Lettres choisies du révérend père De Smet/ 2

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Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 9-14).
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II


Université de Saint-Louis, 2 juin 1849.
Messieurs,

Je vous parlais, dans ma dernière lettre, de la guerre incessante et du bourdonnement des maringouins et des brûlots. J’ajouterai à cette ingrate musique le bruit plus effrayant et bien plus désagréable encore des serpents à sonnettes, que nous rencontrâmes souvent dans la région appelée Mauvaises-Terres. C’est un plateau très-remarquable dont j’essayerai tout à l’heure de vous esquisser la description, et où le Petit Missouri, la Mankizita-Watpa ou Rivière Terre-Blanche, et le Niobrarah prennent leur source.

On y trouve le caméléon aux couleurs variées, le hideux lézard, la petite grenouille cornue, appelée par quelques-uns, plus classiquement sans doute, du nom de salamandre, et plusieurs espèces de petites tortues. Je fus témoin, dans cet endroit, d’un fait admirable et digne d’être rapporté, produit par l’instinct du serpent à sonnettes. Le reptile se chauffait au soleil, entouré de huit ou dix petits. Dès qu’il m’aperçut, il râla, ouvrit la gueule, et aussitôt toute la couvée s’y réfugia. Je m’éloignai pour quelques instants et revins ensuite : les petits avaient quitté leur tombeau vivant, dans lequel ma présence les fit rentrer de nouveau.

Le sol inculte et aride des Mauvaises-Terres, qui désespérera toujours la plus laborieuse industrie et le travail le plus soutenu, compte cependant ses milliers de villages, remplis de mouvement et de vie. Je veux parler des villages nombreux habités par les chiens de prairie, dont chaque emplacement couvre une étendue de plusieurs milles, sur un plateau uni où le gazon est court et rare. L’instinct de ces étranges villageois, qui ressemblent assez à l’écureuil, a quelque chose de curieux et d’amusant. Ils arrachent jusqu’à la racine du gazon autour de leurs gîtes, et cependant ce vandalisme reconnaît quelques exceptions. Ils semblent respecter et épargner certaines fleurs qui généralement environnent leurs petites demeures et en rendent l’aspect beaucoup plus agréable : telles sont l’Hedeoma hirta, le Solanum triflorum, le Lupinus pusillus, l’Erigeron divaricatum, le Dysodia chrysanthemoides, l’Ellisia nyctàgene, le Panicum virgatum.

À l’entour de leurs retraites, ils élèvent la terre à environ un ou deux pieds au-dessus du sol, et c’est assez pour les mettre à l’abri des inondations qui, dans la saison des pluies ou à la fonte des neiges, les engloutiraient avec toutes leurs petites espérances. Guidés par un instinct prévoyant, ils ramassent soigneusement les pailles éparses dans la plaine et les portent dans leur asile, souterrain, pour se prémunir contre les rigueurs de l’hiver. Aussitôt qu’ils s’aperçoivent de l’approche d’un cavalier, l’alarme se communique rapidement à tous les citoyens de cette singulière république. Ils quittent leurs habitations, lèvent la tête, dressent les oreilles avec inquiétude, et regardent avec anxiété… Tous se tiennent debout à l’entrée de leurs demeures, ou sur l’ouverture de leurs monticules coniques, et après un court instant de silence, c’est un chorus général d’aboiements perçants et plusieurs fois répétés. Pendant quelques instants on ne voit que vie, mouvement et agitation dans le vaste champ qu’ils habitent. Mais au premier coup de fusil, tout est tranquille, chacun a disparu avec la rapidité de l’éclair. Une petite espèce de hibou et les serpents à sonnettes semblent entretenir des relations amicales avec le chien de prairie : on les voit ensemble à l’entrée des gîtes  ; et dans l’alarme générale, à l’approche de l’ennemi, c’est dans le même asile qu’ils cherchent leur salut : sympathie assez singulière, dont on ignore encore les motifs et la nature. Le loup et le renard sont leurs plus grands ennemis.

