Lettres de Jérôme

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LETTRES[modifier]

LETTRE CIII.[modifier]

AUGUSTIN A JÉRÔME.[modifier]

Il l’exhorte à ne pas traduire de l’hébreu les livres de l’Ancien Testament ; il l’engage plutôt à rétablir dans sa vérité primitive la version des Septante, singulièrement altérée et pleine de variantes ; il approuve le Nouveau Testament tel qu’il l’a corrigé.

Au vénérable seigneur, à son cher et saint frère dans le sacerdoce Jérôme, salut en Jésus-Christ, Augustin.

1. Depuis le jour où j’ai commencé à vous écrire, comme à désirer vos écrits, jamais ne s’est offerte meilleure occasion de vous faire parvenir une lettre que par un fervent serviteur et fidèle ministre de Dieu, notre bien cher fils, le diacre Cyprien. Je suis tellement sûr que ma lettre vous sera remise étant entre ses mains, qu’il n’est rien dont je puisse être plus assuré dans cet ordre de choses. Ni le zèle ne fera défaut à ce cher fils pour solliciter une réponse, ni la grâce pour la mériter, ni la vigilance pour la conserver, ni l’empressement pour la transmettre, ni la fidélité dans l’accomplissement de sa mission. Puissé-je seulement n’être pas tout à fait indigne que Dieu seconde votre cœur et mon désir, qu’il n’y ait pas de volonté venant entraver la volonté fraternelle.

2. Comme je vous avais déjà écrit deux lettres sans en avoir reçu de vous, j’ai voulu vous renvoyer les mêmes, croyant qu’elles ne vous étaient pas parvenues. Si je me trompe, si c’était plutôt les vôtres qui n’ont pu me parvenir, envoyez-les de nouveau telles que vous les avez écrites,^en supposant que vous en ayez gardé la copie. Dans le cas contraire, dictez une seconde fois quelque chose à mon adresse, pourvu cependant qu’il ne vous soit pas trop pénible de me faire une réponse que j’attends depuis si longtemps. Les premières lettres que j’avais préparées pour vous étant encore simple prêtre, je devais vous les envoyer par un de nos frères nommé Profuturus, qui plus tard devint notre collègue, et depuis encore a quitté cette vie ; il ne put pas alors vous les porter, ayant reçu la charge épiscopale quand il était même sur le point de partir. J’ai désiré encore vous les envoyer aujourd’hui, pour que vous compreniez à quel point le désir d’entrer en rapport avec vous date de loin chez moi, et combien je souffre d’être séparé de vous par de si grandes distances, de ce qu’il n’est pas ainsi permis à mon âme de se mettre directement en communication avec la vôtre, frère bien-aimé, membre distingué de ce corps dont le Seigneur est le chef.

3. Dans cette présente lettre, je puis faire mention de ce que j’ai su dans la suite, que vous aviez traduit le livre de Job sur l’hébreu, quand déjà nous avions une traduction latine de ce même prophète, prise sur le grec, mais où vous avez eu soin de noter par des astérisques ce qui se trouve dans l’hébreu et non dans le grec, par des parenthèses ce qui se trouve dans le grec et non dans l’hébreu ; tout cela est fait avec une telle précision que dans certains passages chaque mot est marqué d’une étoile, pour distinguer absolument les deux textes. Or dans cette seconde traduction faite sur le texte hébreu, on ne distingue plus les mots avec la même sûreté. On se demande à la réflexion, ou bien pourquoi les astérisques sont si bien établis dans la première qu’on reconnaît tout d’abord les plus légères différences existant entre le grec et l’hébreu ; ou bien pourquoi le même soin n’a pas été mis à la seconde, et les mêmes signes n’y paraissent plus. J’aurais voulu confirmer mon observation par un exemple ; mais pour le moment je n’ai pas l’exemplaire tiré de l’hébreu. Il est vrai que votre esprit est assez subtil pour comprendre ce que j’ai voulu dire non moins que ce que j’ai dit ; et vous m’expliquerez certainement la difficulté qui m’arrête.

