Lettres choisies du révérend père De Smet/ 3

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Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 15-20).
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III


Université de Saint-Louis, 4 juin 1849.
Messieurs,

Il me reste à vous donner quelques détails sur les sauvages que j’ai pu visiter. Dans aucune de mes courses précédentes, je n’avais rencontré des Ponkahs ; cette fois, je trouvai toute la tribu rassemblée à l’embouchure du Niobrarah, leur résidence favorite dans la saison des fruits et à l’époque de la récolte du maïs. La manière dont ils abordèrent mes compagnons de voyage semblait ne présager rien de bon, et faillit avoir les suites les plus fâcheuses. Il paraît, en effet, qu’ils ne méditaient rien moins qu’une attaque sur la petite troupe de blancs qui, au nombre de quinze seulement, escortaient un waggon de marchandises destinées à la compagnie des pelleteries. Du moins, ils avaient l’intention de piller ce convoi et de mettre à mort un des voyageurs, sous prétexte qu’il venait du pays des Pawnées, où un de leurs guerriers avait perdu la vie. Je vous donne ici la formule laconique du raisonnement d’un de ces barbares, tandis qu’il couchait en joue sa victime. «  Mon frère a été tué par un Pawnée. Tu es l’ami reconnu des Pawnées. Je dois le venger par ta mort, ou recevoir en chevaux ou en couvertures la dette (valeur) de son corps.  »

Voilà malheureusement où en sont réduites les idées de justice chez les sauvages. Un Indien a-t-il été tué par un blanc, tout homme de la même tribu se croit en droit d’user de représailles envers le premier blanc qu’il rencontre, quel que soit le pays qui ait vu naître celui-ci, ou de quelque partie du monde qu’il arrive.

J’avais pris les devants  ; mais au premier signal d’alarme, je fis volte-face vers le lieu du danger. Aussitôt l’air retentit des cris répétés : La Robe noire arrive  ! la Robe noire arrive  ! La surprise et la curiosité arrêtent l’œuvre de pillage. Les chefs demandent des explications et donnent aussitôt aux spoliateurs l’ordre de se tenir en respect et de rendre ce qu’ils avaient déjà volé  ; ils se pressent alors autour de moi pour me serrer la main (cérémonie qui dura longtemps, car ils étaient plus de six cents) et nous conduisent en triomphe à notre campement sur les bords du Niobrarah. De mon côté, je fais une petite distribution de tabac, présent qu’ils semblent apprécier plus que tout autre  ; on fume fraternellement le calumet qui passe de bouche en bouche, et bientôt ils me prodiguent, ainsi qu’à mes compagnons, les marques les plus affectueuses de bienveillance et de respect. Telle fut l’heureuse issue d’une rencontre qui nous avait d’abord inspiré de si justes craintes. Mais les vues miséricordieuses de la Providence s’étendaient encore plus loin. Ils me prièrent de les accompagner dans leur village, à quatre milles de là, pour y passer la nuit au milieu d’eux. Je me rendis d’autant plus volontiers à leur invitation, qu’elle devait me procurer une occasion favorable de leur annoncer les vérités de la foi. Aussi ne perdis-je point de temps, et, peu après mon arrivée, toute la tribu, au nombre de plus de mille personnes, se trouvait rangée autour de la Robe noire. C’était la première fois que les Ponkahs entendaient prêcher Jésus-Christ par la bouche de son ministre. Leur sainte avidité et l’attention qu’ils prêtèrent à mes paroles me firent prolonger mes instructions bien avant dans la nuit.

Le lendemain, je baptisai un grand nombre de leurs petits enfants, et quand le moment de la séparation fut arrivé, ils me prièrent avec les plus vives instances de renouveler ma visite et de venir me fixer au milieu d’eux. «  Nous écouterons volontiers la parole du Grand-Esprit, me disaient-ils, et nous nous soumettrons à ses ordres que tu nous feras connaître.  » En attendant que leurs vœux puissent s’accomplir, je me crus très-heureux de rencontrer là un métis[1] catholique assez bien instruit dans sa religion, qui me promit de leur servir de catéchiste.

