Lettres de Fadette/Cinquième série/43

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Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 129-133).

XLIII

Gapit, le beau Sonneux


L’automne, dans les campagnes, c’est encore la bonne saison ; dans les longues soirées, le triage des pommes, les épluchettes de blé d’inde sont l’occasion de joyeuses réunions dans les villages et dans les rangs. Les routes boueuses et les premiers froids qui pincent semblent doubler le plaisir des vieilleux. C’est si bon de passer du Noir et du Froid dans la vaste cuisine où le poêle, les lampes et la bouillotte chantent leur chanson de bienvenue, pendant que les hôtes, auprès des grands paniers de maïs, attendent leurs invités. Vite on se met à l’ouvrage ; les gais propos, les éclats de rire volent avec les pelures que l’on lance en tas, au milieu de la pièce où les barbes soyeuses ressemblent à des chevelures blondes.

On cause, on se turlupine, on chante, et tout à coup, sans raison, tout le monde se tait, et quelqu’un dans le silence murmure : « C’est un ange qui passe »… Et comme si réellement, un effleurement d’ailes avait laissé un frisson d’infini, la gaieté est moins bruyante, les conversations languissent. C’est l’heure du conteur : jeunes et vieux, réclament une histoire, et le vieux la médite en bourrant sa pipe tout en surveillant son auditoire devenu attentif et grave. Nombreux sont les coups d’œil furtifs jetés vers les coins sombres : les chaises se rapprochent, les amoureux se prennent la main à la dérobée, et on frissonne d’avance, car le bonhomme raconte les « peurs » d’une façon inimitable.

— C’est l’histoire de Gapit, le plus beau sonneux que j’aie jamais entendu. Il était infirme, Gapit : il était resté tordu et crochi d’une grande maladie qu’il avait eue à dix ans. Il était ben laid et si chétif, que sa mère qui était veuve, malade et pauvre, était obligée de payer pour des services que les petits gas rendent d’ordinaire dans la maison : tirer de l’eau, fendre du bois, le rentrer, soigner les bêtes, etc.

Gapit ne jouait jamais avec les autres enfants, il en avait peur et faut avouer qu’ils le tourmentaient. Il s’était fait ami avec le bedeau, leur voisin, et il le suivait à l’église où il apprit à l’aider à faire les parures des autels ; mais son plus grand plaisir était de le voir sonner les cloches. Quand il fut assez grand, il essayait aussi de tirer sur les cordes, et des fois, que le grand Léveillé avait pris un coup de trop, — ça lui arrivait, — Gapit sonnait tant qu’il pouvait et comme il pouvait ! Ça réussissait mieux pour les baptêmes que pour les funérailles, parce qu’il manquait des coups ou qu’il en sonnait trop, mais c’était tout de même aussi bien que pouvait le faire Léveillé quand il était saoul !

Pendant que Gapit grandissait tant bien que mal, Léveillé buvait que la moitié en était de trop, tant et si bien qu’il en creva. Avant de mourir, — ce qu’il fit dans toutes les cérémonies, — il dit au curé que personne ne pouvait le remplacer si bien que Gapit. Le curé le trouvait bien un peu jeunet, mais c’était un bon garçon, sobre, dévot, bref, il devint le bedeau du village. Ah ! mes amis, ce qu’il sonnait bien après quelques mois ! Tout le monde le complimentait, jamais on n’avait entendu les cloches chanter si bien…

Voilà mon Gapit gonflé d’orgueil ; fier de son importance, il oublie ses infirmités, se croit un homme comme les autres et il s’amourache de la plus jolie fille du village : il se dit comme ça que, puisqu’il peut la faire vivre grassement, il n’y a pas de raison pour qu’elle dise non. Mais elle avait son idée qui n’était pas celle de Gapit et elle le refuse.

C’était le Samedi Saint, — un drôle de jour pour une demande en mariage, mais Gapit ne faisait rien comme les autres, — et c’était à l’heure où Gapit devait faire revenir ses cloches de Rome. Elle lui dit non et elle file son chemin ; il ne répond rien et s’en va sonner ses trois cloches.

Ce fut si beau, sa sonnerie, cette fois-là, qu’on aurait dit que c’était sur de la musique que les cloches volaient pour s’en revenir ! Mais voilà-t-il, pas qu’au milieu du carillon, ding ! une longue plainte, puis une autre, et une troisième… Gapit sonne-t-il des glas ? mais personne n’est mort, et l’heure est mal choisie ! Les fenêtres s’ouvrent, les perrons se garnissent de curieux qui veulent savoir ce qui arrive. Ding ! une dernière plainte longue, et faible, comme si le cœur de la grosse cloche s’en allait dans un dernier soupir. On prend sa course vers l’église, mais la grand’côte est à pic et il fallut du temps pour se rendre. On entre dans la tour des cloches et on trouve le pauvre Gapit pendu à une des cordes et déjà tout bleu. On le détache, on court chercher le curé qui l’extrémise et qui a le temps de lui ouvrir la p’tite porte du paradis où il ne serait jamais entré s’il était mort dans son désespoir. « Ça, c’est trop de chagrin, rien que pour une créature ! » conclut le vieux, dédaigneusement, en crachant avec énergie.