dans les différentes visites que j’ai faites aux sauvages du Haut-Missouri, à en juger par le respect et l’amitié qu’en ma qualité de prêtre ils m’ont témoignés dans toutes les occasions et toutes les circonstances, j’ai la ferme conviction que si quelque bon missionnaire pouvait s’occuper d’eux, ils deviendraient bientôt des chrétiens généreux, remplis de zèle et d’ardeur pour la gloire du Seigneur et pour sa sainte loi. « Ils connaîtraient leur Père qui est aux cieux, et Celui qu’il a envoyé sur la terre ; » ils deviendraient les disciples fidèles du Rédempteur, qui désire si ardemment que tous se sauvent, et n’a pas dédaigné de verser son sang sur la croix pour le salut du monde.

Le 22 du mois d’août, nous quittâmes la vallée du Bouton de Rose, et nous traversâmes la chaîne montagneuse qui la sépare de la rivière à la Langue. La crête de cette chaîne présente une suite de rochers et de pierres siliceuses sous une foule de formes variées et même fantastiques. La montée est à pic et par conséquent difficile à » franchir avec des voitures ; il fallait l’assistance de tous les bras pour soutenir les attelages. Depuis plusieurs jours, nous avions campé dans les environs d’un étang ou d’une large excavation remplie d’eau sale et dégoûtante. Que le contraste nous fut agréable, lorsque nous nous trouvâmes sur les bords de cette belle rivière, claire comme le cristal ! Avec quel empressement nous pûmes étancher notre soif ! Les chevaux et les mules parurent se réjouir, hennissant et se cabrant d’impatience ; aussitôt qu’ils sentirent les brides relâchées, ils se plongèrent dans la rivière et s’y abreuvèrent à longs traits. Quand toute notre caravane se fut désaltérée, nous continuâmes notre route. Nous traversâmes une plaine ondoyante et un monticule assez élevé qui de loin paraissait étincelant de cristaux  ; il reçut le nom de coteau aux diamants. De grosses masses de mica le couvrent. Pour la première fois depuis notre départ du Fort Alexandre, nous déjeunâmes près de belles et abondantes fontaines, les plus remarquables du pays. Après avoir fait environ vingt-trois milles ce jour, nous campâmes sur les bancs de la rivière à la Langue. Là nous eûmes de nouveau l’occasion de rappeler et de coordonner nos souvenirs touchant le terrain que nous avions vu. Le charbon paraît aussi abondant au sud de la Roche-Jaune qu’au nord de cette rivière  ; on le trouve partout. Les pentes des côtes sont bien boisées avec des sapins et des pins de différentes espèces  ; et ceci existe dans toute l’étendue des montagnes du Petit-Loup. On quitte celles-ci pour se rendre dans les montagnes du Grand-Loup  ; on les rencontre avant d’arriver aux Côtes-Noires. Ces montagnes forment des branches des monts Rocheux  ; les principaux pics ont une élévation qui dépasse treize mille pieds.

Le 23, nous quittâmes la rivière à la Langue. Pendant dix heures, nous marchâmes par monts et par vaux, en suivant le cours d’un de ses tributaires  ; nous ne fîmes qu’environ vingt-cinq milles. Le jour suivant, nous traversâmes une nouvelle chaîne de montagnes élevées pour nous rendre sur la Fourche inférieure des Pins, Lower Piny Fork, à une distance de vingt milles. Nous arrivâmes à l’improviste sur les bords d’un beau petit lac d’environ six milles de longueur, auxquels mes compagnons de voyage donnèrent mon nom. Nos chasseurs y tuèrent plusieurs canards. En quittant le lac, nous trouvâmes de nouveau une section de pays très-élevée, où des buttes rouges et des scories, débris volcaniques, sont répandues sur toute la surface qui s’étend jusqu’à la Fourche supérieure des Pins, Upper Piny Fork, et où des troncs d’arbres pétrifiés se rencontrent à chaque pas. Nous campâmes vers le soir au pied d’un monticule après avoir fait environ vingt-cinq milles, et nous fûmes assez heureux pour y trouver de la bonne eau. Nous nous dirigeâmes ensuite vers la rivière Sableuse à travers des plaines et des coteaux, parcourant ainsi une distance de vingt-quatre milles.

