Lettres de Chopin et de George Sand/texte entier

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Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 7-126).

INTRODUCTION

Quand, à la fin de 1836, Chopin et George Sand se virent pour la première fois, ils étaient célèbres tous deux depuis plusieurs années.

Bien qu’il n’eût alors que vingt-six ans, Chopin avait composé déjà plusieurs de ses œuvres maîtresses : les deux cahiers d’études, la ballade en sol mineur, le premier scherzo, des nocturnes, des polonaises, des mazurkas ; sans oublier les deux concertos.

C’était un des musiciens les plus unanimement appréciés dans les milieux les plus divers. Les littérateurs, les poètes, les artistes et le « grand monde » l’admiraient, sinon autant qu’il le méritait, mais du moins avec enthousiasme. Son talent transcendant et original de pianiste subjuguait ses auditeurs et sa présence était désirée, souhaitée, attendue tous les soirs dans les salons les plus célèbres de l’époque.

Par le prestige de son art si neuf, si sincère, par son élégance aussi, il faut le dire, ce beau jeune homme était un des rois, ou pour parler le langage du temps, un des lions de Paris.

De plus n’était-il pas Polonais en ce temps où l’on plaignait tant l’infortunée Pologne ? C’est dire qu’il charmait le cœur de multiples admiratrices et s’attirait beaucoup d’envieux ; ce dont il ne tirait nulle vanité du reste. Bien que conscient de sa valeur, Chopin était dénué de prétention ; son esprit, sa gaîté, son aimable caractère en faisaient un compagnon des plus agréables.

George Sand avait conquis une renommée éclatante par des romans très vite fameux : Indiana, Lélia, Jacques. La Revue des Deux Mondes publiait ses ouvrages dont les péripéties étaient suivies avec curiosité, avec passion par une foule de lecteurs. Bref, George était, à trente-deux ans, la femme la plus célèbre de France. Elle n’était d’ailleurs pas sans charme, et ses grands yeux noirs, ses yeux de velours mat avaient commis bien des ravages. Sandeau, Musset, le docteur Pagello, Prosper Mérimée, Michel de Bourges — pour ne citer que les noms les plus connus — s’étaient, de 1830 à 1836, succédés dans la vie de cette ennemie du mariage.

Aurore Dupin, baronne Dudevant, dite George Sand, avait deux enfants : Maurice, fils du mari, du banal baron Casimir Dudevant, et Solange, fille — on le sait à présent — de Stéphane Ajasson de Grandsagne, le gentilhomme berrichon qui fut peut-être le premier amant de la future romancière. Mais l’aventure n’était pas connue et Solange passait, elle aussi, pour un enfant de Casimir.

En septembre 1836, Chopin, pendant un séjour à Dresde, se fiança à une jeune Polonaise, Marie Wodzinska, dont il s’était épris l’année précédente. Marie était la sœur d’anciens condisciples de Frédéric : Antoine, Casimir et Félix Wodzinski. C’était une charmante et rieuse jeune fille aux longs cheveux noirs, aux yeux noirs aussi.

Mme Wodzinska — la mère — exigea que les fiançailles fussent d’abord secrètes, ce qui tourmenta et inquiéta cruellement le grand artiste. Quand Chopin rencontra George Sand en 1836, il avait le cœur plein et illuminé par son grand et sincère amour pour la jeune Polonaise.

Puis, durant l’été de 1837, les Wodzinski rompirent les fiançailles… Un immense chagrin s’empara du jeune homme, et aussi une sourde et légitime colère. Sous l’impulsion de cette révolte, il composa le sublime scherzo en si bémol mineur.

Coup de foudre. Comment employer d’autres termes pour caractériser l’impression que produisit Chopin sur l’auteur de Lélia ? On en trouvera la preuve dans le présent ouvrage. Ce sentiment ne devait d’ailleurs pas empêcher la romancière de nouer parallèlement d’autres intrigues amoureuses. Mais on peut dire qu’elle songea à Chopin dès 1836 avant d’entrer — définitivement — dans la vie du grand musicien, deux ans plus tard. Toutefois, si Aurore fut incontestablement la passion dominante de la vie de Frédéric, celui-ci sembla, au début de la liaison, subir plutôt le brûlant amour de cette femme à laquelle il devait bientôt s’attacher de toutes ses forces et de toute son âme.

Autour des deux héros ont gravité à cette époque bien des personnages de second plan, intéressant à plus d’un titre.

Voici d’abord la confidente de la romancière : la comtesse Marliani, née de Folleville. Charlotte, dite Carlotta Marliani, avait épousé un Espagnol dont la mère était Italienne : le comte Manoël Marliani, consul d’Espagne à Paris.

Chopin, dans cette période angoissée de sa vie, eut, pour conseiller sentimental, son vieil ami, le comte Albert Grzymala, un exilé de Pologne à l’âme élevée et au caractère aimable. Frédéric avait deux autres amis très chers : le docteur Jean Matuszynski, dit Jeannot, dit Jasio, dit Janek, et le pianiste Julien Fontana. Rien de plus fraternel que le dévouement dont se donnèrent mutuellement preuve Chopin, Matuszynski, Fontana et Grzymala.

Julien Fontana qui, durant le voyage à Majorque, fut le fidèle correspondant du grand compositeur, devait beaucoup à son génial ami. Ancien condisciple de Frédéric au Conservatoire de Varsovie, Julien avait un caractère sombre, inquiet et susceptible. Chopin s’efforça toujours d’encourager, de distraire son cher Julien et il l’aida dans sa vie matérielle.

Marie d’Agoult, la célèbre maîtresse de Liszt, apparaît ici sous un jour fort peu favorable. Elle avait pris ombrage de la liaison de George Sand et de Chopin et elle cribla les deux amants des traits de sa spirituelle méchanceté.

Dans les pages réunies plus loin, ce sont les deux héros eux-mêmes qui, en narrant chacun à son confident les débuts de leurs amours, puis les péripéties du célèbre voyage, nous révèleront le fond de leur cœur et nous emmèneront avec eux à Majorque, dans cette île d’or dont l’une des plus saisissantes merveilles est, certes, la prestigieuse Chartreuse de Valldemosa.

Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye.



FRÉDÉRIC CHOPIN
(Dessin au crayon de Gölzenberger, octobre 1838)

PREMIÈRE APPARITION DE GEORGE SAND
DANS LA CORRESPONDANCE DE CHOPIN


1. — Frédéric Chopin à sa famille, à Varsovie.

[1836.]

[…] J’ai fait la connaissance d’une grande célébrité : Madame Dudevant, connue sous le nom de George Sand ; mais son visage ne m’est pas sympathique et ne m’a pas plu du tout. Il y a même en elle quelque chose qui m’éloigne. […][1]


2. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

[sur une carte de visite].

[Paris s. d.]

Mon âme, où habite Brzowski ?[2]


3. — Frédéric Chopin à Joseph Brzowski, à Paris.

[Paris, 13 décembre 1836].

Je reçois aujourd’hui quelques personnes, entre autres Madame Sand.[3] De plus, Liszt jouera et Nourrit chantera. Si cela peut être agréable à Monsieur Brzowski, je l’attendrai ce soir.


4. — La comtesse d’Agoult à George Sand, à Nohant.[4]

Paris, le 26 mars 1837.

[…] Chopin tousse avec une grâce infinie.[…]


5. — La comtesse d’Agoult à George Sand, à Nohant.

Paris, 8 avril 1837.

[…] Chopin est l’homme irrésistible ; il n’y a chez lui que la toux de permanent […][5]

6. — Frédéric Chopin à Antoine Wodzinski, à Saragosse.

[Paris, mai 1837].

[…] Je vais peut-être aller passer quelques jours chez George Sand, mais cela ne retardera pas l’envoi de ton argent car, pour ces trois jours, je laisserai des instructions à Jeannot.[6]


7. — George Sand à la comtesse d’Agoult, à Côme.

Nohant, 2 janvier 1838.

Bonsoir, bonne et charmante princesse, bonsoir, cher Crétin du Valais. N’oubliez pas Piffoël qui dépose à vos pieds son cœur, son cigare et les vestiges de sa robe de chambre écarlate. Piffoël ira peut-être à Paris à la fin de janvier, surtout si on célèbre une seconde fois, comme les journaux l’ont annoncé, la Messe de Berlioz. Piffoël serrera de grand cœur la main à Sopin à cause de Crétin et aussi à cause de Sopin [sic], because Sopin is veri zentil. Piffoël beseaches Fellow not to read Dernière Aldini[7] but to read next production wich is much better and not yet finished. Piffoël vous presse dans ses bras et vous prie de l’aimer, après vous each other s’il en reste.



8. — George Sand à Eugène Delacroix, à Paris.

[avril ou mai 1838].

Mon cher Lacroix,

Je pars demain à cinq heures du matin, je voudrais bien ne pas partir sans vous dire adieu, sans vous parler de Medée,[8] qui est une chose magnifique, superbe, déchirante ; décidément, vous êtes un fameux barbouilleur ! Pour vous décider à venir ce soir, je vous dirai que Chopin nous joue du piano en petit comité, les coudes sur le piano, et c’est alors qu’il est vraiment sublime. Venez à minuit si vous n’êtes pas trop dormeur, et si vous rencontrez des gens de ma


(attribué à Charpentier)
GEORGE SAND

connaissance, ne le leur dites pas car Chopin a une peur affreuse des Welches. Adieu, si vous ne venez pas, souvenez vous de m’aimer un peu.

George


9. — George Sand à Frédéric Chopin.

On vous adore

George[9]


et moi aussi ! et moi aussi ! et moi aussi !!!

Marie Dorval


10. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

[Nohant, le 23 mai 1838].

Chère belle, j’ai reçu vos bonnes lettres et je tarde à vous répondre à fond parce que vous savez que le temps est variable dans la saison des amours (style Dorat). On dit beaucoup de oui, de non, de si, de mais dans une semaine, et souvent on dit le matin : décidément ceci est intolérable, pour dire le soir : en vérité c’est le bonheur suprême.[10] J’attends donc pour vous écrire tout de bon que mon baromètre marque quelque chose sinon de stable du moins de certain pour un temps quelconque. Je n’ai pas le plus petit reproche à faire mais ce n’est pas une raison pour être contente. Aujourd’hui je ne vous écris qu’un billet pour vous dire que je vous aime, que j’ai besoin que vous m’écriviez, que vous pensiez à moi, que vous vous occupiez de moi. Cette idée me donne de la force et m’empêche de retomber dans mes exagérations de désespoir sombre, bête et spleenitique.

Ma pauvre vieille Sophie [Cramer] est très malade, m’écrit-on. Vous qui êtes la Madone des affligés et la patronne des malheureux, vous la secourrez, n’est-ce pas, chère bonne, et veillerez à ce qu’elle ne manque de rien. C’est une bien bonne créature qui m’aime tendrement.

Permettez-moi aussi de vous demander un moyen d’envoyer chez Buloz. Il a mille francs à me remettre sur lesquels j’en dois cinq cents pour des emplettes que j’ai fait faire par le jeune Mallefille ; en outre Sophie a dépensé 182 francs environ pour la caisse qu’elle m’a envoyée dernièrement (et où, par parenthèse, j’ai trouvé mes walzes[11] dont je vous rends mille grâces). Je crains que d’un côté Mr Léonce Mallefille ne soit gêné pour le payement, et que, de l’autre, Sophie ne soit à sec. Ayez donc la bonté, chère, d’envoyer chez Buloz,[12] rue des Beaux-arts, 10, afin que l’argent soit chez Sophie où Mr Léonce ira prendre 500 Frs. Quant au reste, 318 francs, j’enverrai chez Sophie mon roulier Mornand que vous connaissez, chère bonne, et à qui je dois 300 francs. Je l’enverrai muni d’un billet de moi, et si Sophie était trop malade pour s’occuper de ces payements, veuillez en charger Enrico[13]. On ira à votre domicile, ainsi il n’y a personne à déplacer, si ce n’est pour faire payer Buloz qui n’est jamais pressé d’envoyer.

Adieu, pardon mille fois, chère amie, de vous charger de pareilles choses. Je n’ai pas le moyen d’aller à Paris encore, je ne réponds donc pas à vos questions sur mon établissement. Merci mille fois de vos offres, il me serait doux d’en profiter ![14]

George


11. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.

[Paris, 1838].

Mon très cher,

Je dois absolument te voir aujourd’hui, serait-ce même pendant la nuit… à minuit ou à une heure du matin. Ne crains aucun embarras pour toi, mon chéri ; tu sais que j’ai toujours su estimer ton cœur. Il s’agit d’un conseil que j’ai à te demander.[15]

Ton
Ch.


12. — George Sand à Albert Grzymala, à Paris.

[Nohant, juin 1838].

Jamais il ne peut m’arriver de douter de la loyauté de vos conseils, cher ami ; qu’une pareille crainte ne vous vienne jamais. Je crois à votre évangile sans bien le connaître et sans l’examiner, parce que du moment qu’il a un adepte comme vous, il doit être le plus sublime de tous les évangiles. Soyez béni pour vos avis et soyez en paix pour mes pensées. Posons nettement la question une dernière fois, parce que de votre dernière réponse sur ce sujet dépendra toute ma conduite à venir, et puisqu’il fallait en arriver là, je suis fâchée de ne pas avoir surmonté la répugnance que j’éprouvais à vous interroger à Paris. Il me semblait que ce que j’allais apprendre pâlirait mon poème. Et, en effet, le voilà qui a rembruni, ou plutôt qui pâlit beaucoup. Mais qu’importe ! Votre évangile est le mien quand il prescrit de songer à soi en dernier lieu, et de n’y pas songer du tout quand le bonheur de ceux que nous aimons réclame toutes nos puissances. Écoutez-moi bien et répondez clairement, catégoriquement, nettement. Cette personne[16] qu’il veut, ou croit devoir aimer, est-elle propre à faire son bonheur, ou bien doit-elle augmenter ses souffrances et ses tristesses ? Je ne demande pas s’il l’aime, s’il en est aimé, si c’est plus ou moins que moi. Je sais à peu près, par ce qui se passe en moi, ce qui doit se passer en lui. Je demande à savoir laquelle de nous deux il faut qu’il oublie ou abandonne pour son repos, pour son bonheur, pour sa vie enfin, qui me paraît trop chancelante et trop frêle pour résister à de grandes douleurs. Je ne veux pas faire le rôle de mauvais ange. Je ne suis pas le Bertram de Meyerbeer et je ne lutterai point contre l’amie d’enfance si c’est une belle et pure Alice ; si j’avais su qu’il y eût un lien dans la vie de notre enfant, un sentiment dans son âme, je ne me serais jamais penchée pour respirer un parfum réservé à un autre autel. De même, lui sans doute se fût éloigné de mon premier baiser s’il eût su que j’étais comme mariée.

Nous ne nous sommes point trompés l’un l’autre, nous nous sommes livrés au vent qui passait et qui nous a emportés tous deux dans une autre région pour quelques instants. Mais il n’en faut pas moins que nous redescendions ici-bas, après cet embrassement céleste et ce voyage à travers l’Empyrée. Pauvres oiseaux, nous avons des ailes, mais notre nid est sur la terre et quand le chant des anges nous appelle en haut, le cri de notre famille nous ramène en bas. Moi, je ne veux point m’abandonner à la passion, bien qu’il y ait au fond de mon cœur un foyer encore bien menaçant parfois. Mes enfants me donneront la force de briser tout ce qui m’éloignerait d’eux ou de la manière d’être qui est la meilleure pour leur éducation, leur santé, leur bien être, etc.

Ainsi je ne puis pas me fixer à Paris à cause de la maladie de Maurice, etc…, etc… Puis il y a un être excellent, parfait sous le rapport du cœur et de l’honneur, que je ne quitterai jamais parce que c’est le seul homme qui, étant avec moi depuis près d’un an, ne m’ait pas une seule fois, une seule minute, fait souffrir par sa faute. C’est aussi le seul homme qui se soit donné entièrement et absolument à moi, sans regret pour le passé, sans réserve pour l’avenir. Puis, c’est une si bonne et si sage nature, que je ne puisse l’amener avec le temps à tout comprendre, à tout savoir ; c’est une cire malléable sur laquelle j’ai posé mon sceau et quand je voudrai en changer l’empreinte, avec quelque précaution et quelque patience j’y réussirai.[17] Mais aujourd’hui cela ne se pourrait pas, et son bonheur m’est sacré.

Voilà donc pour moi ; engagée comme je le suis, enchaînée d’assez près pour des années, je ne puis désirer que notre petit[18] rompe de son côté les chaînes qui le lient. S’il venait mettre son existence entre mes mains, je serais bien effrayée, car en ayant accepté une autre, je ne pourrais lui tenir lieu de ce qu’il aurait quitté pour moi. Je crois que notre amour[19] ne peut durer que dans les conditions où il est né, c’est-à-dire que de temps en temps, quand un bon vent nous ramènera l’un vers l’autre, nous irons encore faire une course dans les étoiles et puis nous nous quitterons pour marcher à terre, car nous sommes des enfants de la terre et Dieu n’a pas permis que nous y accomplissions notre pèlerinage côte à côte. C’est dans le ciel que nous devons nous rencontrer, et les instants rapides que nous y passerons seront si beaux, qu’ils vaudront toute une vie passée ici-bas.

Mon devoir est donc tout tracé. Mais je puis, sans jamais l’abjurer, l’accomplir de deux manières différentes : l’une serait de me tenir le plus éloignée que possible de C[hopin], de ne point chercher à occuper sa pensée, de ne jamais me retrouver seule avec lui ; l’autre serait au contraire de m’en rapprocher autant que possible sans compromettre la sécurité de M[allefille], de me rappeler doucement à lui dans ses heures de repos et de béatitude, de le serrer chastement dans mes bras quelquefois, quand le vent céleste voudra bien nous enlever et nous promener dans les airs. La première manière sera celle que j’adopterai si la personne est faite pour lui donner un bonheur pur et vrai, pour l’entourer de soins, pour arranger, régulariser et calmer sa vie, si enfin il s’agit pour lui d’être heureux par elle et que j’y sois un empêchement ; si son âme excessivement, peut-être follement, peut-être sagement scrupuleuse, se refuse à aimer deux êtres différents de deux manières différentes, si les huit jours que je passerai avec lui dans une saison doivent l’empêcher d’être heureux, dans son intérieur, le reste de l’année ; alors, oui, alors je vous jure que je travaillerai à me faire oublier de lui. La seconde manière, je la prendrai si vous me dites de deux choses l’une : ou que son bonheur domestique peut et doit s’arranger avec quelques heures de passion chaste et de douce poésie, ou que le bonheur domestique lui est impossible, et que le mariage ou quelque union qui y ressemblât serait le tombeau de cette âme d’artiste ; qu’il faut donc l’en éloigner à tout prix et l’aider même à vaincre ses scrupules religieux. C’est un peu là — je dirai où — que mes conjectures aboutissent. Vous me direz si je me trompe ; je crois la personne charmante, digne de tout amour, et de tout respect, parce qu’un être comme lui ne peut aimer que le pur et le beau. Mais je crois que vous redoutez pour lui le mariage, le lien de tous les jours, la vie réelle, les affaires, les soins domestiques, tout ce qui, en un mot, semble éloigné de sa nature et contraire aux inspirations de sa muse. Je le craindrais aussi pour lui ; mais à cet égard je ne puis rien affirmer et rien prononcer parce qu’il y a bien des rapports sous lesquels il m’est absolument inconnu. Je n’ai vu que la face de son être qui est éclairée par le soleil. Vous fixerez donc mes idées sur ce point. Il est de la plus haute importance que je sache bien sa position afin d’établir la mienne. Pour mon goût, j’avais arrangé notre poème dans ce sens, que je ne saurais rien, absolument rien de sa vie positive, ni lui rien de la mienne, qu’il suivrait toutes ses idées religieuses, mondaines, poétiques, artistiques, sans que j’eusse jamais à lui en demander compte, et réciproquement, mais que partout, en quelque lieu et à quelque moment de notre vie que nous vinssions à nous rencontrer, notre âme serait à son apogée de bonheur et d’excellence. Car, je n’en doute pas, on est meilleur quand on aime d’un amour sublime, et loin de commettre un crime, on s’approche de Dieu, source et foyer de cet amour. C’est peut-être là, en dernier ressort, ce que vous devriez tâcher de lui faire comprendre, mon ami, et ne contrariant pas ses idées de devoir, de dévouement et de sacrifice religieux, vous mettriez peut-être son cœur plus à l’aise. Ce que je craindrais le plus au monde, ce qui me ferait le plus de peine, ce qui me déciderait même à me faire morte pour lui, ce serait de me voir devenir une épouvante et un remords dans son âme ; non, je ne puis (à moins qu’elle ne soit funeste pour lui en dehors de moi) me mettre à combattre l’image et le souvenir d’une autre. Je respecte trop la propriété pour cela, ou plutôt c’est la seule propriété que je respecte. Je ne veux voler personne à personne excepté les captifs aux geôliers et les victimes aux bourreaux, et la Pologne a la Russie ; par conséquent, dites-moi si c’est une Russie dont l’image poursuit notre enfant ; alors je demanderai au ciel de me prêter toutes les séductions d’Armide pour l’empêcher de s’y jeter ; mais si c’est une Pologne, laissez-le faire. Il n’y a rien de tel qu’une patrie, et quand on en a une, il ne faut pas s’en faire une autre. Dans ce cas, je serai pour lui comme une Italie, qu’on va voir, où l’on se plaît aux jours du printemps, mais où l’on ne reste pas, parce qu’il y a plus de soleil que de lits et de tables et que le confortable de la vie est ailleurs. Pauvre Italie ! Tout le monde y songe, la désire ou la regrette ; personne n’y peut demeurer, parce qu’elle est malheureuse et ne saurait donner le bonheur qu’elle n’a pas. Il y a une dernière supposition qu’il est bon que je vous dise. Il serait possible qu’il n’aimât plus du tout l’amie d’enfance et qu’il eût une répugnance réelle pour un lien à contracter, mais que le sentiment du devoir, l’honneur d’une famille, que sais-je ? lui commandassent un rigoureux sacrifice de lui-même. Dans ce cas-là, mon ami, soyez son bon ange ; moi, je ne puis guère m’en mêler ; mais vous le devez ; sauvez-le des arrêts trop sévères de sa conscience, sauvez-le de sa propre vertu, empêchez-le à tout prix de s’immoler, car dans ces sortes de choses (s’il s’agit d’un mariage ou de ces unions qui, sans avoir la même publicité, ont la même force d’engagement et la même durée), dans ces sortes de choses, dis-je, le sacrifice de celui qui donne son avenir n’est pas en raison de ce qu’il a reçu dans le passé. Le passé est une chose appréciable et limitée ; l’avenir, c’est l’infini parce que c’est l’inconnu. L’être qui, en retour d’une certaine somme connue de dévouement, exige le dévouement de toute une vie future, demande une chose inique, et si celui à qui on le demande est bien embarrassé pour défendre ses droits en satisfaisant à la générosité et à l’équité, c’est à l’amitié qu’il appartient de le sauver et d’être juge absolu de ses droits et de ses devoirs. Soyez ferme à cet égard, et soyez sûr que moi qui déteste les séducteurs, moi qui prends toujours parti pour les femmes outragées et trompées, moi qu’on croit l’avocat de mon sexe et qui me pique de l’être, quand il faut, j’ai cependant rompu de mon autorité de sœur et de mère et d’amie plus d’un engagement de ce genre. J’ai toujours condamné la femme quand elle voulait être heureuse au prix du bonheur de l’homme ; j’ai toujours absous l’homme quand on lui demandait plus qu’il n’est donné à la liberté et à la dignité humaine d’engager.[20] Un serment d’amour et de fidélité est un crime ou une lâcheté quand la bouche prononce ce que le cœur désavoue, et on peut tout exiger d’un homme excepté une lâcheté et un crime. Hors ce cas-là, mon ami, c’est-à-dire hors le cas où il voudrait accomplir un sacrifice trop rude, je pense qu’il ne faut pas combattre ses idées, et ne pas violenter ses instincts.

Si son cœur peut, comme le mien, contenir deux amours différents, l’un qui est pour ainsi dire le corps de la vie, l’autre qui en sera l’âme, ce sera le mieux, parce que notre situation sera à l’avenant de nos sentiments et de nos pensées. De même qu’on n’est pas tous les jours sublime, on n’est pas tous les jours heureux. Nous ne nous verrons pas tous les jours, nous ne posséderons pas tous les jours le feu sacré, mais il y aura de beaux jours et de saintes flammes.

