Lettres choisies du révérend père De Smet/ 25

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Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 354-369).
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XXV


Saint-Louis (Missouri), 14 novembre 1857.

La croyance à la divinité du feu existe parmi nos Indiens, de temps immémorial. On la trouve dans leurs traditions, comme dans les histoires de presque toutes les nations qui ont eu des temples où existait un pyrée, un foyer, un brasier, afin d’y entretenir toujours le feu pour les sacrifices. Les Grecs adoraient le feu et appelaient l’autel sacré Estia  ; les Latins avaient leurs vestales au service de la déesse Vesta. Le P.  Charlevoix représente les Indiens de la Louisiane, surtout l’ancienne tribu des Natchez, comme entretenant un feu perpétuel dans toutes leurs loges de médecine, ou temples. Parmi les Moquis, peuplade du Nouveau-Mexique (avec les Navajoes ils sont au nombre de 15, 000), le feu sacré est constamment entretenu par des vieillards. Ils croient que de grands malheurs affligeraient toute la tribu si le feu venait à éteindre.

Le culte superstitieux du feu était général chez les Mexicains au moment de la conquête. Dans un livre intitulé : Inie Catotle in Ilhuicac, ou Chemin du ciel, imprimé en 1607 et 1612, nous voyons que chacun des dix-huit mois de l’année mexicaine était consacré à une divinité particulière, honorée par des fêtes plus ou moins solennelles et, presque toujours, par des sacrifices humains.

Le premier mois, qui commençait le 2 février, était consacré à Altcahuala, dieu de la détention des eaux  ; le second, au dieu destructeur des nations  ; le troisième, au dieu des eaux  ; le quatrième, au dieu du mais  ; le cinquième, tombant vers Pâques, au dieu Tezcatlipoca, qui était comme le Jupiter des Romains  ; le neuvième était consacré au dieu de la guerre.

Le dixième mois, appelé Xocolh-huetzi, commençait le 4 août. On faisait alors la grande fête du dieu du feu ou Xuchten-hetli, avec de nombreux sacrifices humains. On jetait dans les flammes des hommes frais et bien portants. Quand ils étaient à moitié brûlés, mais encore vivants, on leur arrachait le cœur, en présence de l’image du dieu. Puis on plantait au milieu de la cour du temple un grand arbre, autour duquel on faisait mille cérémonies et simagrées dignes du démon, l’instituteur de cette fête. Elle durait plus longtemps que les autres.

Au onzième mois, tombait la fête de Toci, mère des dieux ; au douzième, la fête de la Venue des dieux ; au treizième, les fêtes sur les montagnes ; le quinzième mois était réservé au dieu de la terre et le dix-septième au dieu des pluies.

Le 12 janvier commençait, avec le dix-huitième mois, appelé Itzcali, une autre fête du Feu.

Deux jours auparavant, le 10, au milieu de la nuit, on faisait le feu nouveau devant l’idole du dieu, élégamment ornée. Avec ce feu on allumait un grand bûcher. Les barbares apportaient tout ce qu’ils avaient tué ou pêché, et le présentaient au prêtre, qui le jetait dans la fournaise. Puis tous les assistants devaient manger très-chauds les tamalillos, c’est-à-dire de petits pains de maïs renfermant un peu de viande rôtie. Ce qu’il y avait le plus singulier dans cette fête, c’est que, trois années de suite, on n’immolait aucune victime humaine, et la quatrième année, le nombre des victimes dépassait celui des autres fêtes. Le roi lui-même et les seigneurs se présentaient au milieu de ce monceau de cadavres pour y danser, et tous chantaient, avec respect et solennité, le chant réservé, qu’ils appellent en leur langue Neteuhicuicaliztli.