Le 27 août, nous nous trouvâmes sur les bords de la rivière à la Poudre, un des principaux tributaires de la Roçhe-Jaune. Pour y arriver, il avait fallu traverser un misérable plateau très-élevé, très-stérile, couvert d’absinthe, et sillonné de larges ravins. Nos voituriers s’en souviendront longtemps ; car ils disaient qu’on ne les attraperait plus à mener des charrettes à travers une région si abominable.

La vallée de la rivière à-la Poudre dans le voisinage des Buttes aux Calebasses, qui se trouvent en vue, a une largeur de trois à quatre milles. Quoique le sol y soit léger, la verdure y est pourtant belle et l’herbe abondante pour les chevaux. La partie où je traversai la vallée est bien boisée : il paraît que sur les bords de cette rivière le bois est assez abondant  ; les cotonniers principalement et un grand nombre d’arbres fruitiers y fleurissent. Cette vallée forme un beau contraste avec les hautes terres de ces parages, qui sont l’image même de l’aridité et de la désolation  ; on n’y trouve que mauvaises herbes, monceaux de pierres et ravines.

Ici nous rencontrâmes trois jeunes guerriers corbeaux  ; ils avaient été à la recherche d’un camp sioux, avec l’intention de voler des chevaux, mais ils n’avaient point réussi. Ces Corbeaux nous conseillèrent de suivre le vallon d’une petite rivière qu’ils nous montraient, nous assurant que dans cette direction nous ne tarderions pas à arriver au fort Laramie. Je m’étonnais de leur conseil  ; la direction du vallon était sud-ouest. Nous continuâmes notre chemin en suivant l’indication donnée par les Corbeaux. Cette partie de notre voyage fut assurément la plus dure et la plus difficile. L’endroit reçut le nom de Vallée et Rivière aux mille Misères. Certes ce nom était bien choisi. Imaginez-vous un cours d’eau avec des bords escarpés, qui serpente dans une étroite vallée, et qu’il nous fallut passer dix à douze fois dans l’espace de trois milles, avec des voitures et des charrettes, au grand risque, chaque fois, d’y briser nos véhicules et d’y tuer nos chevaux et nos mules. Le sol y est très-stérile  ; à mesure que nous avancions, l’eau devenait plus rare ; le cinquième jour, elle nous manqua complètement. La nuit qui survint fut une bien rude épreuve : nous n’avions hélas ! après une si longue marche, rien pour nous réconforter. Ce fut le comble de nos misères dans le vallon.

Le 1er septembre, après avoir traversé trois chaînes de coteaux, nous gagnâmes la crête des Côtes-Noires. Nous avions une charrette de moins, et une voiture brisée, dont les pièces ne tenaient ensemble qu’à l’aide de cordes fabriquées avec de la peau fraîche d’animaux.

Arrivés sur le sommet, nous fûmes heureux de découvrir un grand lac dans le lointain. Nous le prîmes avec empressement pour point de mire ; la soif nous dévorait et nous avions des craintes sérieuses pour nos bêtes de somme, dont le pas commençait singulièrement à se ralentir. À notre grand étonnement, nous nous aperçûmes bientôt qu’un énorme parcours nous séparait encore du fort Laramie. Au lieu de distinguer ce fort dans le lointain, comme les trois Corbeaux nous l’avaient fait espérer, nous nous trouvâmes en vue des Buttes-Rouges, à une distance d’environ vingt-cinq milles. Ce lieu est bien connu sur la grande route de l’Orégon : il est à cent soixante et un milles du fort Laramie… Au sommet des Côtes-Noires j’ai laissé un souvenir de mon passage : dans un rocher très-élevé et remarquable par sa forme, j’ai taillé une grande et belle croix. Ah ! puissent les tribus éparses du désert connaître bientôt les consolantes vérités que la croix nous enseigne  ! Puissent-elles secouer le joug de l’esclavage où l’erreur les retient depuis tant de siècles  !