Il faudrait peut-être aussi songer à lui dire ma position à l’égard de M[allefille]. Il est à craindre que, ne la connaissant pas, il ne se crée à mon égard une sorte de devoir qui le gêne et vienne à combattre l’autre douloureusement. Je vous laisse absolument le maître et l’arbitre de cette confidence ; vous la ferez si vous jugez le moment opportun, vous la retarderez si vous croyez qu’elle ajouterait à des souffrances trop fraîches. Peut-être l’avez-vous déjà faite. Tout ce que vous avez fait ou ferez, je l’approuve et le confirme.

Quant à la question de possession ou de non-possession, cela me paraît une question secondaire à celle qui nous occupe maintenant. C’est pourtant une question importante par elle-même, c’est toute la vie d’une femme, c’est son secret le plus cher, sa théorie la plus étudiée, sa coquetterie la plus mystérieuse. Moi, je vous dirai tout simplement, à vous, mon frère et mon ami, ce grand mystère sur lequel tous ceux qui prononcent mon nom font de si étranges commentaires. C’est que je n’ai là-dessus ni secret, ni théorie, ni doctrines, ni opinion arrêtée, ni parti-pris, ni prétention de puissance, ni singerie de spiritualisme, rien enfin d’arrangé d’avance et pas d’habitude prise et, je crois, pas de faux principes, soit de licence, soit de retenue. Je me suis beaucoup fiée à mes instincts qui ont toujours été nobles ;[21] je me suis quelquefois trompée sur les personnes, mais jamais sur moi-même. J’ai beaucoup de bêtises à me reprocher, pas de platitudes ni de méchancetés. J’entends dire beaucoup de choses sur les questions de morale humaine, de pudeur et de vertu sociale. Tout cela n’est pas encore clair pour moi. Aussi n’ai-je jamais conclu à rien. Je ne suis pourtant pas insouciante là-dessus ; je vous confesse que le désir d’accorder une théorie quelconque avec mes sentiments a été la grande douleur de ma vie. Les sentiments ont toujours été plus forts que les raisonnements et les bornes que j’ai voulu me poser ne m’ont jamais servi à rien. J’ai changé vingt fois d’idée. J’ai cru par dessus tout à la fidélité, je l’ai prêchée, je l’ai pratiquée, je l’ai exigée. On y a manqué et moi aussi. Et pourtant je n’ai pas senti le remords, parce que j’avais toujours subi dans mes infidélités une sorte de fatalité, un instinct de l’idéal, qui me poussait à quitter l’imparfait pour ce qui me semblait se rapprocher du parfait. J’ai connu plusieurs sortes d’amour : Amour d’artiste, amour de femme, amour de sœur, amour de mère, amour de religieuse, amour de poète, que sais-je ? Il y en a qui sont nés et morts en moi le même jour, sans s’être révélés à l’objet qui les inspirait. Il y en a qui ont martyrisé ma vie et qui m’ont poussée au désespoir, presque à la folie. Il y en a qui m’ont tenue cloîtrée durant des années dans un spiritualisme excessif. Tout cela a été parfaitement sincère. Mon être entrait dans ces phases diverses comme le soleil, disait Sainte-Beuve, entre dans les signes du Zodiaque. À qui m’aurait suivie en voyant la superficie, j’aurais semblé folle ou hypocrite ; à qui m’a suivie, en lisant au fond de moi, j’ai semblé ce que je suis en effet, enthousiaste du beau, affamée du vrai, très sensible de cœur, très faible de jugement, souvent absurde, toujours de bonne foi, jamais petite ni vindicative, assez colère et, grâce à Dieu, parfaitement oublieuse des mauvaises choses et des mauvaises gens.

Voilà ma vie, cher ami, vous voyez qu’elle n’est pas fameuse. Il n’y a rien à admirer, beaucoup à plaindre, rien à condamner par les bons cœurs. J’en suis sûre, ceux qui m’accusent d’avoir été mauvaise en ont menti, et il me serait bien facile de le prouver, si je voulais me donner la peine de me souvenir et de raconter ; mais cela m’ennuie et je n’ai [pas] plus de mémoire que de rancune.

Jusqu’ici j’ai été fidèle à ce que j’ai aimé, parfaitement fidèle en ce sens que je n’ai jamais trompé personne et que je n’ai jamais cessé d’être fidèle sans de très fortes raisons, qui avaient tué l’amour en moi par la faute d’autrui. Je ne suis pas d’une nature inconstante. Je suis au contraire si habituée à aimer exclusivement qui m’aime bien, si peu facile à m’enflammer, si habituée à vivre avec des hommes sans songer que je suis femme, que vraiment j’ai été un peu confuse et un peu consternée de l’effet que m’a produit ce petit être. Je ne suis pas encore revenue de mon étonnement et, si j’avais beaucoup d’orgueil, je serais très humiliée d’être tombée en plein dans l’infidélité du cœur, au moment de ma vie où je me croyais à tout jamais calme et fixée. Je crois que ce serait mal si j’avais pu prévoir, raisonner et combattre cette irruption ; mais j’ai été envahie tout à coup, et il n’est pas dans ma nature de gouverner mon être par la raison quand l’amour s’en empare.[22] Je ne me fais donc pas de reproche, mais je constate que je suis encore très impressionnable et plus faible que je ne croyais. Peu m’importe, je n’ai guère de vanité ; ceci me prouve que je dois n’en avoir pas du tout et ne jamais me vanter de rien, en fait de vaillance et de force. Cela ne m’attriste que parce que voilà ma belle sincérité, que j’avais pratiquée si longtemps et dont j’étais un peu fière, entamée et compromise. Je vais être forcée de mentir comme les autres. Je vous assure que ceci est plus mortifiant pour mon amour-propre qu’un mauvais roman ou une pièce sifflée ; j’en souffre un peu : cette souffrance est un reste d’orgueil peut-être ; peut-être est-ce une voix d’en haut qui me crie qu’il fallait veiller davantage à la garde de mes yeux et de mes oreilles, et de mon cœur surtout. Mais si le ciel nous veut fidèles aux affections terrestres, pourquoi laisse-t-il quelquefois les anges s’égarer parmi nous et se présenter sur notre chemin ?

La grande question de l’amour est donc encore soulevée en moi ! Pas d’amour sans fidélité, disais-je, il y a deux mois, et il est bien certain, hélas ! que je n’ai plus senti la même tendresse pour ce pauvre M[allefille] en le retrouvant. Il est certain que depuis qu’il est retourné à Paris (vous devez l’avoir vu), au lieu d’attendre son retour avec impatience et d’être triste loin de lui, je souffre moins et respire plus à l’aise. Si je croyais que la vue fréquente de C[hopin] dût augmenter ce refroidissement, je sens qu’il y aurait pour moi devoir à m’en abstenir.

Voilà où je voulais [en] venir, c’est à vous parler de cette question de possession, qui constitue dans certains esprits toute la question de fidélité. Ceci est, je crois, une idée fausse ; ou peut-être plus ou moins infidèle ; mais quand on a laissé envahir son âme et accordé la plus simple caresse avec le sentiment de l’amour, l’infidélité est déjà consommée, et le reste est moins grave, car qui a perdu le cœur a tout perdu. Il vaudrait mieux perdre le corps et garder l’âme tout entière. Ainsi, en principe, je crois qu’une consécration complète du nouveau lien n’aggrave pas beaucoup la faute ; mais, en fait, il est possible que l’attachement devienne plus humain, plus violent, plus dominant, après la possession. C’est même probable, c’est même certain. Voilà pourquoi, quand on veut vivre ensemble, il ne faut pas faire outrage à la nature et à la vérité, en reculant devant une union complète ; mais quand on est forcé de vivre séparés, sans doute il est de la prudence, par conséquent il est du devoir et de la vraie vertu (qui est le sacrifice) de s’abstenir, je n’avais pas encore réfléchi à cela sérieusement et, s’il l’eût demandé à Paris, j’aurais cédé, par suite de cette droiture naturelle qui me fait haïr les précautions, les restrictions, les distinctions fausses et les subtilités, de quelque genre qu’elles soient Mais votre lettre me fait penser à couler à fond cette résolution-là. Puis, ce que j’ai éprouvé de trouble et de tristesse en retrouvant les caresses de M[allefille], ce qu’il m’a fallu de courage pour le cacher, m’est aussi un avertissement. Je suivrai donc votre conseil, cher ami. Puisse ce sacrifice être une sorte d’expiation de l’espèce de parjure que j’ai commis.

Je dis sacrifice, parce qu’il me sera pénible de voir souffrir cet ange. Il a eu jusqu’ici beaucoup de force ; mais je ne suis pas un enfant. Je voyais bien que la passion humaine faisait en lui des progrès rapides et qu’il était temps de nous séparer. Voilà pourquoi, la nuit qui a précédé mon départ, je n’ai pas voulu rester avec lui et que je vous ai presque renvoyés.

Et puisque je vous dis tout, je veux vous dire qu’une seule chose en lui m’a déplu, c’est qu’il avait eu lui-même de mauvaises raisons pour s’abstenir. Jusque là, je trouvais beau qu’il s’abstînt par respect pour moi, par timidité, même par fidélité pour une autre. Tout cela était du sacrifice et par conséquent de la force et de la chasteté bien entendues. C’était là ce qui me charmait et me séduisait le plus en lui. Mais chez vous, au moment de nous quitter, et comme il voulait surmonter une dernière tentation, il m’a dit deux ou trois paroles qui n’ont pas répondu à mes idées. Il semble faire fi, à la manière des dévots, des grossièretés humaines et rougir des tentations qu’il avait eues, et craindre de souiller notre amour par un transport de plus. Cette manière d’envisager le dernier embrassement de l’amour m’a toujours répugné. Si ce dernier embrassement n’est pas une chose aussi sainte, aussi pure, aussi dévouée que le reste, il n’y a pas de vertu à s’en abstenir. Ce mot d’amour physique dont on se sert pour exprimer ce qui n’a de nom que dans le ciel, me déplaît et me choque, comme une impiété et comme une idée fausse en même temps. Est-ce qu’il peut y avoir, pour les natures élevées, un amour purement physique et, pour des natures sincères, un amour purement intellectuel ? Est-ce qu’il y a jamais d’amour sans un seul baiser et un baiser d’amour sans volupté ? Mépriser la chair ne peut être sage et utile qu’avec les êtres qui ne sont que chair ; mais avec ce qu’on aime, ce n’est pas du mot mépriser, mais du mot respecter, qu’il faut se servir quand on s’abstient. Au reste, ce ne sont pas là les mots dont il s’est servi. Je ne me les rappelle pas bien. Il a dit, je crois, que certains faits pouvaient gâter le souvenir. N’est-ce pas, c’est une bêtise qu’il a dite, et il ne le pense pas ? Quelle est donc la malheureuse femme qui lui a laissé de l’amour physique de pareilles impressions ? Il a donc eu une maîtresse indigne de lui ? Pauvre ange. Il faudrait pendre toutes les femmes qui avilissent aux yeux des hommes la chose la plus respectable et la plus sainte de la création, le mystère divin, l’acte de la vie le plus sérieux et le plus sublime dans la vie universelle. L’aimant embrasse le fer, les animaux s’attachent les uns aux autres par la différence des sexes. Les végétaux obéissent à l’amour, et l’homme, qui seul sur ce monde terrestre a reçu de Dieu le don de sentir divinement ce que les animaux, les plantes et les métaux sentent matériellement, l’homme chez qui l’attraction électrique se transforme en une attraction sentie, comprise, intelligente, l’homme seul regarde ce miracle qui s’accomplit simultanément dans son âme et dans son corps comme une misérable nécessité, et il en parle avec mépris, avec ironie ou avec honte ! Cela est bien étrange. Il est résulté de cette manière de séparer l’esprit de la chair qu’il a fallu des couvents et des mauvais lieux.

Voici une lettre effrayante. Il vous faudra six semaines pour la déchiffrer. C’est mon ultimatum. S’il est heureux ou doit être heureux par elle, laissez-le faire. S’il doit être malheureux, empêchez-le. S’il peut être heureux par moi sans cesser de l’être par elle, moi je puis faire de même de mon côté. S’il ne peut être heureux par moi sans être malheureux avec elle, il faut que nous nous évitions et qu’il m’oublie. Il n’y a pas à sortir de ces quatre points. Je serai forte pour cela, je vous le promets ; car il s’agit de lui, et si je n’ai pas grande vertu pour moi-même, j’ai grand dévouement pour ce que j’aime. Vous me direz nettement la vérité ; j’y compte et je l’attends. Il est absolument inutile que vous m’écriviez une lettre ostensible. Nous n’en sommes pas là, M[allefille] et moi. Nous nous respectons trop pour nous demander compte, même par la pensée, des détails de notre vie. Il est impossible que Mme Dorval ait les raisons que vous lui supposez. Elle est plutôt légitimiste (si elle a une opinion) que républicaine. Son mari est carliste. Vous aurez été chez elle aux heures de ses répétitions ou de son travail. Une actrice est difficile à joindre. Laissez faire, je lui écrirai et elle vous écrira. Il a été question pour moi d’aller à Paris, et il n’est pas encore impossible que mes affaires, dont M[allefille] s’occupe maintenant, venant à se prolonger, j’aille le rejoindre. N’en dites rien au petit. Si j’y vais, je vous avertirai et nous lui ferons une surprise. Dans tous les cas, comme il vous faut du temps pour obtenir la liberté de vous déplacer, commencez vos démarches, car je vous veux à Nohant cet été, le plus tôt et le plus longtemps possible. Vous verrez que vous vous y plairez ; il n’y a pas un mot de ce que vous craignez. Il n’y a pas d’espionnage, pas de propos, il n’y a pas de province ; c’est une oasis dans le désert. Il n’y a pas une âme dans le département qui sache ce que c’est qu’un Chopin ou un Grzymala. Nul ne sait ce qui se passe chez moi. Je ne vois que des amis intimes, des anges comme vous, qui n’ont jamais eu une mauvaise pensée sur ce qu’ils aiment. Vous viendrez, mon cher bon, nous causerons à l’aise et votre âme abattue se régénérera à la campagne. Quant au petit, il viendra s’il veut ; mais, dans ce cas-là, je voudrais être avertie d’avance, parce que j’enverrai M[allefille] soit à Paris, soit à Genève. Les prétextes ne manqueront[23] pas et les soupçons ne lui viendront jamais. Si le petit ne veut pas venir, laissez-le à ses idées ; il craint le monde, il craint je ne sais quoi. Je respecte chez les êtres que je chéris tout ce que je ne comprends pas. Moi, j’irai à Paris en septembre avant le grand départ. Je me conduirai avec lui selon ce que vous allez me répondre. Si vous n’avez pas la solution des problèmes que je vous pose, tâchez de la tirer de lui, fouillez dans son âme, il faut que je sache ce qui s’y passe.[24]

Mais maintenant vous me connaissez à fond. Voici une lettre comme je n’en écris pas deux en dix ans. Je suis si paresseuse et je déteste tant à parler de moi. Mais ceci m’évitera d’en parler davantage. Vous me savez par cœur maintenant et vous pouvez tirer à vue sur moi quand vous réglerez les comptes de la Trinité.

À vous, cher bon, à vous de toute mon âme, si je ne vous ai pas parlé de vous en apparence dans toute cette longe causerie, c’est qu’il m’a semblé que je parlais de moi, à un autre moi, le meilleur et le plus cher des deux, à coup sûr.

George Sand


13. — George Sand à Albert Grzymala à Paris.

[Nohant, fin juin ou commencement juillet 1838].

Mes affaires me rappellent. Je serai à Paris jeudi. Venez me voir et tâchez que le petit ne le sache pas. Nous lui ferons une surprise.

À vous, cher
G. S.

J’habiterai, comme toujours, chez Mme Marliani.


14. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala à Paris.

[Paris, s. d.]

Mon âme,
xxx Je ne puis pas être surpris puisque j’ai vu hier Mar[liani] qui m’a annoncé son arrivée. Je resterai à la maison jusqu’à cinq heures et ne cesserai de donner des leçons. (Je termine déjà la deuxième). Que va-t-il advenir ? Dieu seul le sait.[25] Moi, je ne me sens vraiment pas bien. Je suis allé chez toi tous les jours pour t’embrasser.

Ch.

Allons dîner quelque part ensemble.

15. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.

[Paris s. d.]

À demain jeudi à 5 h. 3/4 ou à 6 heures au Café doré (de la Cité)[26] en cabinet particulier. Nous irons ensuite chez Mar[liani]. L’Aurore[27] était noyée dans la brume, hier. J’espère qu’il y aura du soleil aujourd’hui et je t’écrirai un mot avant le soir.

Que Dieu te garde
Ton vieux,

Mercredi matin.xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxFr.

16. — Félicien Mallefille à Frédéric Chopin, à Paris.

[Paris 1838]

À. M. F. Chopin

sur sa Ballade polonaise.

Mon cher ami ![28]

Il y a quelque temps, dans une de ces soirées où, entouré de sympathies choisies, vous vous abandonniez sans méfiance à votre inspiration, vous avez fait entendre cette Ballade Polonaise que nous aimons tant. À peine le génie mélancolique enfermé dans votre instrument, reconnaissant les mains qui ont seules pouvoir de le faire parler, eut-il commencé à nous raconter ses douleurs mystérieuses que nous tombâmes tous dans une profonde rêverie. Et quand vous eûtes fini, nous restâmes silencieux et pensifs, écoutant encore le chant sublime dont la dernière note s’était depuis longtemps perdue dans l’espace. De quoi songions-nous donc ainsi tous ensemble et quelles pensées avait éveillées dans nos âmes la voix mélodieuse de votre piano ? Je ne puis le dire ; car chacun voit dans la musique, comme dans les nuages, des choses différentes. Seulement en voyant notre ami le Sceptique,[29] qui a pourtant conservé une foi si vive dans l’amour et dans l’art, regarder vaguement devant lui, la tête penchée sur l’épaule et la bouche entr’ouverte par un triste sourire, je me suis imaginé qu’il devait rêver de ruisseaux murmurants et de mornes adieux échangés sous les sombres allées des bois, tandis que le vieux Croyant,[30] dont nous écoutons avec une admiration si respectueuse la parole évangélique, avec ses mains jointes, ses yeux fermés, son front chargé de rides, semblait interroger le Dante, son aïeul, sur les secrets du ciel et les destinées du monde. Pour moi, caché dans le coin le plus sombre de la chambre, je pleurais en suivant de la pensée les images désolantes que vous m’aviez fait apparaître. En rentrant chez moi, j’ai essayé de les rendre à ma manière dans les lignes suivantes. Lisez-les avec indulgence, et quand même j’y aurais mal interprété votre Ballade, agréez-en l’offrande comme une preuve de mon affection pour vous et de ma sympathie pour votre héroïque patrie.


17. — Eugène Delacroix à Pierret, à Paris.

Valmont, 5 septembre 1838.

Cher bon[…] Autre commission que je réclame de ta bonté : ce serait, en te promenant, d’aller au coin de la rue Grange batelière et du boulevard chez Pleyel, facteur de pianos, le prier de faire enlever chez moi, Delacroix rue des Marais St Germain 17, le piano que M. Chopin y a fait porter il y a deux mois environ. Tu lui dirais que je l’ai oublié en partant pour la campagne […][31]

Eug D.

18. — George Sand à Pierre Leroux à Paris.

[Paris] 26 septembre 1838.

[…] Quand viendra entre vous [entre Mallefille et Leroux] la question des femmes, dites-lui bien qu’elles n’appartiennent pas à l’homme par droit de force brutale, et qu’on ne raccommode rien en se coupant la gorge… […].[32]

19. — George Sand à la comtesse Marliani à Paris.

[Port-Vendres,[33] fin octobre ou 1.er ou 2 novembre 1838].

Chère Bonne,

Je quitte la France dans deux heures.[34] Je vous écris du bord de la mer la plus bleue, la plus pure, la plus unie ; on dirait d’une mer de Grèce, ou d’un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons bien tous. Chopin est arrivé hier soir à Perpignan, frais comme une rose et rose comme un navet ; bien portant d’ailleurs, ayant supporté héroïquement ses quatre nuits de malle-poste. Quant à nous, nous avons voyagé lentement, paisiblement, et entourés à toutes les stations de nos amis, qui nous ont comblés de soins

M. Ferraris, sur la recommandation de Madrid, a été très aimable pour moi, et m’a paru être un excellent homme, absolument dans la même position que Manoël. Repoussé à Venise et à Trieste par le gouvernement autrichien, il attend sa destitution philosophiquement ; car, à Perpignan, il s’ennuie à avaler sa langue. Il a gardé un très doux souvenir de votre mari, et a appris de moi avec joie qu’il est heureux dans son ménage et amoureux de sa femme.

Vous avez dû recevoir de mes nouvelles de Nîmes et un panier de raisins. Je n’ai rien reçu de vous, et je serais inquiète si je n’avais de vos nouvelles par Chopin.

Notre navigation s’annonce sous les plus heureux auspices, comme on dit : le ciel est superbe, nous avons chaud et nous voudrions, pour être tout à fait contents de notre voyage, que vous fussiez avec nous.

Adieu, chère ; mille tendresses à Marliani, poignées de main bien affectueuses à Enrico.

Rappelez-moi à tous nos bons amis et donnez-leur de mes nouvelles. Je passerai huit jours à Barcelone.[35] Dites à Valdemosa[36] que je voyage avec son ami, qui est un charmant garçon.

Adieu, chère amie ; aimez-moi comme je vous aime du fond de l’âme, et notre cher Manoël aussi.

George

Écrivez-moi sous le couvert de Senor Francisco Riotord, junto à San-Francisco en Palma de Mallorca.

20. — Franz Liszt au Major Adolphe Pictet, à Genève.[37]

Florence, 8 novembre (1838).

[…] George est allée aux îles Baléares, à ce qu’on m’écrit de Paris. Avez-vous de ses nouvelles directes ? […].


21. — La comtesse d’Agoult à la comtesse Marliani, à Paris.

[Florence] le 9 novembre 1838.

[…] Priez Didier[38] lorsque vous le verrez, de me pardonner de ne l’avoir pas remercié de l’envoi de son livre et dites-lui que le hazard [sic] m’ayant fait trouver sous le même toit et presque sous la même clef qu’Hortense Allart,[39] je la vois à peu près tous les jours. C’est une personne d’infiniment d’esprit et d’un caractère supérieur. Elle est bien loin d’être douée comme notre amie George ; elle n’est ni poète, ni artiste, mais elle a pris la vie au sérieux, elle a travaillé et travaille encore énormément, elle est sincèrement sincère (la plus grande qualité chez nous autres femmes), et elle est parvenue à mettre beaucoup de dignité dans une existence pauvre et en dehors des convenances. J’espère vous la faire connaître un jour.

Le voyage aux Baléares m’amuse. Je regrette qu’il n’ait pas eu lieu un an plus tôt. Quand G. se faisait saigner, je lui disais toujours : à votre place j’aimerais mieux Chopin ; que de coups de lancettes épargnés ! Puis elle n’eût point écrit les lettres à Marcie,[40] puis elle n’eût pas pris Bocage[41] [un mot biffé] et c’eût été tant mieux pour quelques bonnes gens. L’établissement aux Îles Baléares doit-il être de longue durée ? À la façon dont je les connais l’un et l’autre, ils doivent se prendre en grippe après un mois de cohabitation. Ce sont deux natures antipodiques, mais qu’importe, c’est joli au possible. Et Mallefille ? Que devient-il dans tous ces conflits ? Va-t-il pas retremper sa fierté castillanne [sic] comme il disait, aux eaux du Mançanarès ? Est-ce que par hazard [sic] George aurait eu raison de me certifier si souvent qu’il était outrageusement sot et ridicule ?

Je n’ai jamais été alarmée par l’état de Maurice. En tout cas, ce serait un singulier remède pour des palpitations de cœur que le soleil d’Espagne. Vous avez bien raison d’aimer le talent de Chopin ; c’est la délicieuse expression d’une nature exquise. C’est le seul pianiste que je puisse entendre non seulement sans ennui, mais avec un profond recueillement.[42] Donnez-moi des détails de tout cela. Pansez-vous les plaies de Bocage ou l’avez-vous aussi disgracié ? En vérité, je regrette de ne pouvoir jaser de tout cela avec vous ; je vous assure que c’est on ne peut plus drôle […] Je n’ai pas lu l’article Éclectisme mais j’ai lu la première partie de Spiridion,[43] j’attends la seconde pour juger.[44] […] Adieu, ma bonne et chère amie, mon respectueux souvenir à Mr. de Lamennais. Il a laissé de bien profondes sympathies dans quelques nobles âmes italiennes.
Mille tendres baisers
Florence Via della Scala, 4277
ou poste restante
Madame de Marliani.
Paris
15, rue Grange batelière

22. — George Sand à la comtesse Marliani à Paris.