Dans un Traité sur l’idolâtrie et les superstitions des Mexicains, manuscrit de 1629, nous voyons que surtout le feu provoquait les sentiments de la plus profonde vénération parmi les Mexicains. C’est pourquoi cet élément divin présidait à la naissance et à presque toutes les actions de la vie de ces pauvres victimes de l’erreur. Au moment où l’enfant venait au monde, on allumait le feu dans la chambre de la mère et on l’y entretenait pendant quatre jours, sans en extraire la braise. On croyait que, si l’on séparait la braise, une taie apparaîtrait subitement sur l’œil du nouveau-né. Le quatrième jour, les anciens emportaient de la chambre l’enfant et le feu en même temps  ; puis ils faisaient passer quatre fois le feu autour de la tête de l’enfant, deux fois dans un sens et deux fois dans l’autre. On donnait ensuite au nouveau-né un nom qui était celui de l’animal ou de l’élément auquel le jour de la naissance était consacré, comme le caïman, le serpent, le chat-tigre, l’aigle, etc., ou l’eau, le feu, l’air, etc., etc.

Dans les divers sacrifices, il entrait presque toujours de soi-disant flambeaux et de l’encens.

Nous trouvons chez les Mexicains un récit mythologique qui laisse voir qu’un personnage, auparavant couvert de lèpre, obtint l’empire du siècle futur, pour avoir passé par l’épreuve du feu, et fut transformé en soleil, au grand désappointement d’autres personnages, également lépreux, que l’épreuve avait effrayés. Est-ce là la cause de leur respect pour le feu et la raison du pouvoir mystérieux qu’ils lui avaient attribué ?

Les Potowatomies disent que Chipiapoos, ou l’Homme-mort, est le grand manitou qui préside au pays des âmes et qui entretient le feu sacré pour le bonheur de tous ceux de sa race qui y arrivent. J’en ai parlé déjà. Voir mes Voyages dans l’Orégon, p. 333[1]

Le feu est, chez toutes les tribus indiennes que j’ai connues, l’emblème du bonheur. Il s’allume toujours avant chacune de leurs délibérations. Avoir éteint le feu des ennemis veut dire, chez les sauvages, avoir remporté la victoire. Le caractère sacré qu’ils attribuent au feu se fait remarquer partout, dans leurs usages et coutumes et surtout dans leurs cérémonies religieuses. Ils nourrissent les idées les plus fantasques sur la substance et les phénomènes du feu, qu’ils regardent comme surnaturels. Voir un feu s’élever, dans leurs rêves ou autrement, c’est le symbole du passage d’une âme de ce monde dans l’autre. Avant de consulter les manitous, ou les esprits tutélaires, ou en s’adressant aux morts, ils allument le feu sacré. Cet élément doit sortir d’un caillou, leur venir par la foudre ou de quelque autre manière. Allumer le feu sacré avec du feu ordinaire serait une action considérée à l’équivalent d’une transgression grave et criminelle.

Les Chippeways du nord allument un feu près de chaque nouveau tombeau, pendant quatre nuits de suite. Ils disent que ces flammes symboliques et sacrées éclairent les pas des morts dans leur passage solitaire et obscur au pays des âmes. Voici l’origine de ce feu sacré et funèbre parmi ce peuple. J’en tiens la légende de la bouche même de notre bon Watomika.

Un parti hostile de Chippeways rencontra ses ennemis dans une grande et belle plaine. Le cri de guerre se fit aussitôt entendre, et ils livrèrent bataille. Leur chef était un guerrier distingué et vaillant. Dans cette occasion, il se surpassa lui-même en bravoure, et un grand nombre de ses adversaires tombèrent sous les coups redoublés de son formidable casse-tête. Déjà il donnait le signal de la victoire à ses braves en armes lorsqu’il reçut une flèche dans la poitrine et tomba mort dans la plaine. Le guerrier qui reçoit le dernier coup en combattant n’obtient jamais les honneurs de la sépulture. Selon l’ancienne coutume, il reste assis sur le champ de bataille, le dos contre un arbre ou un pieu, et la face tournée dans la direction qui indique la fuite de l’ennemi. Il en fut de même pour celui ci. Son grand bonnet de plumes d’aigle lui fut proprement ajusté sur la tête. Chaque plume indiquait un trophée ou une chevelure remportée à la guerre. Son visage fut peinturé avec soin. On l’habilla et on le revêtit de ses plus beaux accoutrements, comme s’il eût été en vie. Tout son équipement guerrier fut placé à ses Côtés. Son arc et son carquois, dont il s’était si vaillamment servi dans tant de combats, reposaient contre ses épaules. Le poteau des braves fut planté devant lui, avec les cérémonies, les chants, les discours funèbres d’usage eh pareille circonstance. Ses compagnons vinrent lui faire leurs derniers adieux. Personne enfin n’avait le moindre doute sur la mort glorieuse du Grand Chef. S’était-on trompé  ? Voyons la suite de cette singulière légende  !