Toute la région que nous traversâmes au sud de la Roche-Jaune, à quelques rares exceptions près, offre peu de ressources à la civilisation  ; le sol y est très peu fertile  ; le bois y manque, et l’eau y est rare pendant une grande partie de l’année. C’est un pays favorable seulement aux chasseurs et aux tribus nomades  ; tous les animaux y abondent, et pendant de longues années encore, ils ne seront point inquiétés dans leurs domaines. Quand les places encore vacantes dans l’immense territoire indien, où le sol est fécond, seront remplies, alors seulement le désert au sud de la Roche Jaune attirera l’attention  ; alors le travail industrieux et persévérant viendra à bout d’arracher une grande étendue de cette région à sa stérilité actuelle.

Dans le voisinage et le long de la base des Côtes-Noires et de celle des Montagnes au Vent, on trouve une bonne partie de terres fertiles et labourables. La végétation est riche, abondante et variée dans toutes les vallées  ; ces vallées serpentent entre les montagnes comme autant de vertes zones, où des milliers d’animaux domestiques trouveraient une excellente pâture  ; les fontaines et les ruisseaux, si rares dans la section centrale, entre la rivière Roche-Jaune et les Côtes-Noires, abondent ici et au bas de ces montagnes  ; ils présentent partout des endroits propres à y ériger des moulins. Le climat en est très-salubre, et les belles forêts de cèdres et de pins suffisent abondamment à toutes les nécessités du pays. Les mines de fer et de plomb y abondent.

Le 2 septembre, nous nous trouvâmes sur la grande route de l’Orégon, où, semblables aux vagues de la mer qui succèdent les unes aux autres, les caravanes de milliers d’émigrants de tous les pays ont passé durant ces dernières années  ; les unes pour se rendre aux mines d’or de la Californie, les autres pour aller prendre possession des nouvelles et riches terres de l’Utah et de l’Orégon. Ces intrépides pionniers ont construit le chemin le plus beau, le plus large et peut-être le plus long qui existe aux États-Unis : il va jusqu’à l’océan Pacifique. Sur les bords de cette immense voie, on trouve un gazon plantureux pour les bêtes de somme.

Nos compagnons les sauvages étaient dans l’admiration en voyant cette large et belle route. Ils conçurent une grande idée de la nation des blancs  ; ils s’imaginèrent que tous avaient passé par là et que le vide avait dû se faire dans les contrées où se lève le soleil. Un air d’incrédulité se dessinait sur leurs traits, quand ils apprirent de moi qu’on ne s’apercevait nullement, dans les terres des blancs, du départ d’un si grand nombre de personnes.

Ils appelaient cette route le Grand Chemin de la Médecine des blancs. Les Indiens donnent le nom de médecine à tout ce qui leur semble extraordinaire, incompréhensible, religieux. Tous les campements abandonnés le long de cette route furent visités et examinés en détail. Après avoir ramassé une quantité d’objets qu’ils me montrèrent pour en connaître l’usage et la signification, ils remplirent leurs havre-sacs de couteaux, de cuillers, de fourchettes, de bassins, de cafetières et d’autres ustensiles de cuisine, de haches, de marteaux, etc., etc. ; ils se firent des colliers avec des morceaux de tasses de faïence, d’assiettes et de plats, qui portaient quelque trace d’une inscription ou d’une figure ; ils se les suspendirent au cou et aux oreilles. Que de récits nos Indiens auront à faire concernant la Grande Route de la Médecine des blancs, lorsque, de retour dans leurs villages, ils se trouveront au milieu d’un cercle de parents et d’amis !