Madame Marliani
Rue Grange batelière, 15
à Paris

Palma de Mallorca, 14 novembre 1838


Chère amie,

Je vous écris en courant ; je quitte la ville et vais m’installer à la campagne ; j’ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j’ai, à deux lieues de là, une cellule, c’est-à dire trois pièces et un jardin plein de citrons, pour trente-cinq francs, par an, dans la grande chartreuse de Valdemosa ! Valdemosa bipède vous expliquera ce que c’est que Valdemosa chartreuse ; ce serait trop long à vous décrire.

C’est la poésie, c’est la solitude, c’est tout ce qu’il y a de plus artiste, de plus chiqué sous le ciel ; et quel pays ! nous sommes dans le ravissement.

Nous avons eu un peu de peine à nous installer, et je ne conseillerais à personne de le tenter dans ce pays-ci, à moins de s’y faire annoncer six mois à l’avance.

Nous avons été favorisés par un concours de circonstances uniques. Si une famille venait après nous, je crois qu’elle ne trouverait rien à habiter ; car ici on ne loue rien, on ne prête rien, on ne vend rien.

Il faut tout commander, et tout se fait lentement. Si l’on veut se permettre le luxe exorbitant d’un pot de chambre, il faut écrire à Barcelone.

Valdemosa, en nous parlant des facilités et du bien-être de son pays, nous a horriblement blagués. Mais le pays, la nature, les arbres, le ciel, la mer, les monuments dépassent tous mes rêves : c’est la terre promise, et, comme nous avons réussi à nous caser assez bien, nous sommes enchantés. Nous nous portons très bien, Chopin a fait hier trois lieues à pied avec Maurice et nous sur des cailloux tranchants. Tous deux ne se portent que mieux aujourd’hui. Solange et moi engraissons à faire peur, mais non pitié.

Enfin notre voyage a été le plus heureux et le plus agréable du monde, et comme je l’avais calculé avec Manoël, je n’ai pas dépensé quinze cents francs depuis mon départ de Paris jusqu’ici. Les gens de ce pays sont excellents et très ennuyeux. Cependant, le beau-frère et la sœur de Valdemosa sont charmants, et le consul de France est un excellent garçon qui s’est mis en quatre pour nous.

Adieu, chère ; je vous écrirai plus longuement une autre fois. Aujourd’hui, je suis écrasée par le tintamarre de mon installation à la campagne. Je vous aime tous deux et je vous embrasse de toute mon âme. Je ne vous dis rien pour Chopin.[45] Il est en course pour mes affaires [« mes » surchargé sur « nos »] mais vous savez qu’il est tout à vous.

Adieu encore, écrivez-moi à Mr le chargé des affaires étrangères à Marseille pour faire passer à Mr le consul de France à Barcelone et sous enveloppe : Mme Sand à Palma.

George


23. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

Palma, le 15 novembre 1838.


Mon bien cher,

Je suis à Palma au milieu des palmiers, des cèdres, des cactus, des oliviers, des orangers, des citronniers, des aloès, des figuiers, des grenadiers… enfin de tous les arbres que possèdent les serres du Jardin des Plantes. Le ciel est de turquoise, la mer, de lapis-lazuli ; les montagnes, d’émeraude et l’air est comme au ciel.

Du soleil toute la journée. Tout le monde est vêtu comme en été car il fait chaud. La nuit, on entend des chants et le son des guitares pendant des heures entières. Il y a d’énormes balcons, d’où des pampres retombent. Les remparts datent des Arabes. La ville et tout en général reflètent l’Afrique. Bref, une vie admirable ! Aime-moi. Fais une petite visite à Pleyel car le piano n’est pas encore arrivé. Par quelle voie me l’a-t-on expédié ? Tu recevras bientôt les Préludes. Je vais probablement habiter un cloître merveilleux dans le plus beau site du monde : j’aurai la mer, les montagnes, des palmiers, un vieux cimetière, une église teutonique, les ruines d’une mosquée, des oliviers millénaires. Ah ! ma vie[46], je vis davantage… Je suis près de ce qu’il y a de plus beau au monde. Je me sens meilleur. Remets à Grzymala les lettres de mes parents et tout ce que tu auras à m’envoyer. Il sait quelle est l’adresse la plus sûre. Embrasse Jeannot. Comme il guérirait ici ! Dis à Pleyel qu’il recevra bientôt les manuscrits. Parle peu de moi à nos connaissances.[47] Je t’écrirai bientôt plus longuement. Dis que je rentrerai à la fin de l’hiver. Nous n’avons qu’un seul courrier par semaine. J’expédie ma correspondance par l’intermédiaire du Consulat. Fais parvenir telle quelle à mes parents la lettre que je t’envoie pour eux.[48] Mets-la toi-même à la poste.

Ton
Ch.


J’écrirai plus tard à Jeannot
[de la main de Fontana :]
reçu le 28.

24. — George Sand à Mme François Buloz, à Paris.

[Palma, novembre 1838].

Ma chère Christine, je suis à Palma depuis quatre jours seulement. Mon voyage a été fort heureux, mais assez long comme vous voyez et pénible jusqu’à la sortie de France.

En mer, nous avons été très vaillans [sic], sauf Solange qui a eu un peu de mal au cœur, comme on dit. J’ai pris vingt fois la plume (comme on dit encore) pour terminer les cinq ou six pages qui, depuis six mois, manquent à Spiridion.[49] Ce n’est pas la chose la plus facile du monde que de donner la conclusion de sa propre croyance religieuse et je vous assure qu’en voyage c’est tout-à-fait impossible. Je me suis arrêtée dans vingt endroits avec la volonté de me recueillir et d’écrire. Mais ces repos ont été les pires fatigues du voyage. Les visites, les dîners, les promenades, les curiosités, les ruines. La fontaine de Vaucluse, Reboul et les Arènes de Nismes, les cathédrales à Barcelone, les dîners à bord sur les vaisseaux de guerre, les théâtres italiens d’Espagne (quels théâtres et quels italiens !) Les guittares [sic]. Que sais-je moi ? Le clair de lune à la mer et Palma surtout, et Mallorque la plus délicieuse résidence du monde. Voilà qui m’écartait terriblement de la philosophie et de la théologie. Heureusement, j’ai rencontré ici de superbes couvents en ruines avec des palmiers, des aloès et des cactus, au milieu des mosaïques brisées et des cloîtres délabrés, et tout cela m’a remis sur la voie de Spiridion. De sorte que depuis trois jours, j’ai une rage de travail, mais jusqu’à présent impossible à satisfaire, car nous n’avons ni feu ni lieu. Pas d’auberges à Palma, pas de maison à louer, pas de meubles à acheter. Quand on arrive, on commence par acheter un terrain, après quoi, on fait bâtir, et puis on commande des meubles. Ensuite on obtient du gouvernement la permission de demeurer quelque part, et enfin, au bout de cinq ou six ans, on commence à ouvrir sa malle et à changer de chemise en attendant qu’on obtienne de la douane la permission de faire entrer des souliers et des mouchoirs de poche. Voilà donc quatre jours seulement que nous allons de porte en porte demander à ne pas coucher dehors, et nous espérons dans trois jours être installés, car un miracle s’est opéré en notre faveur. Pour la première fois de mémoire d’homme à Mallorque, une maison meublée s’est trouvée à louer ; maison de campagne charmante dans un désert délicieux mais le propriétaire, juif à ce que je crois, nous fait marchander… Le bateau à vapeur d’aujourd’hui vous portera ma lettre seulement, ce qui ne charmera pas Buloz, mais le prochain bateau (il en part un par semaine) portera mon manuscrit au consul de Barcelone pour le faire passer à Buloz par la voie la plus courte et la plus sûre.

Mais, malgré les promesses de toute navigation, les vents et les flots de Neptune peuvent retarder l’envoi car quand le vent du nord souffle sur Palma, on y est bloqué. Cependant quoiqu’il arrive, la fin de Spiridion n’y manquera que d’un No si elle manque toutefois. Je mets tout au pire.

Voilà de nos nouvelles. En attendant, Buloz fera la grimace ; vous qui n’êtes point éditeur, mais une petite amie bien gentille et bien aimable, vous m’en saurez gré et vous prierez pour que l’hiver nous soit favorable car les cheminées sont totalement inconnues à Mallorque. Jusqu’ici Maurice va très bien. Il s’amuse comme un bienheureux. Sans les mosquites [moustiques], nous serions tous délicieux. Mais nous avons tous la figure et les mains tachetées comme des truites, et nous nous grattons comme des… suffit. Bonsoir, chère enfant. Embrassez pour moi le beau petit Paul. Mes enfants l’embrassent et vous embrassent aussi. Pensez à nous quelquefois et aimez-nous toujours..

Je vous ferai un roman sur Palma qui pourra être divertissant. Depuis le peu de temps que j’y suis, j’ai déjà vu des coutumes et des habitudes dont on n’a plus d’idée en France. C’est un pays en arrière de trois cents ans au moins. Voilà les voitures à la dernière mode [ici un dessin représentant un carrosse juché sur de hautes roues].

Ajoutez à cela quatre mulets et des rues en escalier. Quand on va au grand trot, on fait scandale et on est traité de casse-cou. Du reste, palais arabes, orangers, citronniers, palmiers, montagnes magnifiques, la mer comme un beau lac, des vallées délicieuses, et une population excellente. Si nous pouvons nous caser commodément nous y passerons l’hiver.

PS. — Mercredi :

Le courrier c’est-à-dire le paquebot n’est pas revenu de Barcelone, c’est-à-dire que ma lettre ne partira d’ici que demain. Je la laisse au consul pour qu’il l’envoye et je pars pour la campagne, où je me suis installée avec maison meublée et jardin dans un site magnifique pour 50 francs par mois. J’ai en outre arrêté une cellule, c’est-à-dire 3 pièces et un jardin, pour 35 francs par an dans la Chartreuse de Valdemosa, immense et magnifique couvent désert, au milieu des montagnes.

Notre jardin est jonché d’oranges et de citrons, les arbres en cassent. Nous avons des troncs de cactus de 20 et 30 pieds de haut, la mer à une demi-lieue, un âne pour aller à la ville, des chemins inaccessibles aux visiteurs, des cloîtres immenses et de la plus belle architecture, une église charmante, un cimetière avec un palmier et une croix de pierre comme celle du 3e acte de Robert le Diable, des parterres de buis taillé, le tout habité par nous seulement. Une vieille femme pour nous servir et le sacristain porte-clefs, intendant, jardinier, majordome, maître Jacques en un mot. J’espère que nous aurons des revenans [sic]. La porte de ma cellule donne sur un cloître énorme et quand le vent pousse la porte on entend comme une canonnade dans le couvent. Je suis dans l’enchantement et je crois que j’habiterai la cellule plus que la maison de campagne, qui est du reste éloignée de deux lieues. Vous voyez que la solitude et la poésie ne me manqueront pas. Si je ne travaille pas bien, il faudra que je sois une f… bête.

25. — Frédéric Chopin à Camile Pleyel, à Paris.

Palma, 21 novembre 1838.


Cher ami,

Je suis arrivé à Palma, pays délicieux — printemps perpétuel — oliviers, orangers, palmiers, citronniers, etc., etc. Ma santé se trouve mieux — et la vôtre ? — J’ai eu le chagrin de partir sans savoir positivement comment je vous laissais. — Ne me laissez pas longtemps si loin de vous sans savoir si vous êtes tout à fait rétabli. Dites-moi aussi quelque chose sur les vôtres.

Adieu, Chérissime, mes respects à votre Maman et mille belles choses à Mme et Mr Denoyers.

Ch.

Adressez vos lettres :

À M. le chargé des Affaires étrangères à Marseille, pour faire passer à Mr le Consul de France à Barcelone (et sous enveloppe) à Mr Chopin à Palma de Mallorca.

Mon piano n’est pas encore arrivé. Comment l’avez vous envoyé ? par Marseille, ou par Perpignan ?

Je rêve musique mais je n’en fais pas — parce que ici on n’a pas de pianos… c’est un pays sauvage sous ce rapport.


26. — La comtesse d’Agoult au major Pictet, à Genève.

Florence, 26 novembre [1838].

[…] Décidément, je me vante d’avoir mis les pianistes à la mode. George enlève Chopin, la p[rince]sse Belgiojoso accapare Döhler […]


27. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.

[Palma] le 3 décembre [1838].


Mon chéri,
remets à Fontana la lettre pour mes parents. Je toussote, je tousse et je t’aime. Nous parlons souvent de toi. Jusqu’à présent, je n’ai pas reçu de tes nouvelles. C’est un pays diabolique en ce qui concerne les postes, les hommes et le confort. Le ciel est aussi beau que ton âme ; la terre est noire comme mon cœur. Je t’aime toujours.

Ch.


28. — George Sand à Albert Grzymala, à Paris.

[Post-scriptum à la lettre précédente].


Cher,
recevez-vous nos lettres ? Nous vous avons écrit trois

ou quatre fois, nous sommes inquiets et tristes de votre silence. Nous avons pourtant des nouvelles de Marliani. La manière la plus sûre de nous écrire parmi toutes celles que nous avons tâtées, est d’adresser à Mr Canut y Mugnerot à Palma de Mallorca, Îles Baléares. Sous enveloppe : Pour Mme G. Sand. Affranchir jusqu’à la frontière indispensablement.

Chopin a été assez souffrant ces jours derniers.[50] Il est beaucoup mieux, mais il souffre un peu des variations de la température qui sont fréquentes ici. Nous allons avoir enfin une cheminée L’Homond et veuille la Providence veiller sur nous, car il n’y a ici ni médecin, ni médecine[51]. Maurice va très bien. L’absence du piano m’afflige beaucoup pour le petit. Il en a loué un indigène[52] qui l’irrite plus qu’il ne le soulage. Malgré tout il travaille. Nous allons dans trois jours habiter notre belle Chartreuse dans un site magnifique. Nous avons acheté un mobilier et nous voici propriétaires à Mallorque. C’est un ravissant pays et nous sommes heureux ; il ne nous manque que Vous. Nous avons appris avec douleur et consternation la malheur de la femme de Mickiewicz.[53] Mon Dieu, mon Dieu ! Vous pouvez toujours compter sur moi pour l’article en question[54] et pour celui de la vente.[55] Mais, hélas ! je n’ai pas encore fini Spiridion. Je ne peux travailler encore. Nous ne sommes pas installés, nous n’avons ni âne, ni domestique, ni eau, ni feu, ni moyen sûr d’envoyer les manuscrits. Moyennant quoi, je fais la cuisine au lieu de faire de la littérature et ne sais encore si le dernier paquet que j’ai envoyé à Buloz est parvenu. Soyez assez bon pour le voir et pour lui dire que la 4ème partie de Spiridion voyage vers lui, si toutefois il ne l’a pas reçue. L’Espagne est fort troublée dans ce moment. Le porteur de Spiridion n’a peut-être pu arriver aux Pyrénées. Les communications avec la France qu’on nous avait… [la fin manque].


29. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

Palma, le 3 décembre 1838.


Mon Julien,

Ne donne pas congé de mon appartement à mon propriétaire. Je ne peux pas t’envoyer le manuscrit, je ne l’ai pas terminé.

J’ai été malade comme un chien, ces deux dernières semaines. J’avais pris froid en dépit des dix-huit degrés de chaleur, des roses, des orangers, des palmiers et des figuiers. Trois médecins — les plus célèbres de l’île — m’ont examiné. L’un a flairé mes crachats, l’autre a frappé pour savoir d’où je crachais, le troisième m’a palpé en écoutant comment je crachais. Le premier a dit que j’allais crever, le deuxième que j’étais en train de crever, le dernier que j’étais crevé déjà.

Cependant aujourd’hui je me sens comme toujours ; seulement je ne puis pardonner à Jeannot[56] de ne m’avoir rien dit de ce qu’il fallait faire dans le cas d’une bronchite aiguë qu’il pouvait prévoir pour moi. C’est à grand peine que j’ai pu échapper aux saignées, aux vésicatoires et aux enveloppements et, grâce à la Providence, je suis aujourd’hui redevenu moi-même. Pourtant ma maladie a fait tort aux Préludes que tu recevras Dieu sait quand. J’irai habiter dans quelques jours la plus belle région du monde ; j’y aurai la mer, les montagnes, tout ce que tu peux imaginer. Je logerai dans un vieux cloître, énorme et abandonné, dont Mend[izabal][57] semble avoir chassé les chartreux à mon intention. C’est près de Palma et rien n’est plus beau. On y voit des arcades, les plus poétiques des cimetières, en un mot, j’y serai bien. Mais je n’ai pas encore de piano. J’ai écrit directement à Pleyel rue de Rochechouart. Va t’en informer… Dis que le jour suivant j’ai été fort malade et, qu’à présent, je suis de nouveau bien. D’ailleurs ne parle pas beaucoup de moi, ni des manuscrits. Écris-moi, je n’ai encore rien reçu de toi. Dis à Léo que je n’ai pas encore envoyé les Préludes à Albrecht. Dis leur que je les aime beaucoup et que je vais leur écrire. Mets toi-même à la Bourse ma lettre pour ma fam[ille].

Écris-moi. J’embrasse Jeannot.

Ch.

Ne dis pas aux gens que j’ai été malade car ils en feraient des commérages.

30. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.

[Post-scriptum à une lettre avec laquelle George Sand envoya, semble-t-il, une œuvrette dramatique à Grzymala]

[Palma entre le 3 et le 14 décembre 1838.]


Mon âme, Elle te prie de ne donner ce manuscrit à aucun journal, car cela pourrait lui amener des désagréments avec Buloz. Cette pièce sera bonne pense-t-elle pour quelque guignol et elle croit que vous pourrez l’arranger facilement p[ar] ex[emple] comme Bradi dedaur. [?] Quoi qu’il en soit ne l’expose pas à des remarques de Buloz. Nous t’aimons et t’embrassons et voudrions te rendre en un instant la santé sans laquelle tu ne vis pas. Encore une fois, je te le rappelle, ne l’expose à aucun fracas. Fatiguée qu’elle est, elle se repose et me demande de t’adresser cette prière. Quels fanfarons, ces Espagnols de Paris ! Tu vois comme la poste marche ici et combien il est facile de recevoir de la correspondance ! Je n’ai pas encore mon piano. Sera-t-il là dans un an ?

Aime-moi
Chx

31. — Sainte-Beuve à Mme Juste Olivier.[58]

5 décembre 1838.

[…] Mme Sand est à Palma, dans les Baléares. J’ai vu l’autre jour d’elle la plus jolie et la plus folle lettre que l’on puisse imaginer écrite par elle à Mme Buloz, du milieu des orangers : cela donne regret vraiment de ne plus l’aimer. Elle est avec le pianiste polonais Chopin qui règne avec Mickiewicz, prenez garde à ce point là. Noble poète, il en est encore sur son compte à la foi, à l’amour, je n’en suis plus qu’à l’admiration, mais il ne faut jamais blesser l’amour. Au reste, vous l’aimez tous un peu, surtout Olivier, et moi un petit peu encore, cela pourrait bien être. […]

32. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

Palma, 14 décembre 1838.


Mon Julien,

Pas encore un mot de toi et c’est le troisième ou le quatrième billet que je t’adresse. As-tu affranchi tes lettres ? Les miens n’ont peut-être pas écrit. Un malheur aurait-il croisé leur chemin ?[59] Ou bien serais-tu paresseux ? Non, tu n’es pas paresseux, tu es bon, tu es brave. Tu as certainement expédié à ma famille mes deux lettres (adressées de Palma) et tu m’as écrit, mais la poste locale ne m’a rien remis. Je n’ai reçu d’autres nouvelles que celle de l’embarquement de mon piano le Ier décembre à Marseille, à bord d’un bateau marchand. Le lettre a mis quatorze jours pour me parvenir. Probablement, le piano hivernera-t-il dans le port où le bateau restera à l’ancre (car personne ici ne bouge quand il pleut). Je ne le recevrai donc pas juste au moment de mon départ, ce qui eût été très divertissant car outre le plaisir de payer 500 francs à la douane, j’aurais eu la joie de devoir le faire remballer. En attendant mes manuscrits sommeillent, et moi je ne puis dormir. Je tousse. Couvert de cataplasmes, j’attends le printemps ou quelqu’autre chose. Demain, je me rendrai dans cet admirable cloître de Valdemosa où j’écrirai dans la cellule d’un vieux moine qui avait peut-être dans l’âme plus de feu que moi et qui l’étouffa, l’étouffa et l’éteignit parce qu’il le possédait en vain.

Va chez Léo. Ne lui dis pas que j’ai été malade car il aurait peur pour ses 1000[60] [francs]. Va aussi chez Pleyel.

Ton
Ch.

33. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Palma de Mallorca, 14 décembre 1838.


Chère amie,

Vous devez me trouver bien paresseuse, moi, je me plaindrais aussi de la rareté de vos lettres, si je ne savais comment vont les choses ici. Vous ne vous en doutez guère, vous autres ! Ce bon Manoël qui se figurait qu’en sept jours on pouvait correspondre avec Paris !

D’abord, sachez que le bateau à vapeur de Palma à Barcelone a pour principal objet le commerce des cochons. Les passagers sont en seconde ligne. Le courrier ne compte pas. Qu’importe aux Majorquins les nouvelles de la politique ou des beaux-arts ? Le cochon est la grande, la seule affaire de leur vie. Le paquebot est censé partir toutes les semaines ; mais il ne part en réalité que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie comme une glace. Le plus léger coup de vent le fait rentrer au port, même lorsqu’on est à moitié route. Pourquoi ? Ce n’est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sûre. C’est que le cochon a l’estomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route, l’équipage est en deuil et donne au diable journaux, passagers, lettres, paquets et le reste… Voilà donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port ; peut-être partira-t-il demain ! Voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage ; mais j’ignore si Buloz l’a reçu. J’ignore s’il le recevra.

Il y a encore d’autres raisons de retard que je ne vous dis pas parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes, dans la terreur, dans le désespoir ! Spiridion doit être interrompu depuis un siècle ; à cela je ne puis rien. J’ai pesté contre le pays, contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J’ai un peu pesté contre ce cher Manoël, qui m’a dépeint ce pays comme si libre, si abordable, si hospitalier. Mais à quoi bon les plaintes et les murmures contre les ennemis naturels et inévitables de la vie ? Ici, c’est une chose ; là, une autre ; partout, il y a à souffrir.

Ce qu’il y a vraiment de beau ici, c’est le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice et le radoucissement de Solange. Le bon Chopin n’est pas aussi brillant de santé ! Après avoir très bien, trop bien peut-être supporté les grandes fatigues du voyage, au bout de quelques jours la force nerveuse qui le soutenait est tombée et il a été extrêmement abattu et souffreteux. Mais il revient sur l’eau de jour en jour et j’espère qu’il sera mieux qu’auparavant. Je le soigne comme mon enfant. C’est un ange de douceur et de bonté ![61] Son piano lui manque beaucoup. Nous en avons enfin reçu des nouvelles aujourd’hui. Il est parti de Marseille et nous l’aurons peut-être dans une quinzaine de jours.

Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et misérable ici ! C’est au delà de ce qu’on peut imaginer. On manque de tout, on ne trouve rien à louer, rien à acheter. Il faut commander des matelas, acheter des draps, serviettes, casseroles, etc. tout absolument.

J’ai, par un coup du sort, trouvé à acheter un mobilier propre, charmant pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a fallu se donner des peines inouïes pour avoir un poële, du bois, du linge, que sais-je ? depuis un mois que je me crois installée je suis toujours à la veille de l’être.

Ici, une charrette met cinq heures pour faire trois lieues : jugez du reste ! Il faut deux mois pour confectionner une paire de pincettes, Il n’y a pas d’exagération dans ce que je vous dis. Devinez sur ce pays tout ce qu’on ne vous dit pas ! Moi, je m’en moque ; mais j’en ai un peu souffert dans la crainte de voir mes enfants en souffrir beaucoup.