Le Chef, privé de la parole et de tout moyen de donner signe de vie, entendait distinctement les chants, les discours, les cris, les lamentations de ses guerriers. Il était témoin de leurs gestes, de leurs danses et de toutes leurs cérémonies autour du poteau d’honneur. Sa main glacée était sensible à la poignée amicale d’un ami qui venait la serrer  ; ses joues blêmes, ses lèvres livides sentaient l’effusion et la chaleur des accolades d’adieu, sans qu’il eût la force de les rendre. Se voyant ainsi paralysé et abandonné, son angoisse devint aussi extrême que le désir qu’il éprouvait de suivre ses compagnons dans leur retour au village. Lorsqu’il les vit disparaître les uns après les autres, son esprit l’agita de telle manière qu’il fit un mouvement violent  ; il se leva, ou plutôt sembla se lever, et se joignit à eux. Sa forme leur restait invisible. C’était pour lui une nouvelle cause de surprise et de contrariété, qui excitait à la fois sa désolation et son désespoir. Il se détermina à les suivre de près. Partout où ils allaient, il y allait aussi. Lorsqu’ils marchaient, il marchait  ; soit au pas soit à la course, il était au milieu d’eux  ; il campait avec eux  ; il dormait à leurs côtés  ; il s’éveillait avec eux. Bref, il prenait part à toutes leurs fatigues, à toutes leurs peines, à tous leurs travaux. Tandis qu’il jouissait du bonheur de leur conversation, qu’il était présent à tous leurs repas, aucune boisson ne lui fut présentée pour désaltérer sa soif, aucun mets pour apaiser sa faim. Ses questions et ses demandes restaient sans réponse. «  Guerriers  ! mes braves, — s’écriait-il avec angoisse et amertume, — n’entendez-vous pas la voix de votre Chef  ?…. Regardez  !… Ne voyez-vous pas ma forme  ?…. Vous restez immobiles  ?… Vous semblez ne me voir ni m’entendre  ?… Arrêtez le sang qui coule de la profonde blessure que j’ai reçue  !… Ne souffrez pas que je meure privé de secours  !… que je périsse de faim au milieu de l’abondance  !…. O vous, braves, que j’ai si souvent conduits à la victoire, qui avez toujours obéi à ma voix, déjà vous semblez m’oublier  !… Une goutte d’eau pour étancher ma soif  !… Une bouchée pour apaiser ma faim  ! Dans ma détresse, vous osez me les refuser  !  !  !…  » À chaque relais, il leur adressait tour à tour ses supplications et ses reproches  ; mais en vain. Personne ne comprenait ses paroles. Si les guerriers entendaient sa voix, c’était pour eux comme le passage ou le murmure d’un vent d’été à travers le feuillage et les branches de la forêt.