Mais ces débris de toute nature ramassés par nos Indiens n’étaient pas les seuls vestiges de la multitude d’émigrants qui, pour aller à la recherche de l’or, s’étaient lancés à travers cette immense plaine, affrontant avec un rare courage des fatigues et des difficultés inouïes. Les ossements blanchis des animaux domestiques disséminés sur la route, les tertres funèbres élevés à la hâte sur le tombeau d’un parent ou d’un ami décédé dans ce long voyage, et le tribut payé à sa mémoire par une inscription grossière taillée sur un morceau de planche ou sur une étroite pierre, d’autres mottes funéraires sans marque aucune ni trace d’affection ou de souvenir, fournissaient des preuves évidentes que la mort avait considérablement éclairci les rangs de ces tristes voyageurs. Par suite de tant de désastres, de nombreux émigrants se sont trouvés arrêtés soudain dans leur course, et ont vu s’évanouir le mirage trompeur des richesses qu’ils se flattaient de conquérir.

Les nombreux fragments de voitures, de waggons et de charrettes, les tas de provisions délaissées, les outils de toute espèce, et d’autres objets dont les émigrants s’étaient pourvus à des prix élevés, mais que les plus impatients, désireux de devancer les autres à l’Eldorado de l’ouest, avaient abandonnés et jetés, témoignaient également de cette insouciance téméraire avec laquelle ils s’étaient hasardés dans cette entreprise, et qui fut si fatale à un très-grand nombre. Arrivés en 1848, dans les régions arides de la Californie supérieure, la famine les avait réduits d’abord à manger leurs bêtes de somme. Bientôt ils se jetèrent, dit-on, sur les cadavres ; puis les mourants ne furent point épargnés, et enfin ils s’entre-dévorèrent… Le tableau qu’en trace Thornton dans son journal est le plus affreux qu’on puisse lire… Toutes ces scènes se déroulaient à nos yeux, avec leurs douloureux souvenirs ; elles offraient la preuve désolante mais salutaire de l’incertitude qui plane toujours sur la réussite des plus hautes perspectives de la sagesse humaine, et des déceptions qui font connaître à l’homme sa profonde faiblesse.

Nous suivîmes la grande route au sud de la rivière Platte, au pied des grandes Côtes-Noires. Sur ce chemin, nous nous trouvâmes à l’abri des obstacles qui avaient mis si souvent en danger nos voitures et nos animaux. Après huit jours de voyage sans le moindre accident, nous arrivâmes au fort Laramie. Le commandant nous apprit que le grand conseil des Indiens devait avoir lieu à l’embouchure de la Rivière aux chevaux, dans une vaste plaine située à trente-sept milles plus bas, et arrosée par la Platte. Le lendemain, j’acceptai l’invitation que le respectable colonel Campbell me fit de m’y rendre  ; je pris place dans sa voiture, et nous arrivâmes à la plaine du conseil, au coucher du soleil. Le surintendant colonel M. Mitchell me reçut avec la plus franche cordialité et la plus aimable bienveillance  ; il insista pour que je fusse son hôte pendant tout le temps que durerait le conseil. Toutes les autres personnes du fort se montrèrent également pleines d’égards pour moi.

Dans la plaine déjà indiquée se trouvaient environ mille loges (dix mille sauvages) appartenant à différentes tribus, savoir : les Sioux, les Sheyennes et les Rapahos, avec plusieurs députations des Corbeaux, des Serpents ou Soshonies, des Arickaras, Assiniboins et Minatarees. Dans une prochaine lettre, je me propose de vous entretenir de l’objet de la réunion de ce conseil et de mes rapports, à cette occasion, avec les Indiens. Agréez, etc.

P. J. De Smet, S. J.

P. S. Liste des animaux tués par nos chasseurs depuis le 1er août jusqu’au 9 septembre 1851. 4 chevreuils, 11 gazelles, 37 vaches (buffles), 22 taureaux (buffles), 3 ours, 2 cerfs, 7 grosses cornes ou moutons de montagne, 2 blaireaux, 2 mephitis americana (bêtes puantes), 1 porc-épic, 17 lièvres et lapins, 13 canards, 18 coqs de bruyère et 16 faisans.