Heureusement mon ambulance va bien.[62] Demain, nous partons pour la chartreuse de Valdemosa, la plus poétique résidence de la terre. Nous y passerons l’hiver, qui commence à peine et qui va bientôt finir. Voilà le seul bonheur de cette contrée. Je n’ai de ma vie rencontré une nature aussi délicieuse que celle de Majorque. […] J’écrirai à Leroux de la Chartreuse, à tête reposée. Si vous saviez ce que j’ai à faire ! Je fais presque la cuisine.[63] Ici, autre agrément, on ne peut se faire servir. Le domestique est une brute : dévôt, paresseux et gourmand ; un véritable fils de moine (je crois qu’ils le sont tous). Il en faudrait dix pour faire l’ouvrage que vous fait votre brave Marie. Heureusement, la femme de chambre que j’ai amenée de Paris est très dévouée et se résigne à faire de gros ouvrages ; mais elle n’est pas forte, et il faut que je l’aide. En outre, tout coûte très cher et la nourriture est difficile quand l’estomac ne supporte ni l’huile rance, ni la graisse de porc. Je commence à m’y faire ; mais Chopin est malade toutes les fois que nous ne lui préparons pas nous-mêmes ses aliments. Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de rapports, un fiasco épouvantable.[64]

Mais nous y sommes… Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer à la mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles dépenses. Et puis j’ai mis beaucoup de courage et de persévérance à me caser ici. Si la providence ne me maltraite pas trop, il est à croire que le plus difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines. Le printemps sera délicieux, Maurice recouvrera une belle santé ; il se flatte d’avoir un jour des mollets ; moi je travaillerai et j’instruirai mes enfants, dont heureusement les leçons, jusqu’ici, n’ont pas trop souffert. Ils sont très studieux avec moi. Solange est presque toujours charmante depuis qu’elle a eu le mal de mer ; Maurice prétend qu’elle a rendu tout son venin.

Nous sommes si différents de la plupart des gens et des choses qui nous entourent que nous nous faisons l’effet d’une pauvre colonie émigrée qui dispute son existence à une race malveillante ou stupide. Nos liens de famille en sont plus étroitement serrés, et nous nous pressons les uns contre les autres avec plus d’affection et de bonheur intime. De quoi peut on se plaindre quand le cœur vit ?[65] Nous en sentons plus vivement aussi les bonnes et chères amitiés absentes. Combien votre douce intimité et votre coin de feu fraternel nous semblent précieux de loin ! autant que de près, c’est tout dire.

Adieu, bien chère Amie ; embrassez pour moi votre bon Manoël et dites à nos braves amis tout ce qu’il y a de plus tendre.


34. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.[66]

Palma, le 28 déc[embre] 1838, ou plutôt, à quelques lieues de là, Valdemosa.

Tu peux m’imaginer, entre les rochers et la mer, dans une cellule d’une immense chartreuse abandonnée, aux portes plus grandes qu’aucune porte cochère de Paris. Je suis là sans frisures, ni gants blancs, et pâle comme à l’ordinaire. Ma cellule, en forme de grand cercueil, a une énorme voûte poussiéreuse, une petite fenêtre donnant sur les orangers, les palmiers, les cyprès du jardin. Face à la fenêtre, sous une rosace filigranée de style mauresque, un lit de sangle.

À côté du lit, un vieil intouchable, sorte de pupitre carré, mal commode pour écrire et sur lequel est posé un chandelier de plomb avec (grand luxe pour ici) une bougie… Sur ce même pupitre, Bach, mes grimoires et d’autres papiers qui ne sont pas à moi…

Silence… On peut crier… silence encore. En un mot, je t’écris d’un endroit bien étrange.

J’ai reçu, il y a trois jours, ta lettre du 2 de ce mois. Comme c’est fête à présent, le courrier partira seulement la semaine prochaine, alors je t’écris sans me presser et la traite que je t’envoie mettra sans doute un mois russe pour te parvenir. C’est une belle chose que la nature, mais il faudrait ne pas avoir affaire aux hommes. Ni aux routes ; ni aux postes. Chaque fois que je me suis rendu de Palma à Valdemosa,[67] ce fut toujours avec le même cocher et jamais par la même voie. Ici, les ruisseaux creusent les chemins, les avalanches les détruisent. Aujourd’hui, on ne peut plus passer parce que le sol vient d’être labouré ; demain, seules les mules pourront y accéder. Et quelles voitures il y a ici !!!

Aussi, mon Julien, n’y trouve-t-on aucun anglais, pas même un consul. Peu m’importe ce que l’on dit de moi.[68] Léo, quel juif ! Il m’est impossible de t’envoyer les Préludes ; ils ne sont pas finis. Ma santé est meilleure, je vais me dépêcher. Quant au juif, il recevra de moi une courte lettre ouverte qu’il avalera jusqu’au talon [en marge :] ou bien jusqu’où tu voudras. Le coquin ! et dire que je suis allé chez lui la veille de mon départ pour lui dire de ne rien envoyer chez moi.[69] Schlesing[er] est encore plus chien d’avoir fait un album de mes valses et de l’avoir vendu à Probst alors qu’à sa demande instante je les lui avais données pour qu’il les adresse à son père à Berlin.

Tous ces poux me démangent moins à présent. Que Léo soit furieux, soit ! Seulement, j’ai pitié de toi, mais au plus tard dans un mois tu seras délivré de tes tracas avec lui et avec mon propriétaire. Emploie, s’il le faut, l’argent de Wessel.

Que fait mon domestique ? Donne de ma part vingt francs[70] d’étrennes au portier quand tu auras reçu l’argent et paye le fumiste s’il vient. Je ne crois pas avoir laissé quelque grosse dette. En tout cas, je te le promets, nous serons quittes dans un mois au plus tard. La lune est admirable ce soir. Jamais je ne l’ai vue aussi belle. À propos ! tu dis m’avoir fait suivre une lettre des miens. Je n’ai rien vu, ni reçu. Et pourtant, elle me serait si nécessaire. L’as-tu bien affranchie ? Quelle adresse as-tu mise ? La seule lettre qui, jusqu’à présent, m’est parvenue de toi était fort mal adressée. N’écris donc jamais « junto » sans précision. Le monsieur chez qui on peut m’écrire (un grand imbécile par parenthèse) se nomme Riotord. Je te donnerai la bonne adresse.

[Chopin avait d’abord écrit puis biffé : Je préférerais que tes lettres me fussent envoyées là où je suis, et mon piano aussi.] Le piano attend depuis huit jours dans le port la décision de la douane qui réclame des montagnes d’or pour cette cochonnerie. Ici, la nature est bienfaisante, mais les hommes sont voleurs. Ils ne voient jamais d’étrangers, aussi ne savent-ils quel prix leur réclamer pour ce qu’ils leur vendent. Les oranges sont pour rien, mais un bouton de culotte coûte des prix fantastiques. Mais tout cela n’est qu’un grano de sable en comparaison de ce ciel, de la poésie émanant de toutes choses et des vives couleurs de ce paysage. C’est l’un des plus beaux du monde et les yeux des hommes ne l’ont pas terni. Ils ne sont pas nombreux ceux qui ont effarouché les aigles planant chaque jour sur nos têtes. Je t’envoie une lettre pour les miens et la traite. J’aime Jeannot et déplore qu’il ne soit point préparé à assumer la direction d’une maison de bienfaisance pour les enfants dans quelque Bamberg ou Nuremberg. Qu’il m’écrive enfin et qu’il soit un homme. C’est, me semble-t-il, la troisième ou quatrième lettre que je t’envoie pour mes parents ! Embrasse Albrecht, mais parle peu.

Ton
Ch.

35. — La comtesse d’Agoult au major Pictet à Genève.

Florence 10 janvier [1839]

[…] À propos, le pauvre Mallefille ! le voilà au lit, malade de vanité rentrée, à tout jamais sabusé, sillusionné, senchanté et tous les dés du monde.

Devinez-vous pourquoi ? Oh ! mais c’est une histoire impayable ! pourvu que vous ne la sachiez déjà ! Je reprends, comme Petit Jean, au déluge. Il y a dix-huit mois lorsque j’étais à Nohant (immédiatement après les Lettres à Marcie) passe en Berry, Bocage, l’acteur de la Porte Saint-Martin, honnête créature un peu bossue et passablement bête, au demeurant l’amant le plus ridicule de France à se donner. Cette idée sourit à George ; elle prend Bocage… Mais, par suite de cette honnêteté dont je vous parlais, l’acteur veut garder des ménagements, tenir la liaison secrète et ne venir à Nohant que lorsque les prétextes seront plausibles. Voilà que l’absence paraît trop longue à George, le secret trop lourd, et qu’elle quitte le bossu pour le borgne, l’acteur pour le dramaturge, Bocage pour Mallefille ! On installe le susdit Mallefille en qualité de précepteur des mioches ; pour l’amour du grec, on l’embrasse. Puis la fantaisie prend à George de venir s’amuser à Paris. Mallefille reste à Nohant, pour mettre de l’ordre dans des affaires de fermier ; et pendant ce temps George s’empare du tendre, rêveur et mélancolique Chopin. Mallefille arrive ; on ne lui dit rien ; on lui fait publier dans la Gazette musicale une ballade en l’honneur de Chopin… Enfin, je ne sais par quelle inspiration du démon, il conçoit des soupçons et va faire le guet à la porte de Chopin, où George se rendait toutes les nuits… Ici le dramaturge devient dramatique ; il crie, il hurle, il est féroce, il veut tuer. L’ami Grzymala se jette entre les illustres rivaux, on calme Mallefille, et George décampe avec Chopin pour filer le parfait amour à l’ombre des myrtes de Palma ! Convenez que voici une histoire bien autrement jolie que celles qu’on invente !

Ne pensez pas néanmoins que je ne sois frappée que par le côté plaisant de tout cela. Le plus souvent, lorsque ma pensée se reporte sur George, c’est avec une tendresse pleine d’affliction et d’amertume. Cette intelligence si élevée, ce cœur qui pouvait être si noble, se galvaudent, s’abaissent ainsi à la plus misérable vie d’intrigues. Cela fait mal. Serait-il donc vrai que l’énergie et le génie ne sont point à leur place dans une femme, et ne peuvent que l’égarer ? […]

36. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

Valdemosa, le 12. janvier 1839.


Mon chéri.

Je t’envoie les Préludes. Recopiez-les, Wolff et toi. Je ne crois pas qu’il y ait des fautes. Tu donneras les copies à Probst[71] et l’original à Pleyel. Tu porteras à Léo, que je n’ai pas eu le temps de remercier, l’argent de Probst pour lequel je joins un billet et un reçu. Sur l’argent que te donnera Pleyel, c’est à dire quinze cents francs, tu payeras le loyer jusqu’au Ier janvier — 425 francs — et tu donneras congé gentiment. S’il était possible de louer l’appartement pour mars, ce serait fort bien, sinon il faudra le garder un trimestre encore. Tu donneras, de ma part, à Nouguès les 1000 [francs] qui te resteront. Demande son adresse à Jeannot sans parler de l’argent, car il serait capable d’entreprendre Noug[uès] et je ne veux pas qu’en dehors de toi et de moi, quelqu’un soit au courant. Si l’appartement se louait, tu ferais mettre une partie des meubles chez Jeannot et le reste chez Grzymala. Demande à Pleyel de m’écrire par ton intermédiaire et dis-lui que j’en ai fini avec Wessel. Avant le nouvel an, je t’ai envoyé une traite pour ce dernier.

Dans quelques semaines, tu recevras la Ballade.[72] des Polonaises[73] et un Scherzo.[74] Prie Pleyel de s’entendre avec Probst[75] au sujet de la date de la publication des Préludes. Jusqu’à présent, je n’ai pas reçu une seule lettre de mes parents ! Il faut que tu affranchisses tout ce que tu as à me faire parvenir. Mais ne sais-tu pas ce qu’est devenue la première lettre ? Je vis dans ma cellule. J’ai parfois des bals arabes,[76] un soleil d’Afrique et une mer méditerranée. Embrasse les Albrecht, je vais leur écrire. Ne dis à personne — sauf à Grzymala — que je vais quitter mon appartement. Je n’en suis pas encore certain, mais peut-être ne rentrerai-je qu’en mai ou plus tard. Remets toi-même ma lettre et le Prélude [?] à Pleyel. Écris.

Ton
F.x

37. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Valdemosa, 15 janvier 1839.


Chère amie,

Même silence de vous, ou même impossibilité de recevoir de vos nouvelles. Je vous adresse la dernière partie de Spiridion par la famille Flayner, qui est, je crois, la voie la plus sûre. Ayez la bonté de la faire passer tout de suite à Buloz et de vous faire rembourser le port, qui ne sera pas mince et qui regarde le cher éditeur.

Nous habitons la chartreuse de Valdemosa, endroit vraiment sublime, et que j’ai à peine le temps d’admirer, tant j’ai d’occupations avec mes enfants, leurs leçons et mon travail.

Notre pauvre Chopin est toujours très faible et très souffreteux. Il fait ici des pluies dont on n’a pas d’idée ailleurs ; c’est un déluge effroyable ! l’air est si relâché, si mou, qu’on ne peut se traîner ; on est réellement malade. Heureusement Maurice se porte à ravir ; son tempérament ne craint que la gelée, chose inconnue ici. Mais le petit Chopin est bien accablé et tousse

toujours beaucoup. J’attends pour lui avec impatience le retour du beau temps, qui ne peut tarder. Son piano est enfin arrivé à Palma ; mais il est dans les griffes de la Douane, qui demande cinq à six cents francs de droits d’entrée et qui se montre intraitable.

Ah ! comme Marliani connaissait peu l’Espagne quand il me disait que les douanes n’étaient rien ! Elles sont exécrables, au contraire. Pour connaître l’Espagne, il faudrait y aller tous les matins. Ce qu’on y voyait hier n’est pas ce qu’on y voit aujourd’hui, et Dieu sait ce qu’on y verra demain ! Je vous avoue que je ne me faisais pas une idée de cette désorganisation de l’esprit humain ; c’est un spectacle vraiment affligeant.

Heureusement, comme je vous le dis, chère, je n’ai pas le temps d’y penser : je suis plongée avec Maurice dans Thucydide et compagnie ; avec Solange, dans le régime indirect et l’accord du participe. Chopin joue d’un pauvre piano majorquin qui me rappelle celui de Bouffé dans Pauvre Jacques.[77] Ma nuit se passe, comme toujours, à gribouiller. Quand je lève le nez, c’est pour apercevoir, à travers la lucarne de ma cellule, la lune qui brille au milieu de la pluie sur les orangers, et je n’en pense pas plus long qu’elle.

Adieu, chère bonne, je suis heureuse quand même la pluie, quand même l’Espagne, quand même le travail, mais non pas quand même votre absence. J’embrasse votre Manoël et mon Bignat [Emmanuel Arago]. Amitiés à M. de Bonnechose,[78] que j’aime, comme vous savez, de tout mon cœur, et mille bénédictions au cher Enrico ; ne le battez pas trop.

Parlez-moi de tous nos amis ; je n’ai de nouvelles de personne, sauf de Grzymala. Chopin vous supplie d’envoyer tout de suite par votre domestique sa lettre ci-jointe à M. Fontana.

38. — George Sand à Duteil, à La Châtre.

De la chartreuse de Valdemosa, trois lieues de Palma, Île Majorque, 20 janvier 1839. Cher Boutarin, Tu ne m’écris donc pas ? Peut-être m’écris-tu et que je ne reçois rien ; car j’ai l’agrément, ici, de voir la moitié de ma correspondance aller je ne sais où ! Je suis véritablement au bout du monde, quoiqu’à deux jours de mer de la France. Les temps sont si variables autour de notre île, et la civilisation, qui fait les prompts rapports, est si arriérée autour de Palma et dans toute l’Espagne, qu’il me faut deux mois pour avoir des réponses à mes lettres. Ce n’est pas le seul inconvénient du pays. Il en a d’innombrables, et pourtant c’est le plus beau des pays. Le climat est délicieux. À l’heure où j’écris, Maurice jardine en manches de chemise, et Solange, assise par terre sous un oranger couvert de fruits, étudie sa leçon d’un air grave. Nous avons des roses en buissons et nous entrons dans le printemps. Notre hiver a duré six semaines, sans froid, mais pluvieux à nous épouvanter. C’est un déluge ! La pluie déracine les montagnes, toutes les eaux de la montagne se lancent dans la plaine ; les chemins deviennent des torrents. Nous nous y sommes trouvés pris, Maurice et moi. Nous avions été à Palma par un temps superbe. Quand nous sommes revenus le soir, plus de champs, plus de chemins, plus que des arbres pour indiquer à peu près où il fallait aller. J’ai été véritablement fort effrayée, d’autant plus que le cheval nous a refusé service, et qu’il nous a fallu passer la montagne à pied, la nuit, avec des torrents à travers les jambes,[79] Maurice est brave comme un César. Au milieu du chemin, faisant contre fortune bon cœur, nous nous sommes mis à dire des bêtises. Nous faisions semblant de pleurer, et nous disions : « J’veux m’en aller cheux nous, dans noute pays de la Châtre, l’oûs qu’y a pas de tout ça ! »

Nous sommes installés depuis un mois seulement et nous avons eu toutes les peines du monde. Le naturel du pays est le type de la méfiance, de l’inhospitalité, de la mauvaise grâce et de l’égoïsme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs bêtes, tout comme si c’était des chrétiens. Ils ont la fête des mulets, des chevaux, des ânes, des chèvres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-mêmes, puants, grossiers et poltrons ; avec cela, superbes, très bien costumés, jouant de la guitare et dansant le fandango. La classe monsieur est charmante. C’est le genre Adolphe. L’industriel tient le milieu entre Peigne-de-buis et Robin-Magnifique. Le prolétaire est un composé de Bonjean et du père Janvier. Si Chabin venait ici, il ferait un ravage de cœurs et serait capable de passer pour un aigle.

Moi, je passe pour vouée au diable, parce que je ne vais pas à la messe, ni au bal, et que je vis seule au fond de ma montagne, enseignant à mes enfants la clef des participes et autres gracieusetés. Au reste, nous sommes bien admirablement logés. Nous avons pris une cellule dans une grande chartreuse, ruinée à moitié, mais très commode et bien distribuée dans la partie que nous habitons. Nous sommes plantés entre ciel et terre. Les nuages traversent notre jardin sans se gêner et les aigles nous braillent sur la tête. De chaque côté de l’horizon, nous voyons la mer. En face une plaine de quinze à vingt lieues ; laquelle plaine nous apercevons au bout d’un défilé de montagnes d’une lieue de profondeur. C’est un site peut-être unique en Europe. Je suis si occupée, que j’ai à peine le temps d’en jouir. Tous les jours, je fais travailler mes enfants pendant six ou sept heures ; et, selon ma coutume, je passe la moitié de la nuit à travailler pour mon compte. Maurice se porte comme le pont Neuf. Il est fort, gras, rose, ingambe. Il pioche le jardin et l’histoire avec autant d’aisance l’un que l’autre. Mais, mon Dieu ! pendant que je me réjouis à te parler de nous et à te dire des bêtises, n’es-tu pas dans le chagrin ? Vous êtes dans l’hiver jusqu’au cou, vous autres ! Ma pauvre Agasta n’est-elle pas malade ? Dieu veuille que ma lettre vous trouve tous bien portants et disposés à rire !

Quand je songe combien j’aurais voulu décider Agasta à venir avec moi ici, je vois que, d’une part, j’aurais bien fait de réussir à cause du climat ; mais de l’autre, il y aurait eu bien des inconvénients. La vie est dure et difficile. On ne se figure pas ce que l’absence d’industrie met d’embarras et de privations dans les choses les plus simples. Nous avons été au moment de coucher dans la rue. Ensuite, l’article médecin est soigné ! Ceux de Molière sont des Hippocrates en comparaison de ceux-ci. La pharmacie à l’avenant. Heureusement nous n’en avons pas besoin ; car, ici, on nous donnerait de l’essence de piment pour tout potage. Le piment est le fond de l’existence mayorquine. On en mange, on en boit, on en plante, on en respire, on en parle, on en rêve. Et ils n’en sont pas plus gaillards pour cela ! Du moins, ils n’en ont pas l’air !

Adieu, mon Boutarin ; je t’embrasse, toi, Agasta et les chers enfants. Donne de mes nouvelles à nos amis. Je les aime, je pense à eux aussi bien à Palma qu’à Nohant. Mais comment leur écrire, quand je n’ai le temps ni de dormir, ni de manger, ni de prendre l’air avec un peu de laisser aller. C’est une grande tâche pour moi d’élever mes enfants moi-même. Plus je vais, plus je vois que c’est la meilleure manière et qu’avec moi, ils en font plus en un jour qu’ils n’en feraient en un mois avec les autres. Solange est toujours éblouissante de santé. Tous les deux vous embrassent.

G. S.


39. — Frédéric Chopin à Camille Pleyel, à Paris.

[Valldemosa, 22 janvier 1839].


Cher ami,

Je vous envoye enfin mes Préludes — que j’ai fini sur votre pianino arrivé dans le meilleur état possible malgré la mer et le mauvais temps, et la douane de Palma. J’ai chargé Fontana de vous remettre mon manuscrit. J’en veux mille-cinq-cents francs pour la France et l’Angleterre. Probst comme vous le savez, en a, pour mille francs, la propriété pour Haertel en Allemagne Je suis libre d’engagement avec Wessel à Londres ; il peut payer plus cher. Quand vous y penserez, vous remettrez l’argent à Fontana. Je ne veux pas tirer sur vous ici parce que je ne connais pas de banquier à Palma.

Puisque vous avez voulu, chérissime, prendre la corvée d’être mon éditeur,[80] il faut que je vous avertisse qu’il y a encore des manuscrits à vos ordres 1o la Ballade (qui entre encore dans les engagements Probst pour l’Allemagne) — Cette Ballade j’en veux mille frs, pour la France et l’Angleterre. 2o deux Polonaises (dont vous connaissez une en la) j’en veux mille cinq cents francs pour tous les pays du globe. 3o un 3ème Scherzo, même prix que les Polonaises pour toute l’Europe. Cela vous arrivera sur le dos si vous le voulez de mois en mois jusqu’à l’arrivée de l’auteur qui vous dira plus qu’il ne sait écrire. Je n’ai eu de vos nouvelles qu’indirectement par Fontana qui m’a écrit que vous alliez mieux. Les postes sont ici d’une organisation merveilleuse. J’attends depuis 3 mois une lettre des miens de Varsovie ! Et les vôtres ? Mme Pleyel ? M. et Mme Denoyers ? Dites-leur à tous mes meilleurs souhaits pour l’année 39. J’attends une lettre de vous, toute petite, toute petite, et vous aime comme toujours.

Votre tout dévoué
F. F. Chopin.


pardonnez moi mon orthographe,
Valdemosa, près Palma 22 janv. 1839.
xxx Je m’aperçois que je ne vous ai pas remercié pour le piano — et que je ne vous parle que d’argent. — Décidément je suis un homme d’affaires !

40. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Valdemosa, 22 janvier 1839.


Chère amie,

[…] Je vous dis : Rien de neuf. Et vous vous reportez à mon ancienne lettre, vous me voyez à ma chartreuse toujours sédentaire et occupée le jour à mes enfants, la nuit à mon travail. Au milieu de tout cela, le ramage de Chopin, qui va son joli train et que les murs de la cellule sont bien étonnés d’entendre. Le seul événement remarquable depuis cette dernière lettre, c’est l’arrivée du piano attendu. Enfin, il a débarqué sans accident, et les voûtes de la chartreuse s’en réjouissent. Et tout cela n’est pas profané par l’admiration des sots : nous ne voyons pas un chat. Notre retraite dans la montagne, à trois lieues de la ville, nous a délivrés de la politesse des oisifs. Pourtant nous avons eu une visite de Paris ! C’est M. Dembowski, Italiano-Polonais que Chopin connaît et qui se dit cousin de Marliani, à je ne sais quel degré. C’est un voyageur modèle, courant à pied, couchant dans le premier coin venu, sans souci des scorpions et compagnie, mangeant du piment et de la graisse avec ses guides. Enfin de ces gens à qui l’on peut dire : Bien du plaisir ! Il a été très étonné de mon établissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan, et surtout de notre isolement, qui lui semblait effrayant.