4. Pour moi, j’aurais mieux aimé que vous eussiez simplement traduit du grec les Écritures canoniques, celles qui reposent sur l’autorité des Septante. Il serait à regretter que, votre traduction passant en usage dans un grand nombre d’Églises, celles du rite latin fussent de la sorte en désaccord avec celles du rite grec ; et d’autant plus que tout contradicteur peut facilement être convaincu par la citation du texte grec, cette langue étant extrêmement connue. Quand il s’agit, au contraire, d’une traduction faite sur l’hébreu, chacun peut éprouver une pénible surprise et soupçonner le faux dans l’inconnu ; ce ne sera qu’à, grand’ peine, ou même jamais, qu’on pourra consulter le texte primitif pour résoudre une objection. Y parviendrait-on d’ailleurs, qu’on ne se résignerait pas volontiers à voir condamner taiit d’autorités grecques et latines. Ajoutez à cela que les Hébreux consultés peuvent répondre autre chose, et vous serez alors le seul homme nécessaire pour lutter contre leur opinion ; puis, qui jugera le débat, c’est ici que la difficulté redouble.

5. Un évêque, notre frère, ayant établi qu’on lirait votre version dans son église, un passage se présenta, dans le prophète Jonas IV, 6., qui différait essentiellement de celui qui était gravé dans l’intelligence et la mémoire de tous, et qu’on redisait depuis tant de siècles ; il se fit alors un tel tumulte parmi les auditeurs, les Grecs étant là surtout pour envenimer la question et glisser l’accusation de fausseté, que l’évêque fut obligé, se trouvant dans une cité romaine, d’en appeler au témoignage des Juifs. Soit ignorance, soit malice, ces derniers répondirent que le texte hébreu portait le même sens que tenaient les Grecs et les Latins. Que dirai-je de plus ? notre homme se vit forcé de corriger le passage comme si c’était une erreur, ne voulant pas, après une crise aussi dangereuse, être abandonné par son peuple. Il nous semble aussi que vous avez pu vous-même vous tromper sur certains points. Voyez donc ce qu’il en est dans des lettres où les corrections ne peuvent pas se faire au moyen de langues usitées.

6. Nous rendons par conséquent à Dieu de vives actions de grâces du travail que vous avez accompli en traduisant l’Évangile du grec en latin ; car nous n’avons rencontré là presque rien qui nous ait choqué, quand nous avons conféré les deux versions. Nous en concluons que, si quelqu’un s’avisait de ramener une vieille erreur, il serait facile de l’éclairer ou de le réfuter en mettant les deux textes ensemble sous ses yeux. Alors même que par extraordinaire on soulèverait une difficulté réelle, qui serait assez exigeant pour ne point passer là-dessus dans une œuvre aussi considérable, et qu’on ne peut pas récompenser par un simple tribut d’éloges ? Vous devriez nous exposer votre opinion sur les nombreuses différences qui se remarquent entre les exemplaires hébreux et la version grecque qu’on appelle des Septante. Ce n’est pas une légère autorité que celle d’une version devenue si célèbre, et dont les apôtres se sont servis, comme on le voit par de nombreux exemples, et comme vous l’avez vous-même attesté, je m’en souviens. Vous rendrez un grand service à l’Église en traduisant exactement en latin la version grecque que nous devons aux Septante ; car la version latine varie tellement dans les divers exemplaires que cela ne peut pas être toléré ; on la soupçonne tellement d’être en désaccord avec le grec qu’on hésite à la prendre pour base d’une affirmation ou d’une preuve. J’avais supposé que celte lettre serait très-courte ; mais je ne sais comment il m’est devenu si doux de la prolonger : c’est comme si je m’entretenais avec vous. Je vous en conjure par le Seigneur, prenez la peine de répondre à chaque chose ; autant qu’il est en votre pouvoir, faites en sorte que je vous aie présent.

