Lettres de Fadette/Première série/06
V
Dans le brouillard
Le brouillard, d’abord léger comme un tulle fin, s’est épaissi peu à peu : il est maintenant tendu comme un grand voile, qui, à dix pas, ferme notre horizon. On avance en se demandant si, parmi les ombres que l’on entrevoit, indistinctes quoique si près, ne se trouve pas notre meilleur ami à qui nous apparaissons aussi comme un fantôme, et on est pénétrée d’une impression de tristesse.
Notre âme a, comme la nature, ses heures de brouillard : qui ne les a pas connues ?
Enveloppée dans le tissu impalpable, mais compact dans lequel elle se sent étouffer, elle va à l’aveugle, toujours bornée par la brume qui recule à mesure qu’elle avance. Elle ne reconnaît plus ceux qui la précèdent, elle ne peut voir ceux qui la suivent : elle se sent infiniment seule et désolée, dans une solitude peuplée de fantômes. Elle a peur, elle ne sait de quoi : elle se meurt de fatigue, elle ne sait pourquoi. Ce qui dissipera le brouillard d’aujourd’hui, c’est une saute de vent : il fera froid, clair et sec et la brume disparaîtra. De quoi est-elle faite cette brume ? De vapeurs humides et malsaines.
Ainsi en est-il des brumes dans lesquelles nos âmes se sentent perdues. C’est le vague sentimental, la tristesse malsaine et imprécise, les désirs inquiets, les regrets dangereux : ils enveloppent notre âme, ils l’isolent dans la vie peuplée, ils l’immobilisent dans la vie active. C’est un état dangereux : il faut en sortir par un violent effort de volonté, par la raison sèche, par le froid des réalités regardées en face, acceptées parce qu’il le faut, et parce qu’on le doit.
Ne nous laissons pas enrouler dans les voiles qui rendent les choses indistinctes et vaporeuses ; redoutons la mollesse qu’entraînent ces heures de lassitude, où les souvenirs troublants nous mordent au cœur. Elle est triste la vie, dites-vous ? Oui, hélas, souvent ! Mais ce n’est pas dans le vague du brouillard qu’il faut souffrir de sa tristesse ; c’est dans la réalité de notre destinée et en luttant courageusement contre ses difficultés.
Il est normal de combattre ce qui est visible ou réel, il est parfois bon de pleurer, soit que les autres nous déçoivent, soit que nous nous désappointions nous-mêmes ; mais il est toujours dangereux et malsain de se complaire dans les chimères tristes, d’y souffrir inactives et désenchantées.
Allons ! un peu de courage ! un grand coup d’aile qui nous fera traverser le brouillard et arriver dans la pleine lumière où vivent les âmes droites et fortes, les âmes claires et saines.