Le fait est que nous sommes très contents de la liberté que cela nous donne, parce que nous avons à travailler ; mais nous comprenons très bien que ces intervalles poétiques qu’on met dans sa vie ne sont que des temps de transition, un repos permis de l’esprit avant qu’il reprenne l’exercice des émotions. Je vous dis cela dans le sens purement intellectuel ; car, pour la vie du cœur, elle ne peut cesser un instant et je sens que je vous aime autant ici qu’à Paris. Mais l’idée de revivre à Paris m’épouvante, après ce bon silence et cet imperturbable calme de ma retraite. Et puis, en même temps, l’idée de vivre toujours ici, sans me retremper au spectacle d’anciens progrès de l’humanité me ferait l’effet de la mort, car vous ne pouvez pas vous figurer ce que c’est qu’un peuple arriéré. De loin, on le croit poétique, on imagine l’âge d’or, des mœurs patriarcales : — quelle erreur ! La vue de pareils patriarches vous réconcilie avec le siècle, et on voit bien clairement que, si nous valons peu encore, ce n’est pas parce que nous en savons trop, mais que c’est parce que nous en savons trop peu.

Ainsi je suis bien embarrassée de vous dire combien de temps encore je resterai ici. Cela dépendra un peu de la santé de Chopin qui est meilleure depuis ma dernière lettre, mais qui a encore besoin de l’influence d’un climat doux. […] J’avais écrit à M. Cauvière pour le piano. Il m’a répondu une lettre charmante.

Quand les oranges seront mûres, je lui en enverrai pour vous mais elles sont acides même dans mon jardin où elles sont bien abritées. Nous avons ici quinze degrés de chaleur dans la journée, huit au-dessus de zéro la nuit.

Je me permets de vous envoyer mes lettres pour le Berry parce que j’envoie le paquet à Madame Clavé à Barcelone et je ne veux faire qu’un paquet.

Il y a un paquet de manuscrits de musique. Grzymala est chargé de rembourser le port.

Chopin est à vos pieds.

Adressez toujours aux Flayner.

41. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Barcelone, 15 février 1839.

Ma bonne chérie,

Me voici à Barcelone. Dieu fasse que j’en sorte bientôt et que je ne remette jamais le pied en Espagne ! C’est un pays qui ne me convient sous aucun rapport et dont je vous dirai ma façon de parler quand nous en serons hors, comme dit La Fontaine. Le climat de Majorque devenait de plus en plus funeste à Chopin, je me suis hâtée d’en sortir. Un trait des mœurs des habitants ! J’avais pour quitter ma montagne trois lieues de chemin très raboteux à faire jusqu’à Palma. Nous connaissions dix personnes qui ont voitures, chevaux, mulets, etc., aucune n’a pu nous prêter la sienne. Il a fallu faire cette course en patache de louage non suspendue si bien que Chopin a eu un crachement de sang épouvantable en arrivant à Palma. Et pourquoi cette désobligeance ? C’est que Chopin tousse. Quiconque tousse en Espagne est déclaré phtisique, quiconque est phtisique est pestiféré, lépreux, galeux. Il n’y a pas assez de pierres, de bâtons et de gendarmes pour le chasser de partout parce que selon eux la phtisie se gagne et qu’en raison de cela on doit si l’on peut assommer le malade comme on étouffait les enragés il y a deux cents ans. Ce que je vous dis est à la lettre. Nous avons été à Majorque comme des parias à cause de la toux de Chopin et aussi parce que nous n’allions pas à la messe. Mes enfants étaient assaillis à coups de pierres sur les chemins. On disait que nous étions payens, que sais-je ? Il faudrait écrire dix volumes si on voulait donner une idée de la lâcheté, de la mauvaise foi, de l’égoïsme, de la bêtise et de la méchanceté de cette race stupide, voleuse et dévote. Je crois que je ne pourrai jamais revoir la figure de Valdemosa. Enfin nous avons gagné Barcelone qui nous semble le paradis par comparaison. Nous avons voyagé sur le bateau à vapeur en compagnie de cent cochons dont l’odeur n’a pas contribué à guérir Chopin. Mais le pauvre enfant serait mort de spleen à Majorque et, à tout prix, il a fallu l’en faire sortir. Mon Dieu, si vous le connaissiez comme je le connais maintenant vous l’aimeriez encore davantage, chère amie. C’est un ange de douceur, de patience et de bonté.[81] Nous avons été transportés du bateau majorquin sur le brick français qui était dans le port. Le commandant de station est charmant pour nous, son navire est un salon pour l’élégance et la propreté. Le médecin du bâtiment a vu Chopin et m’a rassurée sur l’accident du crachement de sang qui durait encore et qui s’est arrêté enfin cette nuit à l’auberge. Il m’a dit que c’était une poitrine excessivement délicate mais qu’il n’y avait rien de désespérant, qu’avec du repos et des soins, il reprendrait bientôt sa petite santé. Nous allons passer ici une huitaine pour le reposer[82] après quoi nous irons par mer à Marseille. Là nous nous remettrons aux soins de votre bon docteur Cauvière qui nous dirigera soit à Hyères, soit à Nice selon sa sagesse et son expérience car il fait trop froid encore à Paris pour y retourner et nous attendrons le printemps dans un pays doux mais sec. À Majorque, nous vivions dans la vapeur tiède et moi-même j’ai été couverte de rhumatismes et j’y ai vieilli de dix ans. […] Je dois à Monsieur Remisa trois mille francs que j’avais prié Buloz de lui rembourser. Je doute qu’il l’ait fait car c’est un juif et il ne donne rien pour rien : s’il l’a fait vous n’aurez à lui demander pour moi que trois mille francs sur Lélia et cinq cents sur Simon. S’il ne l’a pas fait, exigez les dix mille cinq cents francs comptant sur Lélia, payez tout de suite Monsieur Remisa et envoyez-moi l’excédent. […] Soyez assez bonne pour dire à mes amis où je suis, et ce que je deviens. Je n’ai pas le temps d’écrire à d’autres qu’à vous car il y a un bateau en partance aujourd’hui même et je veux qu’il porte mon paquet. Adieu, mille baisers et tout mon cœur à vous.

George.

J’écrirai à Leroux de Marseille. En attendant demandez lui s’il veut bien corriger les épreuves de Lélia[83] non pas typographiquement, les points et les virgules regardent Buloz, mais philosophiquement. Il doit y avoir des mots impropres et bien des arguments sans clarté, je lui donne plein pouvoir. Il fera cette corvée par amitié pour moi et par dévouement pour les idées que je soulève dans Lélia. Ne serait-ce que d’oser interroger le siècle sur ces choses, c’est je crois une chose utile.

Lisez à Grzymala ce qui concerne Chopin et qu’il n’en parle pas car avec les bonnes espérances que le médecin me donne, il est inutile d’alarmer sa famille. Dites à mon cher époux[84] que le temps me manque

pour lui écrire une seule ligne.

42. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.[85]

Marseille, 5 mars 1839.

Enfin, chère, me voici en France. Vous recevrez cette lettre en même temps que mon paquet de Barcelone que j’aurais mieux fait d’apporter moi-même ici car les formalités de Douane n’ont pas encore permis au docteur Cauvière de le recevoir. Vous apprendrez donc en même temps et mon départ de Majorque et mon arrivée à Marseille. Nous avons séjourné huit jours à Barcelone. Chopin a été bien soigné par la médecine française, bien assisté par l’hospitalité et l’obligeance françaises mais toujours persécuté et contristé par la bêtise, la juiverie et la grossière mauvaise foi de l’Espagnol. À tel point que l’aubergiste des 4 nations (première auberge de Barcelone et de toute l’Espagne) a voulu lui faire payer le lit où il avait dormi sous prétexte qu’il fallait brûler ce lit comme infecté de maladie contagieuse. Ce trait vous peint l’Espagne d’un bout à l’autre. Spéculations éternelles sur les souffrances d’autrui avec accompagnement d’impudence et d’injures. Oh que je hais l’Espagne ! j’en suis sortie comme les anciens à reculons c’est-à-dire avec toutes les formules de malédiction ; j’en ai secoué la poussière de mes pieds et j’ai fait serment de ne plus jamais parler à un Espagnol de ma vie.

Manoël n’est pas Espagnol, chère amie, son grand cœur, sa droiture, sa candeur, ses instincts généreux et sympathiques, donnent le plus éclatant démenti au préjugé de la paternité. Il est Italien par l’intelligence et par le cœur, il est de la planète de l’Idéal ; comme il est Français par l’éducation et les manières.

Un mois de plus et nous mourions en Espagne, Chopin et moi ; lui, de mélancolie et de dégoût, moi de colère et d’indignation. Ils m’ont blessée dans l’endroit le plus sensible de mon cœur, ils ont percé à coup d’épingles un être souffrant sous mes yeux, jamais je ne leur pardonnerai cela et si j’écris sur eux, ce sera avec du fiel. Mais que je vous donne des nouvelles de mon malade, car je sais, bonne sœur, que vous vous y intéressez autant que moi. Il est beaucoup, beaucoup mieux, il a supporté très bien trente six heures de roulis et la traversée du Golfe de Lion qui du reste a été, sauf quelques coups de vents, très heureuse. Il ne crache plus de sang, il dort bien, tousse peu et surtout il est en France ! Il peut dormir dans un lit que l’on ne brûlera pas pour cela. Il ne voit personne reculer quand il étend la main. Il aura de bons soins et toutes les ressources de la médecine. Votre bon docteur Cauvière l’a reçu comme son enfant et va le guérir certainement. Je n’ai pas encore pu lui parler en particulier mais je vois à son air qu’il n’a pas d’inquiétude et qu’il ne doute pas du succès de ses soins.

Mes enfants et moi allons à merveille. Maurice a fait l’admiration du Docteur par sa belle santé et après avoir écouté son cœur, il a déclaré qu’il n’y avait plus trace de l’ancien mal. Voilà une grande victoire. Solange est toujours comme une pêche, son caractère est fort amélioré bien que ses instincts de résistance soient toujours féroces, le cœur est grand et la raison vient.

Nous avons fait beaucoup de projets avec le Docteur et, tous les inconvénients et avantages discutés, nous avons résolu de passer le mois de mars à Marseille vu que ce mois est variable et fantasque en tout pays et que le repos est maintenant la chose la plus désirable à notre malade. J’espère qu’en avril, il sera rétabli et capable d’aller où bon lui semblera, alors je consulterai sa fantaisie et le reconduirai à Paris s’il le désire. Je crois qu’au fond c’est le séjour qu’il aime le mieux. Mais je ne l’y laisserai retourner que bien guéri. Vous avez encore froid sans doute ; ici sauf les jours de mistral, il fait déjà chaud. Vous connaissez du reste ce beau climat. Nous allons habiter une bastide à deux pas de la sœur de Marliani. Et à propos de cela, dites moi si je dois la voir ou ne pas la voir. Il me semble qu’il y a brouille entre Manoël et sa sœur, parce que je lui ai fort peu entendu parler d’elle et qu’ils ne sont pas, je crois, en correspondance. Dites-moi comment je dois me conduire pour être agréable à votre mari [en] cette circonstance.

Adieu chère, écrivez-moi maintenant sous le couvert du Docteur. Il me sera doux d’avoir de vos nouvelles toutes fraîches. Je crois bien avoir reçu toutes vos lettres (la dernière que j’ai reçue à Barcelone était datée du 15 février) mais comme j’étais malheureuse à Majorque de les attendre un mois et jusqu’à six semaines ! […] Mille tendres hommages du malade. Les enfants baisent vos belles menottes et moi je vous serre sur mon cœur.

6 mars

[P. S.] Le docteur me dit que mon paquet de Lélia ne partira d’ici que par l’occasion d’un sien neveu qui va à Paris. Vous recevrez donc cette lettre-ci bien avant l’autre. Vous verrez peut-être aussi ma femme de chambre Amélie que j’ai mise à la porte en débarquant à Marseille, c’est une mauvaise créature qui s’entendait avec tous les fournisseurs et tous les aubergistes pour me voler. Ne la prenez pas à votre service, c’est la fausseté même. Et je l’aimais cependant ! Je faisais le ménage pour lui épargner de la peine, ces gens-là sont maudits, je commence à désespérer d’en rencontrer un seul digne d’estime et de confiance. Ne la laissez pas babiller avec vos gens, elle pervertirait le diable. En un clin d’oeil, elle s’entendait avec toute une ville pour me piller, je n’ai jamais vu tant d’impudence et de sang-froid. Malheureuse espèce ! J’ai rouvert aussi ma lettre pour vous dire que, ce matin, nous nous installons dans une maison meublée pour quelque temps. Le Docteur trouve l’air des champs encore trop vif pour Chopin et devinez où il nous a trouvé un appartement ? Chez Monsieur Joseph Marliani que j’ai vu ce matin et qui est presque aussi beau que Manoël. N’est-ce pas étrange que, d’une façon ou d’une autre, je demeure chez des Marliani ? Adressez moi donc vos lettres : à Madame Sand, rue et Hôtel de la Darse. Ci-joint une lettre ouverte pour Buloz, veuillez la lire car vous allez être investie de grandes affaires avec lui et la faire mettre tout de suite à la poste.


43. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

Marseille, le 7 mars 1838.


Mon Julien,

Grzymala t’aura certainement donné des nouvelles de ma santé et de mes manuscrits. Il y a deux mois, je t’ai envoyé mes Préludes, de Palma, en te priant de les recopier pour Probst. À ma demande, tu devais remettre à Léo les 1000 [francs] que t’en aurait donné Probst, puis, au moyen des 1500 francs versés par Pleyel pour les Préludes, payer Nougués et un terme de loyer à mon propriétaire. Si je ne me trompe, je t’ai demandé par cette même lettre de donner congé de mon appartement qu’il me faudra, s’il n’est pas loué en avril, garder un trimestre encore (jusqu’en juillet, me semble-t-il). L’argent de Wessel t’a probablement servi à payer le terme de janvier, sinon emploie-le pour le suivant. Les deuxièmes manuscrits viennent sans doute seulement de te parvenir. Ils ont dû rester assez longtemps à la douane, puis en mer, puis à l’autre douane.

En même temps que les préludes, j’ai envoyé à P[leyel] une lettre lui disant que je lui donnais pour 100 [francs] la Ballade (dont Probst à la propriété pour Allemagne). Pour les deux Polonaises, je lui ai demandé quinze cents [francs] (propriété pour la France, l’Angleterre et l’Allemagne car mon engagement avec Probst a pris fin par la remise de la Ballade). Je crois que ce n’est pas trop cher.

Quand les seconds manuscrits te seront parvenus, tu devras donc toucher deux mille cinq cents francs de Pleyel et cinq (ou six cents francs je ne me rappelle pas bien) de Probst pour la Ballade ; donc, en tout, trois mille francs. J’ai prié Grzymala de m’envoyer tout de suite au moins cinq cents francs mais cela ne doit pas t’empêcher de me faire parvenir au plus vite le reste. Tel est l’état de mes affaires. D’autre part, si l’appartement est — ce dont je doute — loué le mois prochain, veuillez, Grz[ymala], Jas [Matuszynski] et toi, vous partager mes meubles. C’est Jeannot qui a le plus de place chez lui mais il n’a pas trop de bon sens à en juger par sa lettre puérile : Il pense, m’a-t-il dit, que je vais me faire « camaldule ».

Parmi mes affaires, choisis pour Jeannot ce qui lui rendra le plus service dans son ménage. N’encombre pas trop Grzymala [à cet endroit la lettre est légèrement abîmée] prends ce qui peut t’être utile car je ne sais pas encore si je resterai cet été à Paris (garde cette nouvelle pour toi). Dans [autre partie abîmée] nous nous écrirons et s’il faut, comme je le prévois, conserver l’appartement jusqu’au mois de juin, je te chargerai du paiement du dernier trimestre et te serai très obligé d’habiter d’un pied chez moi ; bien que tu aies ton propre logement.

Tu trouveras, dans la deuxième Polonaise, ma réponse à ta lettre si vraie, si sincère. En puis-je (sic) si je suis comme un mauvais champignon auquel on ose goûter parce qu’il a l’aspect d’un bon ? Je sais que je n’ai jamais servi à rien ou du moins pas à grand chose ni aux autres ni à moi-même.

Je t’ai dit qu’il y a dans le premier tiroir de mon secrétaire (le premier à partir de la porte) une lettre que vous pourriez décacheter, toi, Grzymala ou Jeannot. Mais à présent, je te prie de l’en retirer et de la brûler sans la lire.[86] Fais-le, je t’en conjure sur notre amitié. Cette feuille est désormais inutile. Si Antek [Wodzinski] partait sans m’envoyer l’argent[87] ce serait bien polonais — mais n b : d’un polonais pas fameux ; pourtant ne lui dis rien. Tâche de voir Pleyel. Dis-lui que je n’ai reçu aucun mot de lui. Dis-lui aussi que son piano est en sûreté. Est-il d’accord pour l’arrangement que je lui ai proposé par écrit ?

J’ai reçu trois lettres à la fois des miens au moment où j’allais m’embarquer. Je t’en envoie encore une pour eux. Je te remercie pour l’aide cordiale que tu me dispenses à moi qui suis sans force. Embrasse Jeannot. Dis-lui que je ne me suis pas — ou plutôt qu’on ne m’a pas laissé saigner et que je porte des vésicatoires. Dis-lui aussi que je tousse peu, seulement le matin et que l’on ne me tient encore pas du tout pour tuberculeux. Je ne bois ni café ni vin, seulement du lait ; je m’habille chaudement et ressemble à une demoiselle.

Envoie l’argent le plus vite possible et mets-toi en rapports avec Grzymala.

Ton
Fr.
Ci-joint deux mots pour Antek.
J’écrirai demain à Grzymala.

44. — George Sand à Jules Boucoiran[88]à Nimes.

Marseille, 11 mars 1839.

Cher Bouc ou hareng, je suis à Marseille. L’Espagne a réussi physiquement à Maurice, mais moralement, elle nous fait horreur à tous ! Ce qui s’y passe maintenant vous donne la mesure du caractère national, nous avons secoué la boue et le sang qui collent aux pieds sur cette terre abandonnée à l’anarchie, à la démence et à la cruauté.

Mon compagnon de voyage, Chopin, s’est trouvé bien mal de ce séjour. Sa santé déjà très compromise [89] avait empiré à Majorque d’une manière effrayante. Je l’ai ramené par mer à Marseille, la voiture lui faisant beaucoup de mal. Voilà pourquoi nous n’avons pas passé à Nismes et sommes ici où nous avons pour ami et médecin le Docteur Cauvière dont la réputation vous est arrivée certainement. Grâce à Dieu, Chopin est en pleine convalescence et nous pourrons dans un mois ou deux reprendre la route de Nohant. Nous passerons à coup sûr tout le mois de mars à Marseille. J’espère qu’étant si près de nous, vous viendrez nous voir. […] Adieu, mon enfant, à revoir bientôt n’est-ce-pas ? […]


45. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

de Marseille.
[12 mars 1839]

Merci, mon âme, de toutes tes démarches. Des procédés aussi juifs m’étonnent de la part de Pleyel. Mais puisqu’il en est ainsi, remets-lui cette lettre, je te prie, à moins qu’il n’accepte la Ballade et les Polonaises sans difficulté. Si non, veuille porter la Ballade à Schlesinger dès que Probst t’aura versé les 500 francs. Pour faire tant que de traiter avec des Juifs, que ce soit au moins avec des Juifs orthodoxes.

Probst me flouerait plus encore, c’est un oiseau bien difficile à apprivoiser. Schlesinger m’a toujours dupé, il n’a pas mal gagné grâce à moi et ne refusera pas de nouveaux profits. Seulement procède avec politesse avec lui car ce Juif veut passer pour quelqu’un. Donc si Pleyel fait la moindre difficulté, va chez Sch[esinger] et dis-lui que je lui donne pour la France et l’Angleterre la Ballade pour 800 francs (car il n’en donnerait pas mille) et pour 1500 francs les Polonaises pour l’Allemagne, l’Angleterre et la France. S’il n’accepte pas, je veux bien les lui laisser pour 1400, pour 1300 ou même 1200 francs. Si d’autre part, Schlesinger (mis probablement au courant par Probst) te parle des Préludes et de Pleyel, dis-lui qu’ils lui étaient promis depuis longtemps car, avant mon départ, il avait demandé comme une faveur à pouvoir les éditer. Et c’est vrai.

Vois-tu, mon âme : Pour Pleyel, je romprais avec Schlesinger mais pour Probst je ne le ferais pas. Peu m’importe que Schlesinger vende à Probst mes manuscrits plus cher que celui-ci ne les payerait à moi-même. Si Probst les paie cher à Schlesinger, c’est la preuve qu’il m’exploite quand il me paie peu. Je me sens mieux de jour en jour mais, comme mon médecin ne me permet pas de quitter le midi avant l’été, paie ces 50 francs au concierge que j’approuve entièrement. J’ai reçu les Dziady[90] hier. Quant au gantier et au petit tailleur, ils peuvent attendre, les imbéciles. Que sont devenus mes papiers ! Tu laisseras mes lettres dans le secrétaire et mettras mes notes chez Jeannot ou chez toi. Il y a aussi des lettres dans le tiroir de la petite table de l’antichambre. Ne laisse pas ce tiroir ouvert. Tu fermeras la lettre pour Schlesinger et Schlesinger lui-même avec du pain à cacheter.

Écris souvent
Tonxxxx
Ch.xxxx


Embrasse Jeannot.

46. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.[91]

[Marseille, 12 mars 1839].


Mon âme bien aimée.

Les juifs seront toujours des juifs, et les teutons des teutons. Tu as raison, mais qu’y faire ? Il me faut bien traiter avec eux. Je te remercie encore une fois de ta bonté. Après les instructions que j’ai données à Fontana aujourd’hui, je n’aurai pas, j’espère, besoin de recourir à toi une seconde fois.

Ma santé s’améliore de jour en jour. Les vésicatoires, la diète, les pilules, les bains et, plus que tout, les soins infinis de mon ange m’ont remis sur pieds — sur des jambes un peu maigres. Tu t’intéresses à mes projets ? Alors, voici ; le médecin ne veut pas me libérer avant mai… juin. De Marseille, nous comptons gagner Nohant où l’air d’été me fera beaucoup de bien. Si ma santé l’exige et suivant l’état de mes finances, je passerai l’hiver prochain dans le midi de la France ou à Paris. J’ai maigri et pâli terriblement mais maintenant je mange beaucoup. Ajoute à ma toux habituelle, tout le mal que m’ont fait les Espagnols et les multiples agréments éprouvés là-bas. Sans cesse, je la voyais inquiète de moi. Elle devait me soigner toute seule car Dieu nous préserve des médecins du pays ! Je la voyais faire mon lit, ranger la chambre, préparer les tisanes, se priver de tout pour moi, ne recevant aucun courrier, veillant sur les enfants qui avaient constamment besoin de son regard aimant [un mot illisible] dans des conditions de vie inusitées. Ajoute à cela qu’elle écrivait… [la fin manque.]


47. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Marseille, 15 mars 1839.

Merci, chère amie, de votre aimable promptitude à me donner de vos nouvelles et à me procurer de l’argent. Chopin de son côté en a reçu hier de sorte que nous voici à flot, le retard de nos lettres de Barcelone nous avait mis à sec, et malgré toute la confiance que nous avons dans le bon vouloir et la grâce parfaite du Docteur nous avions refusé ses offres. Les artistes ont une si mauvaise réputation d’emprunteurs que nous n’aimions pas à laisser voir notre misère. Heureusement, elle cesse dès que la poste ne retient plus nos manuscrits.

Notre petit Chopin va de mieux en mieux, le Docteur l’a tâtonné sur toutes les coutures et ne lui trouve aucune lésion, aucune cavité, aucun mal sérieux. Il le soigne comme son enfant, le voit soir et matin, le promène, le dorlotte, le comble de petits soins. C’est un bien aimable et bien excellent homme. Quoi que vous en disiez, je le crois bon médecin, consciencieux et attentif.

Il nous disait aujourd’hui (nous dînions chez lui) que vous aviez déployé ici, dans l’affaire de votre moulin à vapeur, plus d’activité, d’énergie et de talent qu’aucun ministre n’a jamais fait en France. D’où je conclus, Chère, que si Louis-Philippe n’était pas un sot, il vous enverrait le porte-feuille et vous nommerait président des ministres.

Puisque vous êtes un si habile homme, vous allez me mener Buloz de la belle manière pour mon affaire de Lélia. Au reste je me suis souvenue que je lui avais laissé un mémoire de tailleur, et le soin de payer à Charpentier les cadres de nos portraits, ce qui nécessairement doit rabattre huit cents à mille francs de mes prétentions. Voyez, Chère, à ce que du moins il paye ces dettes s’il m’en retient le montant. J’ai de quoi aller quelque temps avec ce qu’il m’enverra. Chopin de son côté a travaillé, et va rouler sur l’or. Moi, je travaille toujours et bientôt j’aurai un nouveau manuscrit à vous envoyer ; c’est un long article critique sur Goethe, Byron et Mickiewicz comparés. Mais pour l’amour de Dieu, dites à mon étourdi de Grzymala de m’envoyer la traduction du petit volume des Dziady que je lui demande à corps et à cris et sans lequel je ne puis continuer mon travail.