Enfin, après un long et pénible voyage, le parti de guerre arriva sur le sommet d’une côte qui dominait tout le village. Les guerriers se préparèrent à faire une entrée solennelle. Ils mirent leurs plus beaux costumes, se peinturèrent le visage avec le plus grand soin, s’attachèrent les trophées, surtout les chevelures, qu’ils mettaient au bout des arcs, des casse-tête et des lances. Alors éclata un cri unanime, le cri de joie et de victoire des Chippeways, le Kumaudjeewug !… Kumaudjeewug  !… Kumaudjeewug  !… C’est-à-dire : ils ont rencontré, ou : ils ont combattu, ou : ils ont vaincu  !… Ce cri enthousiaste retentit dans tout le camp. Selon l’usage, les femmes et les enfants allèrent au-devant des guerriers pour honorer leur retour et proclamer leurs louanges. Ceux qui avaient perdu des membres de leur famille s’approchaient avec inquiétude pour s’informer et s’assurer qu’ils étaient morts en combattant vaillamment l’ennemi. Le vieillard courbé sous le poids de l’âge se console de la perte de son fils s’il a succombé en brave, les armes à la main  ; et la douleur de la jeune veuve perd toute son amertume quand elle entend les éloges donnés aux mânes de son vaillant époux. Les récits glorieux du combat allument une ardeur martiale dans les cœurs des jeunes gens  ; et les enfants, incapables encore de comprendre la cause de la fête, mêlent leurs petits cris de joie et d’allégresse aux acclamations bruyantes et réitérées de toute la tribu.

Au milieu de tout ce bruit et de toutes ces réjouissances, personne ne s’aperçut de la présence du Grand Chef. Il entendait les informations que ses proches parents et ses amis venaient prendre sur son sort  ; il écoutait ce qu’on disait de sa bravoure, de ses hauts faits, de sa mort glorieuse au milieu des ennemis vaincus  ; on parlait du poteau des braves planté en son honneur sur le champ de bataille. «  Me voici, — s’écria-t-il soudain, — je vis, je marche  ! Regardez-moi  !…. Touchez-moi !.., Je ne suis pas mort  !… Le casse-tête en main, je marcherai de nouveau contre nos ennemis, en avant de mes guerriers, et bientôt, au festin, vous entendrez les sons de mon tambour.  » Personne ne l’entendit, personne ne l’aperçut. La voix du Grand Chef n’avait pas plus d’importance pour eux que le bruit des eaux tombant de cascade en cascade au pied de leur village. Impatient, il se dirigea vers sa loge. Il y trouva sa femme en proie à un profond désespoir, coupant, en signe de deuil, sa longue chevelure, se lamentant sur son malheur, sur la perte d’un mari chéri et sur le triste sort de ses enfants. Il tâcha de la détromper et de la consoler par les paroles les plus douces  ; il alla embrasser ses chers enfants  ; mais ici encore, tous ses efforts furent vains : on resta insensible à sa voix et à sa tendresse. La mère éplorée s’assit, inclinant sa tête sur ses deux mains. Le chef, souffrant et abattu, la pria de panser sa profonde blessure, d’y appliquer les herbes et les racines médicinales contenues dans son grand sac de médecine  ; mais elle ne bougea point  ; elle ne lui donna que des pleurs et des gémissements. Il approcha ensuite sa bouche de l’oreille de sa femme et cria : «  J’ai soif  !… J’ai faim  !… Donnez-moi à boire et à manger  !… » La femme crut entendre un sourd bourdonnement dans l’oreille, et en fit la remarque à une de ses compagnes. Le Chef, dans son impatience, la frappa fortement au front  ; elle porta tranquillement la main à l’endroit frappé et dit : «  Je sens un léger mal de tête.  »

