Lettres de Fadette/Deuxième série/31

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Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 78-80).

XXXI

Inquiétude


Depuis une grande heure j’attends… Mes yeux sont fixés sur la nappe d’eau tranquille où se mirent les fines branches de saule ; au-dessus, le ciel très pur, très vaste, enveloppe la rive et l’eau d’une lumière bleue, tendre comme une caresse… et j’attends quoi ? Des idées, mes amis, tout au moins une idée à mettre dans cette lettre qui serait tout simplement exquise si elle pouvait réfléter la douceur des choses qui m’environnent.

Et pourtant, je ne suis ni calme, ni joyeuse ; mes pensées vivent et bruissent autour de moi en vol d’insectes agités ; si j’essaie de les saisir elles m’échappent… et au bout de mon crayon qui tente de les fixer, je ne trouve qu’un désappointement.

Hélas, c’est à cela qu’aboutissent tant de nos désirs, tant de nos efforts, qu’à n’en regarder que leur résultat visible, on se découragerait d’agir et de travailler sans relâche.

Mes amis, tous nous les connaissons, ces jours tristes, où il nous semble que notre dépense d’énergie, d’amour et d’activité s’en va à l’insuccès, à la lente et inévitable destruction de tout. Mais ce n’est pas vrai, et cette tentation de tristesse découragée est dangereuse, et doit être repoussée. Nous devons nous forcer à croire que le désappointement n’est pas la fin de l’effort, il est l’obstacle qui retarde mais qui ne doit pas nous arrêter.

Arrêter, c’est lâche… c’est se coucher à mi-côte, dans la poussière du chemin ; c’est non seulement refuser d’avancer, mais encombrer la route de ceux qui montent en même temps que nous. Non, notre courage, c’est notre trésor précieux : tenons-le ferme quand tout va mal et que notre âme s’amollit : la bourrasque passera : il s’agit de ne pas s’avouer vaincus, de recréer l’espoir qui s’éteint, de ne pas cesser d’agir et de nous intéresser à tout, de vivre absolument comme si tout était bien ; et, sans révolte, sans faiblesse, d’attendre doucement que les choses s’arrangent… car elles finissent toujours par s’arranger, si nous n’y mettons obstacle par nos propres impatiences et l’amertume qui nous rend incapables de profiter des éclaircies dans notre ciel.

Je ne connais rien de plus efficace pour nous faire honte de nos lâchetés que de regarder les plus malheureux que nous. Songez qu’il existe de pauvres êtres qui n’ont ni foi, ni amour ! Ils souffrent comme les bêtes, sans savoir pourquoi ; ils vivent en haïssant la vie et leurs semblables ; ils meurent en désespérés, sans savoir où ils vont…

Ceux-là sont à plaindre qui ont l’âme vide de Dieu et de tendresse humaine, et nous qui ne leur ressemblons pas, n’avons pas le droit de nous laisser abattre par le découragement.

Qu’y a-t-il de plus admirable que le courage ferme, patient et doux que rien ne déracine ? Il habite les âmes grandes et quand je le rencontre, je m’incline : il est fait de tant de vertus !