Je voudrais bien savoir aussi où j’en suis avec Buloz, pour mon édition.

Je voudrais qu’elle fût finie et qu’il s’occupât d’en recommencer une autre, ainsi qu’il me l’avait promis pour cette année ; cela demanderait des explications, et je crains de vous ennuyer. Répondez-moi franchement chère amie, si avec toutes les charges et occupations qui vous accablent, vous n’avez pas de mes affaires par dessus la tête. Vous savez que de votre part rien ne peut me sembler mauvais vouloir, et que je comprends bien ce que c’est que la vie de Paris.

Je n’ai pas encore vu votre amie, je la verrai de bien bon cœur, et me ferai aussi aimable qu’il est possible à un ours comme moi de l’être, mais il faudra qu’elle me fasse un petit bout d’avance car, malgré son esprit et sa bonté que l’on vante beaucoup, on m’apprend qu’elle est légitimiste et catholique, deux choses qui peuvent bien faire qu’elle me reçoive par amitié pour vous et en surmontant un peu de répugnance.

Vous savez mon excès de réserve en ces occasions-là, orgueil si vous voulez ! mais je crains tellement de m’imposer que qui veut me voir doit venir me chercher. Vous pensez bien que s’il s’agissait d’amis à vous dans une position inférieure à la mienne, socialement parlant, j’y courrais tout de suite et ferais toutes les avances. Jusqu’ici j’ai vécu tout à fait cachée et enfermée chez Monsieur Marliani, soignant mon petit Chopin qui, Dieu merci, reprend à vue d’œil, ne tousse plus, dort bien, mange bien, joue du piano et commence à sortir en voiture.

Je m’occupe aussi de mes enfants plusieurs heures par jour, ils sont paresseux, mais intelligents. J’ai retrouvé ici Rey, que vous connaissez peut-être, qui était lié avec Liszt et qui est venu à Nohant. C’est un bon garçon passablement instruit et intelligent qui me seconde en leur donnant des leçons. La nuit, je gribouille comme de coutume. Je suis assaillie ici comme à Paris. Du matin au soir : oisifs, curieux et mendiants littéraires assiègent ma porte de leurs lettres et de leurs personnes. Je me tiens sur une défensive inflexible, ne réponds, ni ne reçois et me fais passer pour malade. Ne soyez pas effrayée s’il vous vient de ce pays la nouvelle que je suis mourante ; quand ils sauront que je me porte bien je crois qu’ils seront furieux, car moins que partout ailleurs, on comprend ici l’horreur que peut inspirer la populacerie littéraire et le charlatanisme de la réputation. Il y a cohue à ma porte, toute la racaille littéraire me persécute et toute la racaille musicale est aux trousses de Chopin. Pour le coup, lui je le fais passer pour mort, et si cela continue nous enverrons partout des lettres de faire-part de notre trépas à tous deux, afin qu’on nous pleure et qu’on nous laisse en repos. Nous pensons nous tenir cachés dans les auberges tous ce mois de mars à l’abri du mistral qui souffle de temps en temps assez vivement ; au mois d’avril, nous louerons dans la campagne quelque bastide meublée. Au mois de mai, nous irons à Nohant et en juin vraisemblablement à Paris, car je crois que c’est encore le pays où l’on peut vivre le plus libre et le plus caché. Plus je vais et plus la vie retirée m’est nécessaire, l’éducation de mes enfants me tient clouée, mes travaux deviennent aussi plus sérieux, ou au moins moins frivoles. Je voudrais m’établir à Paris, mais pour cela il faudrait me meubler et je ne vois pas que j’aie de quoi, à moins que Buloz ne se décide à me réimprimer et à me verser une vingtaine de mille francs d’avance ; c’est à quoi je voudrais peu à peu l’amener. […] Comme l’Economie politique de Reynaud,[92] est une magnifique prédication aussi ! Je l’ai lue la veille de mon départ de la Chartreuse, tout haut à Chopin et à Maurice, qui n’en ont pas perdu un mot, voilà la morale et la philosophie que j’entends, celle que tout esprit candide peut aborder d’emblée sans y être préparé par de longues études et sans être rompu à un long usage de convention. Il est vrai que tous les sujets ne peuvent se traiter aussi clairement, mais quel beau parti il a su en tirer de celui-là ! Décidément, ce sont deux hommes de l’avenir et l’humanité qui ne les connait pas aujourd’hui, leur élèvera un jour des autels. […] Adieu, chère, mille fois chère.

Parlez-moi de Manoël, revient-il, avez-vous de bonnes nouvelles de lui ? Son frère est bien je crois tel que vous le dites et associé à qui vous dîtes. Nous sommes bien mécontents de leur auberge, elle est chère comme poivre et pas bonne. Ils sont peu obligeants, la dame est insolente et rampante ; nous allons, sans nous fâcher, la quitter un de ces jours. Adressez-nous vos lettres chez le Docteur. Je n’ai parlé à Monsieur Marliani qu’une fois, il m’a dit qu’il ne savait pas pourquoi il était brouillé avec son frère, à quoi j’ai répondu que je ne savais pas qu’ils fussent brouillés et j’ai rompu l’entretien ; quant à la sœur, je me garderai bien d’après ce que vous m’en dites d’avoir aucune relation avec elle. Adieu encore, ma Chérie. Mille baisers à vous, mille tendresses à nos amis, à l’excellent Gaston, au bon Enrico et à mon Bignat, à Delacroix, Chopin vous baise la manine bianche.


48. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

[Marseille, 17 mars 1839.]

Chère amie,

Que vous êtes aimable et bonne de vous occuper de moi comme vous faites ! Quand donc, moi, serai-je bonne à quelque chose ! Puisque Buloz vous remet l’argent de Simon,[93] envoyez-le moi car celui que Chopin attend de son éditeur souffre quelque retard et je touche avec mon hôtesse au quart d’heure de Rabelais.

Dans une dernière lettre à Buloz que je vous ai fait passer je lui demandais de m’envoyer le tout à la fois, mais j’aime autant avoir quelque chose tout de suite. Vous aurez, dans peu de jours, mon article sur Mickiewicz qui sera je crois plus long que je ne l’annonçais. […] Encore un mot pour en finir avec Buloz : Faites-moi envoyer la Revue depuis le dernier No de Spiridion. J’avais écrit à Buloz de me l’adresser ici, il ne l’a pas fait. Chopin va toujours très bien. Il me charge de vous remercier bien tendrement de tout l’intérêt que vous prenez de lui. Soyez sûre que lui aussi vous aime bien, et que chacune de vos lettres est une fête pour nous deux. Le Docteur est très content de sa santé, il nous mène souvent promener et diner ensuite chez lui où il nous traite en gourmets. Hier, il a versé à son malade un demi-verre de Champagne coupé d’eau, quand il lui en versera un pur, il sera bu à votre santé. Je vous quitte, voici notre bon Docteur et il n’y a pas moyen de causer avec d’autres qu’avec lui, même avec vous ; vous savez que le Docteur ne tarit guère. Il vous dit mille compliments, mille amitiés. Je ferme ma lettre car l’heure du courrier arrive, et je veux vous embrasser par ce courrier.

49. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

[Marseille, mars 1839].

[Écrit sur du papier aux initiales de George Sand][94] Mon chéri, Je me sens beaucoup mieux. Je commence à jouer, à manger, à marcher comme tout le monde. Tu vois que j’écris même facilement puisque je t’adresse de nouveau quelques mots. Mais c’est encore pour affaires. Je voudrais beaucoup que mes Préludes fussent dédiés à Pleyel (c’est possible puisqu’ils ne sont pas encore imprimés). Et la Ballade à Mr. Robert Schuhmann [sic]. Les Polonaises, à toi, comme elles le sont. Et rien à Kessler.[95] Si Pleyel tient à la Ballade, dédie les Préludes à Schuhmann [sic]. [Constant] Gaszynski est venu d’Aix hier pour me voir. C’est la seule personne que j’ai reçue car les portes sont fermées à tous les amateurs de musique et de littérature. Après t’être entendu avec Pleyel, tu parleras à Probst du changement des dédicaces. Embrasse Jeannot. Sur les nouveaux fonds, tu rendras cinq cents à Grzymala et tu le prieras de me faire parvenir le reste — 2.500 — Ne t’endors pas, aime-moi et écris. Pardonne-moi de t’accabler de commissions, mais je crois que tu fais volontiers ce dont je te prie.

Ton
Ch.

50. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Marseille, 20 mars 1839

Voici encore une lettre pour Buloz qui vous remettra au courant de mes affaires avec lui. Il est plus simple de vous faire lire les lettres que je lui écris que de vous rabâcher des explications que je ne fais qu’embrouiller par ma bêtise. Vous êtes une charmante et excellente femme de m’écrire souvent. J’ai vu votre amie Madame Tallamel, je ne vous en puis rien dire car je ne l’ai vue qu’un instant. Elle ne peut sortir parce qu’elle a eu je ne sais quoi de dérangé à une jambe ; moi je ne puis sortir davantage car mon pauvre Chopin, quoique aussi bien portant que possible, ne peut guère rester seul. Il s’ennuye quand notre petit tripotage d’enfants et de lectures n’est pas autour de son fauteuil, et je n’ai aucune personne de confiance à qui le laisser. D’ailleurs, chère amie, vous savez comme je suis sauvage et comme je crains les nouvelles connaissances. Je ne veux aimer que vous, chère Sœur ; c’est pour la vie, il ne m’en faut pas davantage. Mon cœur est vieux et ne pourrait pas loger une autre amitié de femme. Quant aux simples relations, à quoi bon ? je n’ai pas le temps d’être polie, vous le savez bien.

Je ne suis pas surprise du tout du mariage de Didier, vous savez que nous l’aurons deviné vingt fois pour une. […] Je fais une grande tartine sur Goethe, Byron et Mickiewicz. Rien de neuf chez vous ? Chopin va très bien, il a été bien secoué aujourd’hui par l’histoire qu’on est venu nous raconter sur Nourrit, lequel se serait jeté d’une fenêtre et brisé sur le pavé et en mille pièces, la nouvelle arrive par le bateau à vapeur de Naples. Pourtant nous en doutons encore car c’est trop affreux. J’en suis malade moi-même. J’aimais beaucoup Nourrit comme vous savez. Je fais mes efforts pour persuader à Chopin que cette nouvelle est fausse. Elle lui fait bien du mal et lui a été bien sottement annoncée par un butor. Oh ! combien de butors en ce monde ![96] […] Adieu, Bonne, quand vous écrivez à notre gros Manoël donnez-lui mille baisers sur ses grosses joues pour moi. Je ne parle pas du tout à son frère, c’est une si laide chose qu’une auberge ! Je vais quitter celle-ci au premier jour.

51. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.

Marseille, le 27 mars [1839].

Mon Chéri, Je me sens beaucoup mieux et puis te remercier, avec d’autant plus de force des fonds envoyés. Tu sais, ton bon vouloir m’étonne mais aussi as-tu en moi un homme reconnaissant dans l’âme, sinon toujours en apparence. Et tu es si aimable que tu as accepté de garder mes meubles ! Sois assez bon aussi de payer le déménagement. Je risque cette dernière dépense ; car je sais que ce n’est pas une grosse somme.

En ce qui concerne mes revenus, que Dieu me garde ! Cet imbécile de Pl[eyel] m’a attiré des ennuis, mais qu’y faire ? Personne n’a jamais enfoncé de mur à coups de tête. Nous reverrons cet été, je te raconterai combien cela m’amuse. La mienne[97] vient de terminer sur Goethe, Byron et Mickiewicz, le plus admirable des articles. Il faut le lire si l’on veut se réjouir le cœur. Je te vois te réjouissant. Tout y est si vrai avec des aperçus grandioses, le sentiment en est si élevé par la nature même du sujet, sans artifices, ni intention de louange ! Dis-moi qui fera la traduction [il s’agit de la traduction d’une partie des Dziady de Mickiewicz]. Si Mick[iewicz] voulait y mettre la main lui-même, elle reverrait volontiers l’ensemble du texte et son article pourrait servir de discours préliminaire à l’édition française.[98] L’ouvrage susciterait le plus vif intérêt et un grand nombre d’exemplaires s’en vendraient facilement. Elle écrira à Mick[iewicz] ou à toi-même à ce sujet.

Que fait ton âme ? Que Dieu te donne bonne humeur, santé et force ; ce sont des choses si nécessaires. Que dis-tu de Nourrit ? Son acte nous a profondément stupéfiés. Souvent, elle et moi te prenons avec nous en promenade. Tu ne pourrais croire comme on est bien en ta compagnie.[99]

Marseille est laide. C’est une ville vieille mais non ancienne. Elle nous ennuie un peu. Le mois prochain, à coup sûr, nous nous mettrons en route pour Avignon et, de là, nous gagnerons Nohant. Tu nous embrasseras certainement alors non plus par lettre mais de façon moustachue, si tes moustaches n’ont pas subi le sort de mes favoris.

Baise les mains et les pieds, mais pas à toi-même. [C’est à dire « Baise les mains et les pieds de ton amie »]. À toi j’écris comme à moi-même sans être mort aux sentiments les plus élevés comme un vrai camaldule.

Ch.

52. — Frédéric Chopin à Ernest Canut, à Palma.

[Marseille, le 28 mars 1839].[100]

[Sur du papier aux initiales de George Sand].
Monsieur,

Il y a plus d’un mois, que j’ai reçu une lettre de Pleyel relativement au piano, j’ai retardé ma réponse espérant toujours recevoir de vos nouvelles et je viens seulement de lui répondre que vous avez fait l’acquisition de cet instrument moyennant douze cents francs. Ma santé étant tout à fait rétablie, je quitterai Marseille incessamment et n’allant pas directement à Paris je crois de mon devoir de vous prier, pour empêcher tout retard, de vouloir bien pour le payement vous adresser à Paris, à Mr C. Pleyel et Cie, rue de Rochechouard No 20, qui sont avertis.

Agréez, Monsieur, je vous prie, l’assurance de mes sentiments distingués.

F. Chopin


Marseille, ce 28 mars 1839.
xxxxMonsieur Canut
Marseille Palma

53. — Hector Berlioz à Frédéric Chopin, à Marseille.

[1839].


Monsieur, Monsieur Chopin
xxxxxxx à Marseille.

Mon cher Chopin,

Les uns me disent que vous allez bien, les autres que vous souffrez davantage, d’autres enfin qu’ils n’ont point de vos nouvelles ; pour en finir, soyez assez bon pour m’écrire quatre lignes et me dire comment vous vous trouvez et quand vous nous revenez.

Mille amitiés
H. Berlioz.xx

P. S. — Rappelez-moi, je vous prie au souvenir de Mme. Sand et mettez à ses pieds mes plus violentes admirations. Nous venons d’éprouver un rude opéra… d’Auber. [La Reine des Fées, créée à l’Opéra, le 1er avril 1839].

54. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.

Marseille, 12 avril 1839.


Mon Chéri !

Ainsi tu es encore souffrant et les saignées ne t’ont guère soulagé. Nous l’avons appris par une lettre de Mar[liani] au moment où nous te croyions de nouveau bien portant comme tu auras pu en juger par les lignes que je t’ai adressées hier. Et aujourd’hui, quelle déconfiture ! Marliani dit aussi que ma mère, fort inquiète à mon sujet, compterait se rendre à Paris. Je n’en crois rien mais j’ai immédiatement écrit aux miens pour les rassurer. Je t’envoie cette lettre que tu voudras bien mettre à la poste. Ce sera la troisième que je leur adresse de Marseille. Dis-moi si tu as entendu parler de cela. Il faudrait qu’une chose vraiment extraordinaire se passât pour que ma mère abandonne mon père. Mon père est souffrant. Plus que tout autre, il a besoin d’elle. Je ne conçois point pareille séparation. Mes anges[101] terminent leur nouveau roman : Gabriel. Elle va écrire aujourd’hui pendant toute la journée dans son lit. Tu sais, tu l’aimerais plus encore si tu la connaissais comme je la connais à présent.

J’imagine combien il doit être pénible pour toi de ne pouvoir sortir. Pourquoi, tout en étant ici, ne puis-je être auprès de toi ? Comme je te soignerais. Je sais à présent ce que c’est que soigner quelqu’un. Et je pense qu’il te serait agréable de l’être par moi, car tu sais combien de cœur j’ai pour toi. Notre projet de voyage à Gênes est, semble-t-il, abandonné. Probablement, nous reverrons-nous et pourrons-nous nous embrasser à la campagne, vers la mi-mai. Que le ciel t’accorde une prompte guérison. Je baise les mains de tu sais qui…

Tonx
Fryc.

[P. S. de George Sand :]

Cher, porte-toi mieux. Donne-nous de tes nouvelles. Nous sommes tristes car Charlotte [Carlotta Marliani] m’écrit ce matin que tu es toujours souffrant. Moi, je suis dans mon coup de feu. Je ne prends plus seulement le temps de me lever. Je suis en couche d’un nouveau roman qui aurait besoin de forceps. Je t’embrasse et nous t’aimons.

[P. S. de Chopin :] Mets ma lettre[102] à la poste de la Bourse. C’est la meilleure manière de la faire parvenir.


55. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.

[Marseille, 16 avril 1839].
[Cachet postal :] 16 avril 1839.

Par la lettre reçue hier, je sais que tu n’es pas encore bien portant. Aussi pour donner au moins une minute de diversion à tes souffrances, je m’empresse de te dire, qu’elle t’a dédié son nouveau roman terminé cette nuit.

Je remercie ton cœur d’être toujours la même. La nouvelle concernant ma mère m’étonne beaucoup. Évidemment, si des racontars l’ont effrayée, elle a peut-être entrepris ce voyage.

Mais sans doute quelque cervelle polonaise a-t-elle inventé le tout.

Il y a malentendu entre nous à propos de l’ouvrage de Mic [kiewicz]. C’est uniquement de l’édition de la dernière partie des Dziady qu’il s’agit. Cette publication serait certainement lue davantage si elle comprenait l’avant-propos. [C’est-à-dire l’article de George Sand]. Elle exercerait de la sorte et sur les intelligences françaises et sur les finances de Mic [kiewicz] une heureuse influence. Quant à ton projet, s’il est trop vaste pour aujourd’hui, sans doute pourra-t-il se réaliser plus tard. La dernière partie des Dziady forme un tout et son étude l’explique et l’éclaire.

La traduction antérieure étant épuisée depuis longtemps dans les librairies, on pourrait, sans la première partie de l’œuvre, constituer un bon volume avec la partie non traduite

D’ailleurs, nous serons bientôt à Nohant. Tu y viendras — ce n’est pas loin — et, en deux mots, elle t’apprendra plus à ce sujet que trente de mes lettres. Si aucun obstacle ne surgit, nous nous reverrons dans un mois. Le lait d’ânesse ne m’a pas réussi. On me fait boire du petit lait et, moi, j’ai besoin d’autre chose.

Aime-moi comme je t’aime. Si tu as des nouvelles au sujet de mon déménagement, fais-les moi savoir.

Adieu, sois bien portant et heureux. Rappelle-toi de moi. Baise les mains à tu sais qui.

Ton
Ch.

Je plains le sort de la Ossolinska. Imbéciles, ânes ! — Sapieha est passé par ici, il y a quelques jours. Il m’a rendu visite, peut-être pour voir George — mais je l’ai reçu dans l’autre chambre.[103]

[P. S. de George Sand :]

Bon jour, mon vieux. Je suis au lit et pendant que le petit te griffonne du tartare, je t’aime et je t’embrasse.

Ta femme
Monsieur
Monsieur Albert Grzymala
16, rue de Rohan — Paris.

56. — Frédéric Chopin à Julien Fontana, à Paris.

(Marseille, le 25 avril 1839).


Mon Chéri,

J’ai reçu la lettre où tu me parles en détail du déménagement. Je ne te remercierai jamais assez de ton aide vraiment amicale. Tes renseignements m’ont vivement intéressé mais je suis bien fâché que tu aies à te plaindre et que Jeannot crache le sang. Hier, j’ai joué de l’orgue pour Nourrit ; cela te prouve que je vais mieux. Je joue parfois aussi pour moi mais je ne puis encore ni chanter, ni danser. Quant à la nouvelle concernant ma mère, il suffit — si agréable soit-elle — qu’elle provienne de Plat[er][104] pour n’être qu’un mensonge. Il commence à faire bien chaud ici et nous quitterons certainement Marseille en mai. Nous irons autre part dans le midi et j’y resterai encore quelques temps avant de vous revoir. Nous n’aurons pas de sitôt des nouvelles d’Antoine. Pourquoi écrirait-il ? Pour payer ses dettes ? Ce n’est pas la coutume en Pologne. Si Racibors[ki] a tant d’estime pour toi, c’est justement parce que tu es totalement dénué de ces habitudes polonaises. NB quand je dis polonaises, je ne parle pas de celles d’entr’elles que tu pratiques et je me comprends. Tu loges donc au No 26. À quel étage ? Y es-tu bien ? Combien payes-tu ? Ces questions m’intéressent davantage à mesure que je songe à me rapprocher de Paris car je devrai penser à y trouver un logement mais seulement lorsque j’y serai arrivé.

Grzy[mala] est-il rétabli ? Je lui ai écrit dernièrement. Je n’ai reçu aucune lettre de Pleyel à part celle qui m’est parvenue par ton intermédiaire, il y a plus, d’un mois. Écris-moi sous le même nom mais Rue et Hôtel Beauvau. Tu n’as peut-être pas compris que j’ai joué pour Nourrit ? Son corps a été ramené pour être inhumé à Paris. Une messe funèbre a été célébrée ici ; à la demande de la famille, j’ai joué l’Élévation.[105] [Clara] Wiek a-t-elle bien joué mon étude ? Pourquoi a-t-elle choisi justement celle-là, moins intéressante pour ceux ignorant qu’elle est écrite pour les touches noires.[106] Que ne s’est-elle tenue tranquille ! Je n’ai plus rien d’autre à te dire sinon que je te souhaite le plus de bonheur possible. Veille à ce que mes manuscrits ne soient pas imprimés avant même d’avoir été remis. Si les Préludes sont déjà publiés, c’est un mauvais tour de Probst.[107] Mais assez de ces saletés et lorsque je reviendrai je serai plus pratsi pratzu[108] avec eux. Canailles d’Allemands, juifs, coquins, crapules, écorcheurs, etc., etc. Achève cette litanie car, à présent, tu les connais comme moi.

Ton
Ch.


Jeudi, 25 de ce mois 1839.

Embrasse Jeannot, et Grzymala aussi si tu le vois.

57. — George Sand à Pierre Bocage, à Paris.

Marseille [avril 1839].

Cher ami, vous êtes bien aimable de m’avoir écrit.[109] Vous saviez bien que vous me feriez grand plaisir, sans cela vous auriez du mérite à m’avoir fait des avances mais ce mérite je vous le refuse : Je vous réponds de la ville des Phocéens qui n’est pas plus phocéenne que vous et moi. Telle qu’elle est, je la trouve charmante après l’Espagne, cette terre de brigands et de vermine où rien ne m’a réussi que la santé de Maurice, ce qui est déjà quelque chose. Mais tandis qu’il se fortifiait à vue d’œil notre [George Sand avait d’abord écrit « mon », puis, par surcharge, elle a transformé ce mot en « notre »] pauvre Chopin dépérissait. Le climat humide et mou des hautes montagnes que nous habitions lui était fort contraire. J’attendais toujours qu’il fût un peu mieux pour le ramener en France. Mais ce mieux, n’arrivant pas du tout, il a fallu le ramener tel quel. Ç’a été pour moi un voyage bien pénible et plein d’anxiétés que ce retour. Dieu merci, à peine a-t-il senti l’air sec de la Provence qu’il s’est mis à ressusciter à vue d’œil, et le voilà tout à fait bien, reprenant de l’embonpoint relatif dans le genre du vôtre et de celui de Maurice, mais ne toussant presque plus et redevenant gai comme un petit pinson quand le mistrrrrrâl (vous savez comme on prononce à Marrrrrrrseille) ne souffle pas.

