Lettres de Fadette/Deuxième série/32

La bibliothèque libre.
Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 80-85).

XXXII

La « Croche »


J’ai une nouvelle amie, une pauvre fille boiteuse, difforme, qu’on appelle « la Croche » au village, sans soupçonner qu’elle a une âme d’une beauté exquise qu’elle cache sous des dehors froids et un peu fiers qui tiennent à distance les pitiés maladroites.

Son histoire est simple, navrante comme tout ce qui est humain, lumineusement belle comme tout ce que touche le divin. Je l’ai entendue bribe à bribe, j’en ai vu passer l’angoisse dans les yeux sombres et ardents, j’en ai conservé la douceur surhumaine, et pour vous qui souffrez, et pour vous qui ne pensez pas à ceux qui souffrent, je veux l’écrire très simplement comme elle me fut confiée.

On l’a toujours appelée « la Croche », et elle n’a jamais entendu sans tressaillir le sobriquet cruel. Elle a commencé à avoir peur des autres à l’âge où les petits ne soupçonnent pas la méchanceté : les enfants se moquaient d’elle, les grandes personnes discutaient brutalement son infirmité devant elle ; et sa pauvre petite âme délicate apprit à souffrir avant même de connaître la signification des mots tristes… Elle chercha donc la solitude, les endroits où personne ne pouvait la voir ou l’entendre. Quand elle eut appris à lire, elle lut tout ce qui lui tombait sous les yeux, sans choix, sans discernement, avec une ardeur qui augmenta avec les années : là seulement, dans les livres, elle oubliait sa misère et elle sortait de la vie qui lui semblait si monotone et si dure. Elle affina ainsi son esprit, exagéra une sensibilité déjà un peu maladive, se donna, malgré le décousu et l’inopportunité de ces lectures, une personnalité et une culture qui, pendant de longues années, ne firent qu’augmenter sa souffrance morale.

Celle-ci grandissait avec les années et lui fit traverser, vers la vingtaine, une crise de révolte dont le récit me fit pleurer.

Souffrante et aigrie, ne rencontrant que l’indifférence, sentant profondément l’injustice qui l’isolait même dans sa famille, où ses sœurs avaient « honte d’elle », et où régnait une belle-mère dont l’autorité était dépourvue de douceur et d’affection, elle en vint à accuser Dieu de cruauté, et tous les soirs, « quand il n’y avait personne à l’église pour me voir pleurer, j’allais lui crier ma souffrance et la lui reprocher. Que lui avais-je fait pour mériter une vie nue et vide, sans beauté, sans jeunesse, sans tendresse, sans intérêt d’aucune sorte ? Pourquoi moi plutôt que mes voisines ? Et il faudrait vivre ainsi toujours, sans changement en moi et autour de moi ! Je serais toujours « la croche », et les autres seules seraient belles, aimées, heureuses ? Et on dit que vous êtes le bon Dieu ? Vous ne l’êtes pas pour moi ! »

Tous les soirs, dans l’église déserte la plainte de l’infirme montait désolée et rien ne lui répondait que le pas lourd du bedeau qui préparait l’autel pour la messe matinale… et quand les pas se rapprochaient, elle savait qu’il venait fermer l’église, et l’âme lourde, elle s’en allait, en boitant, vers la maison où les rires et les jeux des réunions jeunes la faisaient se réfugier dans sa chambre, et jamais personne n’était venu lui dire bonsoir.

Les mois passaient, et les années, et aucune douceur n’arrivait à cette âme farouche et révoltée qui se défiait des sympathies humaines et refusait de chercher la sympathie divine.

Une après-midi de printemps ou le bonheur était dans l’air… pour les autres, la jeune fille vint, après vêpres, s’écraser dans l’église, lasse à mourir ! Non de la lassitude physique qui lui était familière, mais d’une affreuse désespérance qui la faisait crier d’angoisse.

Elle regardait en avant d’elle… c’était toujours le même isolement, les mêmes humiliations, la même vie végétative qui l’étouffait : en arrière, chaque souvenir qu’elle évoquait était une blessure qui saignait à y toucher… elle aurait voulu ne plus se souvenir, ne plus penser, s’enfoncer dans le néant… ne plus vivre !… Et voilà qu’une tentation monta des profondeurs obscures de son âme, se fit insidieuse et douce, lui présenta la mort comme un repos… ce serait facile… dans le lac profond… on ne douterait jamais de la réalité d’un accident… Personne n’avait besoin d’elle… et Dieu sait si elle n’avait pas besoin de la vie, elle !… La mort ne lui faisait pas peur… bien moins que la vie ! Et l’âme troublée, frémissante, elle se laissait griser, aveugler par la tentation qui la soulevait.

Soudain un coup puissant de la cloche remplit l’église d’un frisson solennel, puis un second, un troisième, et les tintements se succédèrent, se répondirent, devinrent le carillon joyeux des baptêmes. — Une pensée amère vint la distraire de l’obsession de la mort désirée : — « Encore un pauvre petit être qui vient souffrir sans savoir pourquoi et que le prêtre vient de bénir ! » — Bénir ! Le mot très doux lui suggère un Dieu penché sur le monde, le bénissant, le protégeant, l’aimant : elle tressaillit… et l’aimant, elle, la pauvre croche ?

Et la cloche continuant à chanter, peu à peu enveloppait, caressante, l’âme douloureuse, et lui disait des choses merveilleuses : « qu’on n’a pas besoin de savoir pourquoi on souffre, qu’il suffit d’accepter doucement ce que Dieu veut : et qu’il nous aime, cela il n’en faut jamais douter ! Puisque nos âmes Lui ont été données dans le baptême, qu’Il les a acceptées, qu’elles sont bien à Lui, il n’est pas possible qu’Il nous abandonne, indifférent à la douleur qui nous fait mal : Il voit plus loin que nous, plus haut et mieux aussi. Si au lieu de L’accuser de dureté nous nous jetions comme des petits enfants dans Sa tendresse, nous serions consolés, nous serions aimés… infiniment…

Les cloches se taisent et l’infirme écoute encore les secrets ineffables que lui murmure la voix : elle commence à entrevoir que, de sa souffrance, peut naître de la sérénité pour elle, du bien pour les autres ; elle va comprendre qu’il est possible qu’elle devienne heureuse du sacrifice volontaire et accepté de la beauté et de la jeunesse ensoleillées qui lui sont refusées… « En voyant la profondeur de ma détresse, conclut-elle, le bon Dieu n’a pas voulu que le démon profitât de ma faiblesse : il s’est approché de moi, Il m’a parlé Lui-même, et ma vie est transformée, éclairée par en dedans, surveillée et gardée par la Bonté et l’Amour en qui je crois.

« Je suis encore « la Croche », mais une croche douce et patiente qui sait qu’au ciel elle sera belle, et qu’ici il n’est pas nécessaire d’être belle pour être aimée de Dieu plus que celles qui sont droites et jolies. Je sais beaucoup de choses qu’il m’a dites… et j’attends tout ce qu’il me promet ».