Le mot indien Mankizita-Watpa, communément traduit par Rivière Terre-Blanche, signifie plus littéralement Rivière de la Terre-Fumante. Tout indique dans cette région que des feux souterrains et volcaniques y ont passé. L’eau de cette rivière est fortement imprégnée de limon blanc. Nous campâmes sur ses bords. Une forte pluie venait de laver tous les ravins et les lits secs des ruisseaux et des torrents qui abondent dans les Mauvaises-Terres. L’eau ressemblait assez à une bourbe grisâtre. Que faire dans une pareille circonstance  ? Nous devions, ou nous servir de cette espèce d’eau pour préparer le souper, ou aller nous coucher sans café, sans thé et sans aucun aliment bouilli. C’est un sacrifice auquel on ne se résigne pas facilement dans le désert, surtout après une course à cheval de dix à onze heures, sous un soleil dévorant. Après bien des tentatives inutiles pour purifier l’eau, nous fûmes obligés de nous en servir telle quelle. La soif et la faim rendent l’homme peu délicat  ; la bourbe, le sucre, le thé et le café furent, après tout, acceptables pour nos estomacs. Le lendemain, nous voyageâmes toute la journée et trouvâmes une belle fontaine, où nous campâmes durant la nuit.

Les Mauvaises-Terres que traverse la Mankizita-watpa sont la région la plus singulière que j’aie parcourue dans mes voyages au travers du désert. L’action des pluies, des neiges et des vents sur ce sol argileux est à peine croyable, et l’influence combinée de ces éléments en fait un théâtre aux scènes les plus variées. Aperçues de loin, ces terres se présentent à la vue comme de grands villages, comme de vieux châteaux, mais sous des apparences si extraordinaires, et avec une architecture si capricieuse, qu’on les supposerait appartenir soit à un monde tout nouveau, soit à des âges très-reculés. Ici c’est une tour gothique qui s’élève majestueusement, environnée de tourelles  ; d’énormes colonnes semblent y être placées pour soutenir le dôme du firmament. Plus loin, c’est un fort battu par la tempête, entouré de murs dentelés. Ses vieux parapets paraissent avoir soutenu pendant des siècles les assauts successifs des neiges, des pluies, des secousses souterraines et de la foudre. On y voit des coupoles aux proportions colossales, et des pyramides qui rappellent les travaux gigantesques de l’ancienne Égypte. Les agents atmosphériques les travaillent et les attaquent de telle sorte, que probablement deux années de suite ne passent pas sur les cimes de ces étranges constructions, sans les refondre ou les détruire. Cette terre, qui se durcit facilement au soleil, est ou grisâtre, ou d’un blanc éclatant  ; elle s’amollit et se mêle facilement avec l’eau. La Mankizita-Watpa est le grand égout de ce désert, et répond admirablement au nom que les sauvages lui ont donné. L’industrie du colon essayerait en vain de labourer et d’ensemencer cette terre mouvante et stérile  ; jamais la moisson ne viendrait couronner ses efforts. Mais si elle n’offre aucun intérêt au laboureur et peu au botaniste, le géologue et le naturaliste y trouveraient une abondante matière d’études et d’observations. Ils y recueilleraient un monde de pétrifications de toutes les grandeurs et de toutes les espèces  ; ils y verraient des débris curieux du mastodonte ou mammouth, le plus grand des quadrupèdes connus, mêlés avec ceux du petit lièvre des montagnes. J’ai vu des têtes entières très-bien conservées, des cornes, des tortues d’une grandeur énorme que deux hommes pouvaient à peine soulever. Toutes portaient distinctement les empreintes de leur nature primitive.[1] J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect,

Messieurs,
Votre très-humble et très-obéissant, serviteur,

P. J. De Smet, S. J.
  1. Le docteur Heyden, géologue américain, a parcouru ce désert en 1855, et en est revenu avec une forte cargaison de spécimens pour enrichir les musées de Washington. (Note de la présente édition.)