Moi je vais mieux aussi. J’ai souffert horriblement des rhumatismes à Majorque. Décidément, il y a quelque chose de pis que notre froid du nord, c’est l’humidité tiède du midi. Je vous dis cela pour votre gouverne quand vous exécuterez vos projets de voyage. Méfiez-vous bien de ces climats jésuitiques qui ne vous avertissent pas et qui vous tombent sur le dos comme des familiers du saint office. Ma fille n’a fait dans tout cela que croître et embellir. Elle a fait beaucoup de progrès dans l’histoire. Elle fait discourir Plutarque à mourir de rire. […] Quand le tems [sic] permettra à Chopin de voyager, nous irons à Paris en passant par Nohant où nous nous arrêterons quelque tems. La Consulesse[110] me promet de venir nous y rejoindre. Vous devriez bien être son chevalier et venir vous reposer, sous mes tilleuls, des fatigues de Paris. Vous savez que j’ai des fleurs, du bon air, du bon lait. Quant aux farces, nous sommes un peu vieux, mais nous en ferons quand même. Vous ferez l’homme à la poupée. Chopin fera l’anglais[111] mon ami Duteil chantera la messe et Solange nous fera du Plutarque. Moi, je vous lirai quelque chose de léger, d’amusant, quelque roman mystique en 40 volumes, si cela ne vous tente pas vous êtes bien difficile ! mais ce qui doit vous attirer seulement chez moi, c’est que vous apporteriez chez nous une grande joie et seriez reçu en Frère. Vous le savez. Adieu chaque fois que vous me donnerez de vos nouvelles vous me charmerez. Chopin me charge de vous presser les deux mains. Il sait combien je vous suis attachée. Maurice vous embrasse, de même Solange qui ne prodigue pas sa bienveillance. À Marseille jusqu’à la fin d’avril.

58. — George Sand à Hippolyte Chatiron,[112] à Nohant..

Marseille, 27 avril 1839.

Mon cher vieux,

J’ai été plusieurs jours sans t’écrire. J’ai été bien malade d’un nouveau rhumatisme plus aigu que tous les autres et qui m’a donné de forts accès de fièvres et de vives souffrances. Je suis de nouveau indisposée depuis hier mais moins sérieusement. En somme, je suis fort patraque et ne pourrai voyager en diligence, car je suis hors d’état de passer les nuits.

En outre, je n’abandonne pas mon ami Chopin[113] que j’ai ramené d’Espagne en bien mauvais état de santé et qui n’est pas plus capable que moi d’aller vite. Tout cela, c’est pour te dire que je n’arriverai guère à Nohant que vers le quinze car le voyage est long si nous sommes forcés de passer par Lyon.

Dans ce moment, je cherche à louer une voiture qui me conduirait par Clermont, ce qui abrégerait beaucoup ma route. […]

59. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Marseille, 28 avril 1839.

[…] On lui a fait ici [à Nourrit] un très maigre service funèbre, l’évêque rechignant. Je ne sais pas si les chantres l’ont fait exprès mais je n’en ai jamais entendu chanter plus faux. Chopin s’est dévoué à jouer de l’orgue à l’élévation, quel orgue ! C’était, dans la petite église de N. D. du Mont, un instrument faux, criard, n’ayant de souffle que pour détonner. Pourtant notre petit en a tiré tout le parti possible. Il a pris les jeux les moins aigres et il a joué les astres non pas d’un ton exalté et glorieux comme faisait Nourrit, mais d’un ton plaintif et doux comme l’écho lointain d’un autre monde.

Nous étions là deux ou trois au plus qui avons vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes ; le reste de l’auditoire qui s’était porté en masse et qui avait poussé la curiosité jusqu’à payer 50 centimes la chaise (prix inouï pour Marseille) a été fort désappointé, car on s’attendait à ce que Chopin fasse un vacarme à tout renverser et qui briserait pour le moins deux ou trois jeux d’orgue. On s’attendait aussi à me voir[114] en grande tenue au beau milieu du chœur, que sais-je ? Assise sur le catafalque peut-être. On ne m’a point vue du tout car nous étions cachés dans l’orgue et nous apercevions par une fente ce pauvre cercueil de Nourrit. Vous souvenez-vous comme je l’embrassai de grand cœur chez Viardot, la dernière fois que nous le vîmes. Qui pouvait s’attendre à le revoir sous un drap noir entre des cierges ? J’ai passé cette journée très tristement, je vous assure. La vue de sa femme et de ses enfants m’a fait encore plus de mal. J’avais le cœur si gros et je craignais tant de pleurer devant elle que je ne pouvais lui dire un mot quoique j’eusse été la voir de mon chef. […] Bonsoir, chère amie, j’espère que cette lettre se croisera avec une de vous, je pense que vous avez reçu Gabriel[115] et que vous ferez payer le Buloz. Je compte sur l’argent que je lui ai demandé et que je vous prie de me faire passer, pour quitter Marseille, car tout y est plus cher qu’à Paris, et mon voyage très lent et très précautionneux me coûtera gros comme on dit. Adieu ma Chérie, je vous embrasse tendrement.

Chopin serait à vos pieds s’il n’était dans les bras de Morphée. Il est accablé depuis quelques jours d’une somnolence que je crois très bonne, mais contre laquelle son esprit inquiet et actif se révolte. C’est en vain, il faut qu’il dorme toute la nuit et une bonne partie du jour. Il dort comme un enfant ; j’espère beaucoup de cette disposition et le Docteur assure que le voyage lui sera excellent. Ce Chopin est un ange,[116] sa bonté, sa tendresse et sa patience m’inquiètent quelquefois ; je m’imagine que c’est une organisation trop fine, trop exquise et trop parfaite pour vivre longtemps de notre grosse et lourde vie terrestre. Il a fait à Majorque, étant malade à mourir, de la musique qui sentait le paradis à plein nez, mais je suis tellement habituée à le voir dans le ciel qu’il ne me semble pas que sa vie ou sa mort prouve quelque chose pour lui. Il ne sait pas bien lui-même dans quelle planète il existe, il ne se rend aucun compte de la vie comme nous la concevons et comme nous la sentons.

60. — Franz Liszt au major Adolphe Pictet, à Genève.

[Rome avril 1839].

[…] George Dudevant Kamaroupi nous a laissés sans nouvelles depuis l’ère Chopin (9 mois environ). Elle est positivement à Marseille avec Chopin dont la santé ne s’est guère améliorée aux Baléares. Les dernières productions du Docteur Piffoëls [sic] (les Aldini, [sic] Spiridion, et les sept cordes de la Lyre) m’ont laissé une impression pénible.[117] Lélia et les Lettres d’un Voyageur sont assurément d’autres paires de manches ; il y a évidemment lassitude, épuisement, décadence depuis lors. Mais attendons encore ; et puisque nous avons été ses amis, ne disons ces choses-là que bas et entre nous. Mallefille a justifié nos prévisions amicales du lac Léman. C’est un bien excellent et honnête garçon : malheureusement il n’est pas assez poète pour se passer de sens commun : […]


61. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Marseille, 4 mai 1839.

Chère amie,

Nous partons ce soir pour Gênes par le bateau à vapeur. C’est une promenade de cinq à six jours, dont nous avions tous besoin car Marseille commence à sentir horriblement mauvais. Chopin va très bien depuis quelques jours et désire cette promenade autant que les enfants. […]

62. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Marseille, 20 mai 1839.

Mon Amie,

Nous arrivons de Gênes, battus en mer par une tempête affreuse. Nous avons fait dans cette ville un séjour assez agréable. Nous y avons vu de magnifiques peintures, une nature admirable, des palais et des jardins échaffaudés les uns sur les autres avec une grâce particulière. Enfin, Gênes n’a rien perdu à nos yeux de ce qu’elle était dans mes souvenirs. Chopin s’y est bien porté et y a fait beaucoup d’exercice. Mais au retour le mauvais temps nous a tenus en mer le double du temps ordinaire. Nous avons eu surtout quarante heures d’un roulis tel que je n’en avais pas vu depuis longtemps. C’était un beau spectacle et, si tout mon monde n’eût été malade, j’y aurais pris un grand plaisir. Mais Chopin était cruellement fatigué, et les enfants quoique moins accablés souffraient aussi. J’étais malade moi-même mais pas assez pour être insensible à ce bel orage. Pendant que nous essuyions celui-là, vous étiez, vous autres, tous, préoccupés d’orages bien plus sérieux encore et que nous ignorions. Nous avons appris en arrivant chez le docteur (où nous nous reposons de nos fatigues) tout ce qui s’était passé en France durant notre absence. Au delà de la frontière, il y a comme une muraille de Chine, entre les nouvelles de la civilisation et l’immobilité du vieux monde… Mais ces nouvelles sont tristes. Encore des victimes généreuses et folles inutilement sacrifiées. Encore du temps perdu, encore un bon coup de vent pour la Monarchie en attendant le naufrage inévitable mais trop tardif. […] Nous partons après demain pour Nohant. Adressez-moi là votre prochaine lettre, nous y serons dans huit jours, car je ne veux pas fatiguer Chopin par de fortes journées. Ma voiture est arrivée de Châlons à Arles par le bateau et nous nous en irons en poste tout tranquillement, couchant dans les auberges comme de vieux bourgeois.

On me cherche la brochure de l’Abbé [Lamennais] et on ne me la trouve pas encore. Marseille est arriérée, mais je l’aurai pourtant. Le Docteur lit l’Encyclopédie et se passionne pour Leroux et Reynaud avec une ardeur libérale et philosophique qui le rajeunit de quarante ans. Il va dans toute la ville prônant cette doctrine, et il me remercie de l’avoir initié. Il rêve de venir à Paris, rien que pour voir Leroux qu’il se reproche de n’avoir pas connu plus tôt. C’est un bien digne homme que ce docteur, je le quitte avec regret, mais j’ai besoin de retrouver une vie plus assise.

Je n’aime plus les voyages ou plutôt je ne suis plus dans les conditions où je pouvais les aimer, je ne suis plus garçon, une famille est singulièrement peu conciliable avec les déplacements fréquents. Je vous écrirai dès mon arrivée à Nohant, faites ma chérie que j’y trouve une lettre de vous.

63. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.[118]

Marseille, le 21 mai 1839.

Mon Chéri, Nous partons demain pour Nohan[t] — un peu fatigués — La mer nous a éprouvés au retour de Gênes où nous avons passé quelques semaines tout tranquillement. Court repos à Marseille mais à Nohan[t] il sera plus long et nous t’attendrons là-bas avec impatience — moi j’en rêve — tu viendras, n’est-ce pas ? Ne fût-ce que pour 24 heures. Tu as certainement déjà oublié ta maladie. Mets, je t’en prie, la lettre pour les miens à la poste. Baise les mains à qui de droit et écris nous un petit mot à Nohan[t].

Ton
F. F. C.


[P. S. de George Sand].

Bonjour, cher mari, nous voici encore par monts et par vaux, mais dans huit jours nous nous reposerons de toutes traversées. Nous venons d’essuyer une tempête affreuse en mer. Le petit s’est distingué par sa valeur et je crois qu’il pourrait demander la croix. Vous viendrez à Nohant, n’est-ce pas mon cher bon ? nous comptons sur vous !

G. S.

64. — Sainte Beuve à François Buloz, à Paris.

Naples, ce mercredi 22 mai [1839].

[…] J’ai vu de bien beaux lieux depuis mon départ, à commencer par Avignon, Nîmes, Arles. J’ai eu le temps de parcourir le palais et les églises à Gênes : Je n’ai aperçu Madame Dudevant à aucun balcon. On dit qu’elle y est […] Je n’ai pas encore travaillé pour vous, je le ferai dès qu’il le faudra : et il le faudra bientôt, car l’argent coule vite dans ce pays. […]

65. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala à Paris.

[Nohant], 2 juin 1839.

Enfin sur place après une semaine de voyage. Nous nous sentons tous parfaitement bien. Belle campagne : alouettes, rossignols. Il ne manque que toi, mon oiseau. Surtout qu’il n’en soit pas cette année comme il y a deux ans. Viens ne serait-ce que pour quelques minutes. Choisis un moment où ils seront tous [l’entourage de Grzymala] en bonne santé et s’y résigneront pendant quelques jours par charité pour le prochain. Laisse-toi embrasser. Tu recevras, en échange, des pilules et du lait excellent. Mon piano sera à ta disposition. Rien ne te manquera.

Ton
Fryc.

Fais, je te prie, porter ma lettre à la Bourse. Écris nous un mot et si Jeannot a reçu des nouvelles des miens, veuille me les faire parvenir.
[P. S. de George Sand].


Cher Époux,

Je suis dans la tristesse aujourd’hui. J’ai appris la mort de mon pauvre ami Gaubert, et je ne pourrais vous dire une parole gaie. Mais, dans ma douleur, je sens plus que jamais le besoin de vous voir et de vous serrer dans mes bras, mon ami qui remplace celui que j’ai perdu. Il faut donc que vous soyez aimé pour deux aussi de votre côté. Ce n’est pas dire qu’on cesse d’aimer les morts, mais on les aime autrement. Ils n’ont plus besoin de nous. Je ne les plains pas ! Mais nous avons besoin les uns des autres, nous qui continuons ce pèlerinage. Venez donc, cher ami ; nous vous attendons avec impatience et nous ne saurons, admettre la pensée de ne pas vous voir bientôt.

Je ne veux pas vous dire adieu mais à revoir.

  1. La première impression faite par George Sand sur Chopin n’eut, on le voit, rien de favorable. Les phrases ci-dessus, extraites d’une lettre détruite et dont la trace subsiste grâce à l’ouvrage de Karasowski, sont corroborées par ce fragment d’un message de Ferdinand Hiller à Liszt :

    « Un soir, dit Hiller, tu réunis chez toi l’élite de la littérature française. Certes, George Sand ne pouvait y manquer. En me reconduisant chez moi, Chopin me dit : — « Quelle femme antiphatique, cette Sand ! Est-ce vraiment bien une femme ? Je suis prêt à en douter ».

  2. Joseph Brzowski 1805-1888), compositeur et professeur de musique polonais. Son « Journal » faisait partie de la collection Polinski. Seuls quelques fragments de ce journal, à présent détruit, sont connus. On y trouvait notamment le récit d’une excursion faite par Brzowski en 1837 à Montmorency, à Enghien et à St. Gratien, en compagnie de Chopin.
  3. Ferdinand Denis, qui assista à cette soirée, en a fait un récit où il décrit la toilette de George Sand : une robe turque blanc et rouge. La romancière arborait ainsi les couleurs de la Pologne. Il faut dire que si Chopin n’éprouvait alors que de l’indifférence, voire même de l’antipathie pour Aurore Dudevant, celle-ci portait un très vif intérêt au grand compositeur.
  4. Pendant l’été de 1836, George Sand et ses deux enfants avaient fait un voyage en Suisse en compagnie de Franz Liszt et de Marie d’Agoult. En 1837, la romancière invita « les Liszt » à Nohant. Pendant ce séjour, Franz se rendit à Paris où la comtesse d’Agoult le rejoignit peu après.
  5. Marie d’Agoult désirait nuire à Chopin dans l’esprit de George Sand. Trois jours auparavant, la romancière lui avait adressé de Nohant les lignes suivantes :

    « Dites à Mick… (manière non compromettante d’écrire les noms polonais) que ma plume et ma maison sont à son service et trop heureuses d’y être, à Grr… que je l’adore, à Chopin que je l’idolâtre, à tous ceux que vous aimez que je les aime et qu’ils seront les bienvenus amenés par vous […] »

    Sous le ton de badinage de cette lettre, Marie avait, sans doute, deviné qu’Aurore était éprise de Chopin. Or, Chopin était loin d’être indifférent à Marie, qui, en grande coquette, désireuse que les hommages s’adressassent à elle seule, usa de beaucoup de ruses pour tenter d’empêcher Aurore et Frédéric de se lier.

  6. Chopin n’alla pas à Nohant à cette époque. Il était d’autre part fort mal renseigné sur la distance qui sépare ce village berrichon de Paris puisqu’il comptait consacrer seulement trois jours à ce voyage. Antoine Wodzinski se trouvait alors en Espagne où ses parents devaient lui envoyer des fonds par l’intermédiaire de Chopin.
  7. George Sand écrivit la Dernière Aldini en collaboration avec son amant du moment : le jeune auteur dramatique Félicien Mallefille qu’elle avait installé à Nohant en qualité de précepteur de son fils. Sa liaison avec Mallefille ne l’empêchait pas, on le voit, de songer à Chopin.
  8. La « Médée » d’Eugène Delacroix fut exposée au Salon de 1838.
  9. George Sand traça ces mots sur une feuille de papier à son chiffre. Où ? On ne sait. En tout cas. Marie Dorval était auprès d’elle. La célèbre actrice écrivit, en effet, sur la même page. Chopin inséra ce précieux document dans son album. L’album est détruit. Une photocopie en avait été faite heureusement. On peut sans contredit affirmer que ces lignes datent de la période qui précéda de peu le commencement de la liaison de Frédéric et d’Aurore. Elles en sont, en somme, comme le prélude.
  10. Bien que très attiré alors par George Sand, Chopin hésitait à se lier avec la romancière.
  11. De Chopin sans doute.
  12. François Buloz, (1803-1877), directeur de la Revue des Deux Mondes ou pour parler comme les contemporains, directeur de la « Revue » car la Revue des Deux Mondes éclipsait toutes les autres. Buloz fut aussi, mais avec un succès infiniment moindre, « commissaire du Roi près la Comédie française » (1838-1847) dont il devint ensuite administrateur (1847-1848).
  13. Beau-frère de Carlotta Marliani.
  14. George Sand avait l’intention de s’installer à Paris. En attendant d’en avoir la possibilité matérielle, elle accepta la proposition de la comtesse Marliani qui l’avait invitée à descendre chez elle.
  15. Grzymala, ce vieil ami de Chopin, était le confident du grand musicien et celui de George Sand.
  16. Il s’agit évidemment de Marie Wodzinska.
  17. L’avenir prouva le contraire.
  18. Il ne faut pas voir dans cette appellation une marque de familiarité de la part de George Sand. C’est Albert Grzymala, qui âgé de près de vingt ans de plus que Chopin, avait coutume de dire « mon petit » en parlant du compositeur.
  19. « Notre amour »… Cela prouverait, s’il en était besoin, que George Sand ne dit pas la vérité quand dans « l’Histoire de ma vie », elle affirme n’avoir jamais eu que de l’amitié pour Chopin.
  20. Plaidoyer pour l’inconstance.
  21. La romancière avait une forte propension à s’idéaliser.
  22. George Sand avoue ici nettement sa passion pour Chopin.
  23. Duplicité bien franchement avouée.
  24. Grzymala fit savoir à George que les fiançailles de Chopin étaient rompues et la romancière partit pour Paris.
  25. C’est, semble-t-il, très peu de temps après cette lettre que Frédéric devint l’amant d’Aurore.
  26. Il s’agit de la fameuse Maison dorée, au coin de la rue Laffitte et du boulevard des Italiens.
  27. C’est-à-dire George Sand. Chopin aimait tout particulièrement le véritable prénom de la femme de lettres ; prénom qu’il traduisit plus tard par Jutrzenka, ce qui, en polonais signifie l’aurore, le lever du jour.
  28. Mallefille ignorait que le compositeur fût devenu son rival. De son côté, Chopin ne savait pas que des liens avaient existé entre Mallefille et George Sand. Celle-ci avait éloigné le malheureux auteur dramatique sous divers prétextes, et, en dernier lieu, en l’envoyant pendant le mois d’août au Havre avec le jeune Maurice. La présente lettre servit d’introduction à un essai de Mallefille intitulé Les Exilés qui parut dans la « Gazette musicale », de Paris du 9 septembre 1838.

    À son retour du Havre, Mallefille conçut des soupçons. À ce propos, citons quelques lignes des « Souvenirs » du journaliste Paul Perret, parus dans le Gaulois du 29 septembre 1885 : « George Sand avait quitté, pour Chopin, Félicien Mallefille qui, un jour, se posta devant la porte de son harmonieux rival. Elle sort, il s’élance. Heureusement, une longue voiture de roulage arrive à fond de train, occupant toute la largeur de la rue et les sépare. Elle s’enfuit, rencontre plus loin un fiacre, s’y jette et fouette cocher. Que serait-il arrivé sans ce fiacre ? ». Mallefille était armé d’un pistolet.

  29. Certains estiment que Mallefille désigne de la sorte Eugène Delacroix.
  30. Adam Mickiewicz.
  31. Il s’agit de l’instrument que Chopin avait fait porter 17, rue des Marais St-Germain, chez Delacroix lorsque celui-ci désira faire, dans son atelier, le portrait de George Sand et du grand pianiste réunis sur la même toile. Curieuse destinée que celle de ce tableau resté inachevé ! Il devint, après la mort de Delacroix, la propriété du peintre Constant Dutillieux. Après la disparition de celui-ci, survenue en 1865, ses héritiers n’hésitèrent pas à faire couper la toile en deux. Le portrait de George Sand est à présent à la Glyptothèque de Copenhague ; celui de Chopin — le chef-d’œuvre du portrait romantique — au Louvre après avoir appartenu au pianiste Marmontel qui l’avait entouré d’un véritable culte.
  32. La froideur de ces lignes adressées par George Sand à son ami le philosophe Pierre Leroux contraste étrangement avec les éloges à l’adresse de Mallefille contenus dans la longue lettre de la romancière à Grzymala.
  33. Les éditeurs de la « Correspondance » de George Sand, Paris 1882, indiquent en tête de cette lettre non datée « Perpignan, Novembre 1838 » ; mais c’est à Port-Vendres qu’elle fut écrite par la grande romancière deux jours avant son embarquement, et au bord de la mer. Perpignan ne s’y trouve point. Il y a d’autre part lieu de croire que cette lettre date des derniers jours d’octobre ou bien du premier — ou du deux — novembre.
  34. Après avoir passé la plus grande partie de l’été à Paris auprès de Chopin, George Sand décida celui-ci à entreprendre avec elle un assez long voyage. George ne pouvait se fixer à Paris où la jalousie de Mallefille la poursuivait. Quel prétexte Frédéric aurait-il pu donner à ses amis, à ses relations, à ses élèves pour aller passer l’hiver à Nohant ? Or, les deux amants ne voulaient pas se séparer. D’autre part, depuis longtemps déjà, George Sand déclarait qu’un voyage dans un « pays à climat chaud » était indispensable au rétablissement de la santé de son fils. Sur les conseils de Manoël Marliani, consul d’Espagne, et du chanteur Valdemosa, le choix d’Aurore et de Frédéric se porta sur l’île de Majorque. Un séjour dans le midi pouvait sembler favorable à Chopin qui avait souffert d’influenza l’hiver précédent, et motiver son départ. Celui-ci souleva néanmoins de nombreux commentaires.
  35. George Sand, Chopin, Maurice Dudevant (1823-1889), Solange Dudevant, (1828-1899) et Melle Amélie, femme de chambre de George Sand s’embarquèrent à bord du Phénicien pour gagner Barcelone où ils descendirent dans « la meilleure auberge » de la ville : l’Hôtel des quatre nations situé sur la Rambla. Huit jours se passèrent en visites de la grande cité catalane et des environs. Le 7 novembre, à 5 heures du soir, les voyageurs s’embarquèrent à bord de l’El Mallorquin, petit vapeur surnommé « El Pagés », (le Paysan) en raison de la figure de proue représentant un naturel du pays. Ils arrivèrent à Palma le lendemain à 11 h 1/2 du matin. Ces détails figurent dans : « Chopin et George Sand à Majorque », l’ouvrage de Bartomeu Ferra, conservateur de la Cellule Chopin-George Sand à la Chartreuse de Valldemosa. M. Ferra les a puisés aux Archives de Majorque dans les documents relatifs au vapeur « El Mallorquin ». À Palma, les voyageurs eurent la déception de ne pas trouver d’hôtel : il n’en existait pas alors à Majorque. Finalement, ils découvrirent deux petites chambres au-dessus de l’atelier d’un tonnelier de la Calle de la Marina. L’enchevêtrement de ruelles à la droite de cette rue conserve encore tout son pittoresque. Mais quel séjour mal commode ! Les voyageurs songeaient à se rembarquer quand ils eurent l’occasion de louer, à six kilomètres de Palma, une maison de campagne dans l’agréable site d’Establiments.
  36. Valdemosa, c’est-à-dire Francisco Frontera, un musicien de valeur qui se produisait sous le nom si harmonieux de son village natal.
  37. Adolphe Pictet (1799-1875) — Descendant d’une famille originaire de Savoie fixée à Genève dès le XVème siècle, Adophe Pictet fut professeur d’esthétique et d’histoire des littératures. Il appartint aussi à l’armée et fit faire des progrès dans la fabrication des obus. Ami de Liszt, de Marie d’Agoult et de George Sand, il accomplit en 1837 une randonnée à travers son pays, en leur compagnie. Les enfants de George Sand, Maurice et Solange, étaient de ce voyage dont le major Pictet a fait le récit dans son « Conte fantastique » : « Une course à Chamounix » George Sand a parlé de cette excursion dans les Lettres d’un voyageur. Elle y présente Pictet sous des traits ridicules. Le major ne le lui pardonna pas.
  38. Charles-Emmanuel Didier (1805-1864) appartenait à une vieille famille dauphinoise réfugiée à Chardonney dans le pays de Vaud où elle fut reçue « bourgeoise » en 1756. D’abord rédacteur au « Courrier de Léman », Didier s’établit à Paris. On lui doit « Mélodies historiques », « Coup d’œil sur les révolutions de la Suisse », « Rome souterraine »,… Il fut, en 1836, l’amant de George Sand.
  39. Hortense Allart (1801-1879), femme de lettres française, cousine germaine de Delphine Gay. Spirituelle et très jolie, Hortense Allart écrivit des romans mais son nom doit de survivre aux Enchantement de Prudence qu’elle fit paraître en 1872 et où sont évoquées ses amours avec Chateaubriand. Hortense avait eu d’autres adorateurs, notamment le comte de Sampayo et Bulwer-Lytton, frère du romancier. Sainte-Beuve appréciait son style : ne l’appelait-il pas « femme à la Staël ». Dans sa correspondance, Melle Allart désigne George Sand par ces mots : « la Reine » tandis que Chopin a déclaré qu’Hortense lui semblait « un écolier en jupons ». La femme de lettres épousa en 1843 Napoléon-Louis Frédéric-Corneille de Méritens de Malvézie de Marcignac l’Asclaves, de Saman et de l’Esbat qui l’emmena vivre à Montauban. L’union fut moins longue que le nom de l’époux. Quelques mois après les noces, Hortense Allart, désormais « Allart de Méritens », reprit sa liberté.
  40. « Les lettres à Marcie » parurent dans « Le Monde » en février et mars 1837. George Sand en interrompit la publication, Lamennais qu’elle avait consulté à leur sujet ne lui ayant permis d’aller plus avant.
  41. Pierre Bocage, ou plutôt Pierre-Martinien Tousez, dit Pierre Bocage (1798-1863), un des plus grands acteurs de la période romantique. Enfant du peuple de Rouen, le jeune Pierre fut ouvrier cardeur avant de devenir l’artiste fêté, l’incarnation du sombre Antony, puis de l’éblouissant Buridan de la Tour de Nesles. « On ne peut être beau que si l’on ressemble à Bocage » disait-on à l’époque du comédien. Grand et mince, Bocage était servi par son physique pour incarner les héros séduisants. Pourquoi Marie d’Agoult a-t-elle dans ses lettres critiqué ce physique si âprement ?
  42. S’il avait lu ces lignes, Franz Liszt eût été ravi !
  43. Spiridion, roman de George Sand.
  44. L’amitié de Marie d’Agoult et de George Sand, si vive à un certain moment, subissait alors une éclipse. Parmi les causes multiples de ce refroidissement, la moindre n’était certes pas le dépit éprouvé par Madame d’Agoult lorsqu’elle apprit que la romancière était parvenue à se faire aimer de Chopin.

