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Lettres de Fadette/Première série/05

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Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 8-10).

IV

Glas de huit heures


Le vent d’automne souffle, indiciblement triste, et du haut des grands clochers qui plongent dans le ciel tombe lentement le glas de huit heures ; l’on sent passer en soi le frisson de l’inconnu obscur, de l’immensité vague et infinie. Ce sont les voix de ceux que nous avons connus et tant aimés, de ceux que nous avons méconnus et si vite oubliés, les voix des ignorés, des abandonnés, de tous les morts de la terre depuis que le temps est commencé.

Quelle procession ! Comme il en a passé sur la terre des pauvres humains ! Ils ont disparu comme disparaît la fumée dans l’espace : nous disparaîtrons comme eux, et ceux qui resteront se diront : que sont-ils devenus ?

Mais avant d’être couchés sous les grandes croix qui nous couvriront de leurs bras étendus, que de morts nous enterrons chaque jour dans notre cœur !

Peu à peu les croix s’y dressent, toujours plus nombreuses et plus rapprochées : nos rêves, nos illusions, nos espoirs, nos bonheurs, nos tendresses, nos confiances ! Comme il y en a des morts dans notre cœur !

Les cloches sonnent toujours ; elles se cherchent et se répondent : leurs ondes sonores chuchotent des choses d’antan, elles évoquent des images effacées, il semble que leurs grandes voix s’enflent de tout ce qui déborde de notre âme qui se souvient.

Le passé surgit, le plus lointain passé, confus d’abord, ainsi qu’une forme entrevue dans le brouillard, puis se dessine plus détaillé peu à peu, et tout entier, il passe devant nos yeux, si près, si nettement, qu’il est à notre portée, que nous pourrions l’attirer à nous.

Et toujours, depuis notre petite enfance, ces cloches ont pleuré à mesure que la mort échelonnait les deuils dans notre vie : la mort passait, mais la vie continuait. Nous pleurions nos morts, mais la vie nous emportait, et si leur souvenir demeurait vivace, la grande douleur s’adoucissait, fondue dans notre cœur comme se fondent dans l’air endormi les derniers sons de la cloche qui se tait. Comme il y en a des morts dans notre vie ! Comme il y en a des morts dans notre cœur ! Tant et tant qu’il a fallu que notre âme devienne plus grande et plus profonde pour les conserver tous, plus intelligente et meilleure pour continuer à aimer la vie ! Dans la souffrance elle a appris la pitié ; elle a compris que la mort est quelquefois douce et bienfaisante, et les glas de novembre ne lui apportent pas seulement les lamentations des pauvres âmes, mais leur espoir et leur triomphe.

Car si les cloches pleurent sur la terre, c’est en saluant le ciel, et au glas lugubre succède le carillon qui chante les espoirs réalisés, la foi couronnée, les tendresses assouvies, les vérités éclatantes, l’affranchissement des âmes, le bonheur enfin, l’impossible bonheur de la terre.