Frustré à chaque pas et dans toutes ses tentatives pour se faire reconnaître, le Chef se mit à réfléchir sur ce qu’il avait entendu dire, dans sa jeunesse, par les grands hommes de médecine : il avait appris que quelquefois l’esprit, ou l’âme, quitte le corps et erre çà et là à l’aventure selon son bon plaisir. Il pensa donc que peut-être son corps gisait sur le sol du combat et que son esprit seulement avait accompagné les guerriers dans leur retour au village. Il prit la résolution de retourner par le sentier qu’il avait suivi, à une distance de quatre journées de marche. Les trois premiers jours, il n’eut aucune rencontre. Dans la soirée du quatrième, lorsqu’il approchait du terrain de la lutte, il remarqua un feu au milieu du chemin qu’il suivait. Voulant l’éviter, il changea de route  ; mais le feu, au même instant, prit une autre direction et vint se placer devant lui. Il eut beau essayer d’aller à droite ou à gauche, le même feu mystérieux le précédait toujours, comme pour lui barrer l’entrée du champ de bataille. «  Moi aussi — se disait-il, — je suis un esprit  ; je cherche à rentrer dans mon corps  ; je veux accomplir mon dessein. Tu me purifieras  ; mais tu n’empêcheras pas la réalisation de mon projet. J’ai toujours remporté la victoire contre mes ennemis, malgré les plus grands obstacles. Aujourd’hui je la remporterai sur toi, Esprit du feu  !   » Il dit, et faisant un grand effort, il se lança à travers la flamme mystérieuse… Il sortit comme d’un long ravissement… Il se trouvait assis sur le champ de bataille, adossé à un arbre. Son arc, ses flèches, ses habits, ses ornements, son appareil de guerre, le poteau des braves, tout se trouvait dans le même état et dans la même position où ses soldats l’avaient laissé au jour de la rencontre. Il leva les yeux et vit un grand aigle, perché sur la plus haute branche au-dessus de sa tête. À l’instant il reconnut son oiseau-manitou, le même qui lui était apparu en songe dans son premier jeûne à sa sortie de l’enfance, l’oiseau qu’il avait choisi pour son esprit tutélaire et dont jusqu’alors il avait porté la serre au cou. Son manitou avait soigneusement gardé son corps et avait empêché les vautours et les autres oiseaux de le dévorer. Le Chef se leva et se tint quelques instants debout  ; mais il se trouvait faible et abattu. Le sang de sa blessure avait cessé de couler, et il la pansa. Il connaissait l’efficacité de certaines feuilles et racines propres à guérir les plaies  ; il les chercha, les recueillit soigneusement dans la forêt, en écrasa quelques-unes entre deux pierres et se les appliqua. Il en mâcha d’autres et les avala.

Au bout de quelques jours, il se sentit assez de force pour tenter son retour au village  ; mais la faim le dévorait. Dans l’absence de grands animaux, il vécut de petits oiseaux qu’il abattait avec ses flèches, d’insectes et de reptiles, de racines et de fruits. Après bien des fatigues, il arriva enfin sur le bord de la rivière qui le séparait de sa femme, de ses enfants et de ses amis. Le Chef poussa le cri convenu, le cri de l’heureux retour d’un ami absent. Le signal fut compris. Un canot est envoyé pour le chercher. Dans l’entre-temps, les suppositions allaient leur train pour deviner la personne étrangère qui venait de faire entendre sa voix si amicale et de prévenir de son approche. Tous ceux qui avaient fait partie de la bande guerrière se trouvaient «  présents au camp. On se demandait : «  L’inconnu, sur l’autre bord, ne serait-il pas un chasseur qui revient  ?… Ce cri ne serait-il peut-être pas une ruse des ennemis pour enlever les chevelures de nos rameurs  ?… L’envoi fait du canot fut jugé imprudent, parce qu’on ne s’était pas assuré préalablement de l’absence d’un individu du village. Pendant qu’à l’autre bord se croisaient toutes ces conjectures, le Chef s’embarquait. Bientôt il se présente devant eux, au milieu des cris de joie de ses proches et de ses amis. Les Indiens s’élancent avec empressement de leurs loges pour serrer la main et célébrer l’heureux retour de leur cher et fidèle guerrier. Ce jour sera pour eux mémorable et solennel. Ils rendent des actions de grâces au Maître de la vie et à tous les manitous de l’Olympe indien pour la conservation et l’arrivée de leur Chef bien-aimé. Toute la journée se passe en danses, en chants et en festins.