    Sur les conseils de Lamennais, Carlotta Marliani montra la présente lettre à George Sand qui, outrée, écrivit en tête : « Voila comment on est jugée et arrangée par certaines amies ! », puis en corrigea ostensiblement fautes de style et fautes d’orthographe. Elle cessa d’écrire à Marie d’Agoult qui ne tarda pas à s’étonner de ce silence. L’original de cette lettre curieuse fait partie de la collection Spoelberch de Lovenjoul, à Chantilly.

  45. Cette phrase et la suivante ont été supprimées par les éditeurs de la « Correspondance » de George Sand. Madame Wladimir Karénine ne l’a pas rétablie dans la reproduction qu’elle donne du texte de cette lettre dans George Sand, sa vie et ses œuvres (tome III — 1838-1848) Paris 1912. — Ces deux phrases ont leur importance biographique. Elles prouvent que, contrairement à ce qui a été avancé par certains biographes, Chopin a pris largement sa part des soucis de l’installation à Majorque. C’est lui qui notamment se rendit au Palais pour y présenter les lettres de créance des voyageurs au Gouverneur. L’original de cette lettre se trouve au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, à Paris.
  46. Mot employé fréquemment par Chopin pour « ami ».
  47. Discret, Chopin désirait que l’on parlât le moins possible de ses amours.
  48. Contrairement aux assertions d’Édouard Ganche, cette circonstance ne prouve pas que Chopin ait caché son voyage à Majorque aux siens.

    Plus tard, de Nohant, il enverra ses lettres pour Varsovie à un ami habitant Paris en priant celui-ci de les mettre à la poste au bureau de la Bourse. C’était, comme Chopin l’a écrit lui-même, « la meilleure manière de les faire parvenir à destination ».

  49. Commencé en France, Spiridion fut donc terminé à Majorque. Dans la dernière partie de cet ouvrage, la description de l’ermitage de St. Hyacinthe est visiblement inspirée par l’admirable ermitage qui s’élève, non loin de la Chartreuse de Valdemosa, sur un rocher dominant la mer.
  50. La maison louée par Chopin et George Sand à Establiments près de Palma était connue dans le pays sous le nom de « So’n Vent » (Maison du Vent). Elle appartenait à un certain señor Gomez, intéressé et vaniteux. Dès que les pluies se mirent à tomber, cette demeure construite pour la bonne saison devint inhabitable. Elle n’avait ni feu ni cheminées et ses murs étaient très minces. Chopin prit froid. Les émanations étouffantes du brasero allumé à l’intérieur de la maison le firent tousser plus encore. George Sand appela successivement trois médecins. Ceux-ci déclarèrent que Chopin était ni plus ni moins que tuberculeux, ce qui, à ce moment, n’était probablement pas vrai. Or comme la tuberculose était crainte alors en Espagne à l’égal de la peste, Gomez expulsa ses locataires.
    La « Maison du Vent » existe encore, mais elle a subi de grandes transformations.
  51. George Sand fait erreur. Chopin, nous venons de le voir, avait été examiné par trois médecins ; sans doute, le manque absolu de science de ceux-ci pousse-t-il la romancière à dire qu’il n’y avait alors « ni médecin, ni médecine » à Majorque. À ce propos, relevons un passage d’« Un Hiver à Majorque » omis dans toutes les éditions de cet ouvrage de George Sand, mais que M. B. Ferra a inséré dans : « Chopin et George Sand à Majorque » d’après le manuscrit de l’ouvrage, manuscrit qui est un des joyaux de la cellule-musée de la Chartreuse de Valdemosa. Ce passage, le voici : « Son aide major [celui d’un des médecins] que nous avions surnommé « Malvavisco » [guimauve], à cause de sa prescription favorite, était si malpropre que notre malade ne pouvait se résoudre à lui laisser tâter son pouls. Nous étions en plein Diafoirusisme. »
  52. On peut voir ce piano majorquin dans la cellule-musée de la Chartreuse.
  53. Madame Mickiewicz venait d’être frappée de démence.
  54. Il s’agit de l’étude intitulée par George Sand : Essai sur le drame fantastique : Goethe, Byron, Mickiewicz et qui parut dans la Revue des deux Mondes du 1er décembre 1839.
  55. La vente dont il est question ici est une de celles que la princesse Adam Czartoryski organisait tous les ans au profit des émigrés polonais.
  56. Le docteur Jean Matuszynski.
  57. Juan Alvarez y Mendizabal [Juan Alvaro Mendizabal]. (1790-1853) homme d’État espagnol. Président du Conseil en 1835, il supprima les monastères d’hommes et fit vendre les biens monastiques.
  58. Caroline Buchat, dame Juste Olivier (1803-1879), auteur de quelques nouvelles et collaboratrice de son mari. Ce dernier, né en 1803 et mort en 1876, fut professeur d’histoire nationale à l’Académie de Lausanne. La Revue des Deux Mondes a publié de ses ouvrages. Juste Olivier et sa femme furent en correspondance suivie avec Sainte-Beuve.
  59. Cette inquiétude, exprimée de façon poignante, montre toute la profondeur de la tendresse du grand artiste pour les siens.
  60. Auguste Léo avait avancé cette somme à Chopin sur les droits à toucher pour la reproduction des Préludes en Allemagne.
  61. Il faut rapprocher ces mots que l’on sent jaillis du cœur de ce que George Sand écrivit plus tard à propos de Chopin à Majorque dans l’Histoire de ma vie : « Le pauvre grand artiste, y lit-on, était un malade détestable ». Déclaration faite après coup pour — la chose est certaine — donner quelque excuse à la cruelle rupture. À ce propos, permettons-nous de faire remarquer combien certains excellents historiographes tirent parfois peu parti des documents originaux qu’ils ont été souvent les premiers à avoir la faveur de consulter. Ainsi Mme Wladimir Karénine, après avoir cité les lignes où la romancière parle du caractère angélique de Chopin, n’en abonde pas moins, dans le même volume, dans le sens de la thèse du malade détestable.
  62. Chopin était donc rétabli, ou du moins semblait l’être, au moment de son arrivée à Valdemosa.
  63. Non, c’était Amélie, la femme de chambre, qui cuisinait, mais elle le faisait en maugréant et George Sand était réellement surchargée de soucis et de besogne.
  64. Cette phrase, séparée de son contexte, a fait dire que des dissensions avaient éclaté à Majorque entre les deux amants. La lecture de l’ensemble de la lettre prouve que George fait ici uniquement allusion à des difficultés d’ordre matériel.
  65. Et cela vient corroborer notre réflexion de la note précédente.
  66. Cette lettre, justement célèbre et d’une importance biographique si grande, fait partie de la collection de M. Arthur Hedley.
  67. Voilà la preuve de ce que Chopin n’est pas resté « cloîtré » dans la Chartreuse durant tout son séjour à Valldemosa, comme on l’a dit et redit !
  68. Julien avait donc rapporté à Frédéric des cancans faits à Paris. Comment ne pas regretter amèrement la disparition des lettres de Fontana à Chopin ! Elles furent sans aucun doute brûlées par leur destinataire et probablement à Majorque même.
  69. On devine que Léo avait fait opérer un recouvrement chez Chopin.
  70. Vingt francs-or, soit environ quatre mille francs de la monnaie d’aujourd’hui.
  71. À Probst, pour l’édition en Allemagne ; à Pleyel pour celle en France.
  72. La deuxième Ballade en fa majeur, op. 38. dédiée à Schumann.
  73. Les deux Polonaises (la majeur et do mineur) op. 40, dédiées à Julien Fontana.
  74. Le Scherzo en do dièse mineur, dédié à Adolphe Gutmann.
  75. Représentant à Paris de plusieurs éditeurs allemands et, notamment, Breitkopf et Härtel, de Leipzig.
  76. Un soir de Carnaval, la paix de la Chartreuse fut troublée par d’étranges rumeurs : « Ce fut d’abord, dit George Sand, un bruit inexplicable et que je ne pourrais comparer qu’à des milliers de sacs de noix roulant avec continuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître, pour voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre comme à l’ordinaire ; mais le bruit se rapprochait toujours sans interruption, et bientôt une faible clarté blanchit la profondeur des voûtes. Peu à peu elles s’éclairèrent du feu de plusieurs torches, et nous vîmes apparaître, dans la vapeur rouge qu’elles répandaient, un bataillon d’êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n’était rien de moins que Lucifer en personne, accompagné de toute sa cour, un maître diable tout noir, cornu et avec la face couleur de sang ; et autour de lui un essaim de diablotins avec des têtes d’oiseau, des queues de cheval, des oripeaux de toutes couleurs et des bergères en habits blancs et roses, qui avaient l’air d’être enlevées par ces vilains gnomes […]. C’étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui fêtaient le mardi-gras et venaient établir leur bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. [Vieille espagnole habitant la Chartreuse et qui servit de domestique à George Sand]. Quand tous ces diables furent près de nous, ils nous entourèrent avec beaucoup de douceur et de politesse, car les Majorquins n’ont rien de farouche ni d’hostile en général dans leurs manières […]. Nous les suivîmes dans la cellule de Maria-Antonia qui était décorée de petites lanternes de papier suspendues en travers de la salle à des guirlandes de lierre. L’orchestre, composé d’une petite guitare, d’un espèce de violon aigu et de trois ou quatre paires de castagnettes, commença à jouer les jotas et les fandangos indigènes qui ressemblent à ceux de l’Espagne, mais dont le rythme est plus original et plus hardi encore. […] Les boléros majorquins ont la gravité des ancêtres et point de ces grâces profanes que l’on admire en Andalousie. Hommes et femmes se tiennent les bras étendus et immobiles, les doigts roulant avec précision et continuité sur les castagnettes ».
  77. « Pauvre Jacques » : Il s’agit ici de la « Comédie-Vaudeville » de MM. Cogniard frères, créée à Paris le 15 septembre 1835 sur la scène du Gymnase dramatique. Le célèbre acteur Marie Bouffé (1800-1886) y remporta un éclatant succès. Bouffé avait l’art de faire naître et le rire et les larmes. On lui doit d’intéressants Souvenirs (1880).
  78. Monsieur de Bonnechose et sa femme étaient des intimes des Marliani.
  79. George Sand a conté de la sorte, dans l’Histoire de ma Vie, la fin de cet épisode tragique : « Nous nous hâtions en vue de l’inquiétude de notre malade, [on devine qu’il s’agit de Chopin]. Elle avait été vive en effet, mais elle s’était figée en une sorte de désespérance tranquille, et il jouait son admirable prélude en pleurant. En nous voyant entrer, il se leva en jetant un grand cri, puis il nous dit d’un air égaré et sur un ton étrange : « Ah ! je le savais bien, que vous étiez morts ! » Sa composition de cette nuit-là était bien pleine de gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles de la Chartreuse, mais elles s’étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur son cœur. Auquel des 24 préludes George Sand fait-elle allusion dans ces lignes ? Bien des musicologues se sont posé la question. D’après l’opinion la plus répandue, il s’agirait du 15ème. prélude (ré bémol majeur). Cette assertion est corroborée par un témoignage de Maurice Dudevant, rapporté par la fille de celui ci, Mme. Aurore Lauth-Sand.
  80. On voit ainsi que Pleyel avait proposé à Chopin d’être son éditeur pour la France et « pour tous les autres pays ».
  81. Ceci vient à l’appui des arguments présentés dans notre note 61.
  82. Chopin cependant fit durant cette période une excursion en compagnie de George Sand et des enfants de celle-ci aux environs de Barcelone, à Arenys de Mar où ils furent les hôtes d’un gentilhomme de l’endroit nommé de Pastor y Campllonch. Ce dernier avait fait, pendant un séjour à Paris, la connaissance de la romancière chez Madame de Girardin. Le fils de ce noble espagnol, Joaquim, alors âgé de 23 ans, tenait son journal et ce curieux document a été édité en 1921 par Joseph Palomer. Voici la traduction des lignes relatives à la visite des deux illustres parisiens. Nous la devons à Madame Anne-Marie Ferra, conservateur de la cellule-musée de Valdemosa : « 18 février [1839]. — Une diligence venant de Barcelone s’est arrêtée aujourd’hui devant notre maison. Quatre personnes que je ne connaissais pas en sont descendues. C’était une dame française avec qui mon père s’était lié d’amitié à Paris et qu’il m’a dit s’appeler Aurore Dupin. Les autres étaient deux enfants qu’elle m’a présentés en me disant que c’était les siens, et un monsieur très mince qui, je l’ai appris, était musicien. Deux messieurs de Barcelone sont descendus ensuite de la diligence. Mon père les a très bien reçus parce qu’il les attendait. Ils ont tous gagné le salon du haut où se trouvaient ma mère et ma tante Joaquina. Nous avons déjeuné tous ensemble et j’ai appris qu’ils venaient de Majorque où ils avaient passé une saison et qu’ils retourneraient bientôt à Paris. L’après-midi ils se sont reposés et pendant la veillée nous avons parlé de beaucoup de choses et j’ai admiré le talent de la dame qui, de toutes les personnes présentes, parla le plus.
    19 février : Ce matin nous sommes sortis avec nos parents et les étrangers pour visiter le village. Madame Dupin donnait le bras à ma mère et nous allions avec le musicien qui n’a presque pas parlé, peut-être parce qu’il ne sait pas bien le français. Son silence nous a fait croire qu’il n’était pas en bonne santé. Les enfants étaient restés chez nous avec ma tante. Nous avons déjeuné à la maison Ramis parce que le maître de la maison. M. Mana, a voulu les recevoir. Pendant l’après midi, nous avons été à la Pietat, dans une vigne de mon père, et ils ont dit que cela leur plaisait beaucoup. M. Lieu m’a dit ce soir que cette dame était de vie très libre, mais qu’elle écrivait très bien et qu’elle avait fait grand tapage en France. Personne ne le penserait en la voyant ou en lui parlant.
    20 février : Aujourd’hui les étrangers, accompagnés par mon père, sont repartis pour Barcelone et nous avons tous été jusqu’à la Picordia où nous avons pris congé d’eux. Pendant qu’on attachait les chevaux. Mme. Dupin m’a embrassé et m’a dit qu’elle m’attendait à Paris avec mon père. Je ne sais pas si on me permettra d’y aller. Ils sont partis à neuf heures du matin ».
  83. Il s’agit évidemment de la deuxième version du célèbre roman de George Sand.
  84. Par badinage, George Sand appelait Grzymala son époux.
  85. Lettre inédite dont le texte est conservé dans les dossiers de la collection Spoelberch de Lovenjoul à Chantilly.
  86. Certains biographes estiment qu’il s’agissait d’une sorte de testament.
  87. Antoine Wodzinski avait emprunté de l’argent à Chopin.
  88. Premier précepteur de Maurice Sand.
  89. Exagération de la part de George Sand. La santé de Chopin n’était pas compromise à ce point au moment du départ pour Majorque. Par cette affirmation George Sand cherchait sans doute à diminuer, aux yeux de ses amis, la part de responsabilité qui lui incombait.
  90. Il ne faut pas — on l’a fait trop souvent — traduire par « Les Ancêtres » le titre du grand poème dramatique d’Adam Mickiewicz, car il s’agit des âmes des aïeux. Nous conservons donc ici le titre original de cette œuvre admirable évocation d’une coutume païenne qu’observe encore le paysan polonais quand il appelle à lui les âmes des ancêtres pour leur faire des offrandes.
  91. Lettre inédite jusqu’ici en français.
  92. Jean Reynaud (1806-1863), philosophe français, adepte des doctrines saint-simoniennes. Auteur de l’Encyplopédie nouvelle (1836-1841), en collaboration avec Pierre Leroux.
  93. « Simon », roman de George Sand.
  94. Comme M. Bronislas Sydow a pu le constater sur l’original de cette lettre qui appartient aujourd’hui au professeur Roman Jasinski, de Varsovie.
  95. Dans l’édition allemande parue à Leipzig chez Breitkopf et Härtel, les Préludes sont toutefois dédiés à J. C. Kessler.
  96. Désespéré par l’accueil des Napolitains, le grand ténor français s’était en effet, donné la mort.
  97. Chopin désigne ainsi George Sand.
  98. George Sand projetait donc de donner son « Essai sur le drame fantastique » pour préface à une nouvelle traduction française des « Dziady », de Mickiewicz.
  99. Manière adorable de faire savoir à quelqu’un qu’on pense à lui et qu’on en parle entre soi.
  100. Pour éviter à Chopin les soucis et les frais du retour du piano, George Sand résolut de replacer cet instrument à Majorque même. Elle y parvint à grand’peine ; personne ne voulant toucher un piano dont un phtisique avait joué.
  101. Expression originale et enthousiaste d’un grand amour. Chopin estimant qu’Aurore vaut plusieurs anges, emploie le pluriel pour la désigner.
  102. Une lettre pour ses parents à Varsovie.
  103. Lettre inédite jusqu’ici en français.
  104. Le comte Luis Plater (1775-1846). Le comte Plater — un vétéran de l’armée de Kosciuszko — se rendit à Paris au début de la révolution polonaise de 1830, pour y solliciter, mais en vain, l’aide de la France. Auteur de la Description du grand Duché de Posen (1841).
  105. Cette messe fut célébrée à Notre-Dame du Mont, à Marseille. Chopin joua « les Astres » de Schubert, un des airs favoris d’Adolphe Nourrit. Les orgues de la petite église étaient détestables, l’improvisation de Chopin n’en fut pas moins émouvante.
  106. L’étude no 5 en sol bémol majeur, op. 10.
  107. Il est probable que Probst n’avait pas tenu compte des instructions de Chopin. Celui-ci désirait, que les Préludes fussent, ainsi que toutes ses autres œuvres, publiés simultanément en France, en Angleterre et en Allemagne. Avant la publication des Préludes en France, il demanda que l’édition allemande paraisse sans dédicace. Il semble bien que cette édition était déjà faite à ce moment : elle porte en effet la dédicace à J. C. Kessler que Chopin avait demandé de n’y pas faire figurer.
  108. « bras-dessus, bras-dessous » écrit phonétiquement à la polonaise.
  109. L’hésitation qu’avait eue Bocage se comprend quand on pense à ses relations antérieures avec la romancière. Celle-ci se joue de la difficulté en traitant, dans cette lettre, le grand artiste dramatique de « Frère » et d’« Ami ».
  110. La comtesse Marliani, femme du consul d’Espagne.
  111. Comme on le sait, Chopin était un mime merveilleux.
  112. Hippolyte Chatiron, demi-frère de la romancière. C’était un fils naturel de Maurice Dupin, père d’Aurore Dupin, la future George Sand, et d’une paysanne du nom de Chatiron. Il naquit à la Châtre et sa mère le fit déclarer sous le nom de Pierre Laverdure. Madame Dupin de Francueil, grand’ mère de George Sand s’occupa bientôt de l’enfant qui obtint de s’appeler Chatiron. Toutefois, son nom fut toujours, officiellement, Pierre Laverdure, dit Hippolyte Chatiron.
    Hippolyte, après être passé par l’armée, se maria honorablement avec une demoiselle Emilie de Villeneuve, dont il eut une fille : Léontine, celle-ci, épousa en 1843, Théophile-Guillaume Simonnet. Les époux Chatiron habitaient le château de Montgivray, non loin de Nohant. Le souvenir d’Hippolyte n’est pas perdu dans le pays et des renseignements nous ont été aimablement donnés à son sujet à la mairie de Montgivray et à celle de La Châtre. On n’a jamais reproché à cet homme, dont les qualités étaient réelles, que son trop grand « amour de la bouteille ». Il mourut prématurément le 23 décembre 1848.
  113. Chopin et Chatiron devaient, dans la suite, se lier d’une sincère amitié. Il ne faut pas tenir compte des assertions de Melle de Rozières, cette élève de Chopin et amie de George Sand. Il ne faut pas, en effet, croire que Chopin était choqué par les façons du gentilhomme campagnard. Ce n’était pas le premier bon vivant qu’il lui était donné de rencontrer. Hippolyte n’était d’ailleurs nullement dénué de bon sens, voire de finesse. Très attaché à sa demi-sœur et tourmenté par le nombre des aventures de cette dernière, il discerna en Chopin un homme supérieur — et discret — capable de fixer le cœur d’Aurore et d’empêcher celle-ci de continuer à être la fable de ses contemporains.
  114. Preuve qu’à Marseille nul n’ignorait la liaison de Chopin et de George Sand.
  115. Gabriel, roman dialogué qui parut dans la Revue des Deux Mondes. George Sand l’écrivit à Marseille. C’est le roman qu’elle termina dans son lit, et qu’elle dédia à Grzymala.
  116. Ce n’est pas le premier hommage rendu par George Sand à la douceur du caractère de Chopin, ce caractère qu’elle affirma, dans la suite, (voir Histoire de ma vie) s’être montré détestable pendant la maladie dont le grand musicien souffrit à Majorque.
  117. Si Madame d’Agoult maniait la méchanceté avec virtuosité et plaisir, Franz Liszt se montre, dans cette lettre, le digne disciple de son amie.
  118. Cette lettre fait partie de la collection Alfred Cortot.