Cette attention si extraordinaire des sauvages, et cette espèce d’avidité qu’ils apportent à entendre la parole de Dieu, doivent paraître surprenantes dans un peuple qui semble réunir toutes les misères intellectuelles et morales. Mais l’Esprit du Seigneur souffle où il lui plaît  ; ses grâces et ses lumières préviennent et aident des hommes que l’ignorance a rendus méchants, bien plus qu’une volonté perverse et désordonnée. Du reste, ce même Esprit qui obligea les plus rebelles à s’écrier avec Saint Paul : «  Seigneur, que voulez-vous que je fasse  ?   » peut aussi adoucir les cœurs les plus farouches, échauffer les plus froids, produire la paix, la justice et la joie là où auparavant régnaient l’iniquité, le trouble et le désordre. Le grand respect et la grande attention que les pauvres Indiens témoignent, dans toutes les occasions, au missionnaire qui vient leur annoncer la parole de Dieu, sont pour celui-ci la source de beaucoup de consolations et d’encouragements. Il trouve le doigt du Seigneur dans les manifestations spontanées de ces hommes malheureux.

La langue des Ponkahs diffère peu de celle des Ottoes, des Kansas et des Osages. Intrépides et d’une bravoure éprouvée, ils savent, malgré leur petit nombre, se faire redouter de leurs voisins, plus nombreux. On pourrait bien les appeler les Têtes-Plates des plaines à cause de leur courage. Quoique attachés par goût à la vie nomade, ils ont cependant commencé à cultiver quelques champs de maïs, de citrouilles et de patates.

Voilà donc une terre encore en friche, mais qui n’attend qu’une main généreuse et charitable pour porter des fruits dignes de la céleste rosée. Le Seigneur pourrait-il refuser sa grâce et ses secours à l’homme apostolique qui abandonne tous les avantages de la vie civilisée, pour venir, au milieu des privations de tout genre, apprendre au pauvre sauvage les vérités salutaires et si consolantes de l’Évangile  ?

Quand je pense aux espérances que me font concevoir les tribus de l’ouest et du nord des États-Unis, je ne puis m’empêcher de bénir la bonté et la miséricorde de mon Sauveur, et de trembler en pensant combien redoutables sont les jugements de sa justice. Tandis que l’Europe, ébranlée par les efforts incessants d’une impiété savante, semble n’avoir plus de force et de vigueur que pour secouer ce joug divin que le sang de Jésus-Christ a rendu si doux et si léger, l’infortuné habitant du désert lève ses mains suppliantes vers le ciel, et lui demande, dans toute la sincérité de son cœur, de connaître la vraie foi, d’être dirigé dans les sentiers qui conduisent au vrai bonheur. Tandis qu’au centre même du catholicisme,[2] les ministres du Seigneur succombent sous l’oppression, la providence de Dieu, impénétrable dans ses vues, leur prépare secrètement les vastes solitudes d’un hémisphère éloigné. Peut-être est-ce là que le divin Maître fixera son sanctuaire, et se choisira de nouveaux adorateurs, dont les cœurs simples ne feront entendre que les accents de la reconnaissance.

Je suis avec le plus profond respect et en me recommandant à vos bonnes prières,
Messieurs,
Votre très-humble et très-obéissant, serviteur,

P. J. De Smet, S. J.
  1. Métis, qui est né d’un blanc et d’une Indienne (d’Amérique), ou d’un Indien (d’Amérique) et d’une blanche  ; on dit mulâtre quand il s’agit de l’enfant d’un blanc et d’une négresse, ou d’un nègre et d’une blanche. (Note de la présente édition.)
  2. Il est fait allusion aux événements révolutionnaires dont Rome fut le théâtre en 1848 et à la suite desquels le Souverain Pontife Pie IX, ne se croyant plus en sûreté dans la capitale de ses États, se vit obligé de prendre la fuite le 24 novembre au soir. Il se réfugia Gaëte, dans le royaume de Naples. (Note de la présente édition)