Lorsqu’ils revinrent de leur étonnement et que les premiers élans de leur joie furent calmés, la tranquillité ordinaire se rétablit dans le village, et le Chef battit son tambour pour convoquer son peuple. Il lui raconta ses aventures si extraordinaires, et termina son récit en leur faisant connaître et en imposant à la nation le culte du feu sacré et funèbre, c’est-à-dire la cérémonie qui consiste à tenir un feu allumé pendant quatre nuits consécutives sur chaque nouvelle sépulture. Il leur fit comprendre que ce culte est avantageux et agréable à l’âme du défunt  ; que la distance au pays des âmes est de quatre longues journées  ; que, dans ce voyage, l’âme a besoin d’un feu chaque nuit de campement  ; que ce feu funèbre, allumé par les proches parents du défunt, sert à éclairer et à chauffer l’âme durant sa pérégrination. Les Chippeways croient que, lorsque ce rit religieux est négligé, l’âme ou l’esprit est forcé lui-même de remplir la tâche difficile de faire et d’entretenir son propre feu.

Me voici au bout de ma légende chippewayse. Je vous la donne telle que je l’ai reçue. On m’assure qu’elle est très-ancienne. Le culte du feu, parmi nos Indiens, tient de celui des païens primitifs, qui pour se purifier, sautaient par-dessus un brasier allumé en l’honneur de leurs divinités. Les lois de Moïse défendaient cette pratique aux Juifs.

J’ai encore un mot à ajouter, et je finis cette longue épître. Dans la visite que j’ai faite jadis aux Corbeaux, campés au pied des montagnes Rocheuses, je fus l’objet d’une haute vénération de la part de ces sauvages. Pourquoi  ? Parce qu’ils me considéraient comme le porteur ou le gardien du feu. En effet, je portais une boîte d’allumettes phosphoriques dans la poche de ma soutane, et ils s’étaient aperçus que je m’en servais pour allumer ma pipe ou le calumet. J’appris plus tard la cause, bien futile en soi, qui leur avait fait attacher une si grande importance à ma pauvre personne.

Je reçois de temps en temps des nouvelles de tous ces malheureux Indiens. Ils n’oublient pas les visites qu’ils ont reçues, et je n’oublie pas non plus ces enfants de mon cœur. Ils continuent de demander, avec instance, chaque année, qu’on leur envoie des missionnaires pour baptiser leurs enfants et pour les instruire dans la sainte foi, qui seule peut les rendre heureux en ce monde et les conduire au bonheur éternel.

Vous me demandiez un jour dans une excursion que nous fîmes ensemble lors de mon dernier voyage en Belgique, «  quel est le degré de civilisation des tribus que j’avais visitées  ?   » Je vous répondis : «  Je ne sais pas tout ce qu’on veut entendre en Europe par ce mot de civilisation. On y parle des sauvages comme s’ils étaient des êtres exceptionnels et d’une autre nature. Tout ce que je puis vous dire, c’est que ce sont des hommes comme nous. Ils ne diffèrent de nous que parce qu’ils sont ignorants, pauvres, malheureux. Mais leur cœur est si bon  ! Il en est même qui ont beaucoup d’esprit naturel, et, ce qui vaut mieux encore, beaucoup de foi et de vertu  !   » La fin de ma lettre n’est-elle pas une confirmation de ce que je vous disais  ? Quelle reconnaissance n’ont-ils pas du bien qu’on leur fait  ! Quel désir n’ont-ils pas de connaître Dieu  !

Si donc il s’agit de la civilisation des âmes pour les envoyer au ciel, oh  ! nous n’avons pas besoin ici de vos civilisateurs d’Europe, sauf les bons prêtres. Faites prier pour que le Seigneur nous envoie de vaillants et fervents missionnaires, et nous ferons beaucoup d’heureux  !

Je recommande tous ces chers sauvages, nos frères en Jésus-Christ, rachetés du même sang et renfermés dans le même Cœur sacré, je les recommande tous bien instamment à vos saints sacrifices et à vos bonnes prières.

Agréez, etc.

P. J. De Smet, S. J.
  1. Édition Devaux et Cie, rue Saint-Jean, Bruxelles, 1874.