LETTRE CIV.[modifier]

A AUGUSTIN.[modifier]

Il réclame contre une lettre d’Augustin répandue dans l’Italie, et dans laquelle est relevé un passage que Jérôme aurait mal exposé dans l’épître aux Galates. Au seigneur vraiment saint, au bienheureux évêque Augustin, salut en Jésus-Christ, Jérôme »

1. Vous m’adressez de fréquentes lettres, et vous me sommez de répondre à celle dont un exemplaire me fut transmis par le diacre Sysinnius, mais sans votre signature. Vous m’avez appris par le frère Profuturus d’abord, et puis par un autre, que vous me l’aviez envoyée ; mais le premier fut empêché de se mettre en route, ayant alors reçu l’épiscopat, et bientôt après étant mort. Quant à celui dont vous taisez le nom, il aurait redouté les périls de la mer et renoncé à l’intention de naviguer. Les choses étant ainsi, je ne puis assez m’étonner que cette même lettre soit entre les mains de tant de personnes à Rome et dans l’Italie, à ce qu’on m’apprend, et que je sois le seul à ne l’avoir pas reçue, étant le seul à qui elle était écrite. Ajoutez en particulier que le même frère Sysinnius déclare qu’elle n’est pas restée en Afrique avec vos autres traités, ni dans votre demeure ; il déclare l’avoir trouvée, il y a cinq ans environ, dans une île de l’Adriatique.

2. Que tout soupçon doit disparaître dans l’amitié. – L’amitié véritable n’admet aucun soupçon ; il faut parler avec un ami comme avec un autre soi-même. Plusieurs de mes familiers, vases du Christ, que je compte en grand nombre dans Jérusalem et les saints Lieux, me suggéraient que vous n’aviez pas écrit cela dans une intention droite, et que vous cherchiez les louanges, les murmures approbateurs, la gloriole populaire, en vous élevant à mes dépens : par là, beaucoup sauraient que vous me provoquiez, et que j’étais saisi de crainte ; que vous écriviez en vrai docteur, et que je gardais le silence comme qu’un capable d’imposer une mesure et même un terme à ma loquacité. Pour moi, je vous déclare dans toute la simplicité de mon âme que je n’ai pas d’abord voulu répondre parce que je ne croyais pas absolument que la lettre fût de vous, que vous eussiez en main, selon l’adage vulgaire, un glaive enduit de miel. Je voulais ensuite éviter de paraître répondre avec trop de vivacité â un évêque de ma communion, et de relever certains points dans la lettre de celui qui me relevait moi-même, alors surtout que je croyais y voir certaines traces d’hérésie. un ignorant ; qu’il s’était enfin rencontré quel
3. Je ne voulais pas enfin que vous pussiez vous plaindre avec justice et que vous fussiez en droit de me dire : Eh quoi, ma lettre était tombée sous vos yeux, vous aviez découvert dans la suscription les signes d’une main connue ; et vous avez été si prompt à blesser un ami, à faire retomber sur moi la malice d’un autre ? Ainsi donc, comme je vous l’ai déjà dit, ou bien envoyez cette même lettre signée de votre main, ou bien cessez de provoquer un vieillard qui se tient caché dans sa cellule. Si tant vous voulez exercer ou montrer votre science, cherchez des hommes jeunes, diserts, distingués, comme on dit qu’il y en a tant à Rome, des jouteurs qui aient la force et le courage d’entrer en lutte avec vous, et qui, dans la discussion des divines Écritures, puissent marcher de pair avec un évêque. Quant à moi, soldat jadis, aujourd’hui vétéran, je ne dois plus que louer vos victoires et celles des autres ; avec un corps épuisé, il ne faut pas songer à descendre dans l’arène. Si toutefois vous me pressez trop souvent de vous répondre, je pourrais bien me souvenir du passage où l’histoire nous montre Annibal venant briser les élans de la jeunesse contre la patience du vieux Fabrius. « L’âge emporte tout, et l’esprit même ; je me rappelle qu’étant enfant j’ai plus d’une fois passé les journées entières à chanter mes vers. Ils sont maintenant tombés de ma mémoire ; la voix elle-même a désormais abandonné Moeris. » Virgil. Eglog. ix. Mais je prendrai plutôt mon exemple dans les Livres saints : Berzellaï de Galaad renvoie les bienfaits de David et tous les plaisirs à son jeune fils, nous montrant ainsi que la vieillesse ne doit plus courir après ces choses, ni même les accepter quand elles lui sont offertes. II Reg. XIX.

4. Quand vous m’assurez que vous n’avez pas écrit de livre contre moi, et qu’à plus forte raison vous n’en avez pas envoyé à Rome ; que, s’il se trouve dans vos écrits des choses qui s’éloignent de mon sentiment, vous n’avez pas eu l’intention de me blesser, ayant simplement exprimé ce qui vous paraissait juste ; je vous prie de m’écouter avec patience. Vous n’avez donc

rien écrit ; et comment alors les écrits des autres sont-ils venus m’apprendre ici ce que vous aviez à me reprocher ? comment l’Italie possède-t-elle ce que vous n’avez pas écrit ? comment enfin me demandez-vous de répondre à des choses que vous déclarez n’avoir pas écrites ? Je ne suis pas assez dénué de sens pour me croire blessé par vous à raison d’une différence d’opinion. Mais, si vous attaquez directement ce que j’ai pu dire, si vous me demandez raison de mes écrits, en m’enjoignant de les corriger et de chanter la palinodie, sans prendre la peine de me convaincre, voilà qui porte atteinte à l’amitié ; c’est une blessure faite aux relations intimes. Pour que nous n’ayons pas l’air de nous livrer à des combats puérils, et d’alimenter les contentions de nos partisans ou de nos détracteurs réciproques, je vous écris ceci ; car je désire vous aimer d’une manière pure et chrétienne, sans rien garder sur mon cœur qui ne soit aussi sur mes lèvres. Il ne convient pas, en effet, qu’après avoir travaillé depuis ma jeunesse jusqu’à cet âge, vivant avec des modèles de sainteté dans l’étroite enceinte d’un monastère, j’ose écrire contre un évêque de ma communion, contre un évêque que j’aimais avant même de le connaître, qui le premier^ demanda de se lier avec moi, que je vis avec bonheur s’élever après moi dans la science des divines Écritures. Par conséquent, reniez ce livre, si réellement il n’est pas de vous, et [ne me pressez pas de répondre à ce que vous n’avez pas écrit ; ou bien, s’il est de vous, avouez-le sans ambages. S’il m’arrive alors d’écrire pour me justifier, la faute en retombera sur vous qui m’aurez provoqué, et non sur moi qui me serai vu dans la nécessité de me défendre.

5. Vous ajoutez de plus que vous êtes prêt, si quelque chose m’a choqué dans vos écrits, à tenir fraternellement compte de mes observations, heureux, dites-vous, de ma bienveillance. Vous allez plus loin, vous me priez d’agir de même. Encore ici je vous dis ce que je pense : vous provoquez un vieillard, vous aiguillonnez un homme qui veut se taire, vous avez l’air de vouloir faire étalage de doctrine. On ne peut pas attribuer à mon âge un sentiment de malveillance envers quelqu’un à qui je dois de la faveur. Si les esprits pervers trouvent dans les Évangiles et les Prophètes des points sur lesquels ils s’efforcent de récriminer, vous étonnerez-vous si dans vos livres, dans ceux en particulier qui ont pour objet d’exposer les Écritures, où se rencontrent tant d’obscurités, il y a des choses qui paraissent s’écarter de la ligne droite ? Ce que je dis ne signifie pas que vos œuvres, dans ma pensée déjà, renferment des passages répréhensibles ; car je n’ai pas encore pu m’appliquer à les lire, et les exemplaires n’en sont pas nombreux chez nous, si j’en excepte vos Soliloques et certains Commentaires des Psaumes. À vouloir les discuter, je vous montrerais que ces livres sont en désaccord, je ne dis pas avec moi qui ne suis rien, mais avec les anciennes versions grecques.

Adieu, mon bien cher ami, mon fils par l’âge, mon père par la dignité. Laissez-moi vous prier en terminant de faire en sorte que je sois le premier désormais à lire ce que vous m’aurez écrit.