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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLVIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 350-351).

LETTRE CLVIII

Midi, mars 1776.

Je n’entends pas ce que cela veut dire. À propos de ce propriétaire, vous dites : Je n’ai jamais rien vu de si difficile. En quoi ? pourquoi ? Je n’entends pas ; mais puisque vous voulez bien prendre la peine de faire faire ce bail, je voudrais que ce ne fût pas le vendredi. Ce jour, ce nom me fait encore frissonner d’horreur. Si cela vous est égal, choisissez samedi ; ou bien je ne le signerai que samedi. Pardon de tout cet ennui. Non, je n’envoie plus chez vous, je ne vous presse plus de me donner du temps. Il me semble que c’est forcer nature que de chercher à vous rapprocher. Par la nature des choses, par les circonstances, par nos goûts, par nos âges, nous sommes trop séparés pour pouvoir nous rapprocher. Il faut donc se soumettre à ce qui a encore plus de force que la volonté et même le penchant, la nécessité. Vous êtes marié : votre premier devoir, votre premier soin et votre plus grand plaisir se trouvent là ; suivez-le donc, et songez que ce que vous enlevez à cela, ne saurait contenter une âme sensible. L’épuisement et l’affaiblissement de tout mon être me font fuir les convulsions de la passion. Je voudrais me reposer, je voudrais respirer, je voudrais essayer ce que peuvent les sentiments les plus vrais et l’amitié la plus tendre, pour la consolation d’une créature abîmée de douleur et de malheur depuis tant d’années ! Oh ! laissez-moi, et soyez tout entier à vos goûts, à vos devoirs, et à vos travaux ; en voilà bien assez pour remplir votre vie.

Non, ne venez pas ce soir : vous avez près de vous un délassement et un plaisir beaucoup plus efficaces que ceux que vous viendriez chercher avec moi ; d’ailleurs je suis restée chez moi hier au soir. Je ne peux pas, je ne veux pas passer deux jours sans voir madame de Saint-Chamans qui est malade. Demain, si vous voulez, je vous verrai : je dîne chez l’ambassadeur de Naples, et je ne sortirai pas le soir. Aujourd’hui, je vais chez madame Geoffrin. Bonjour. De tout ce que je connais, de tout ce que j’aime, de tout ce qui m’aime, vous êtes ce que je vois le moins. Je ne m’en plains pas ; je me dis, au contraire, que cela est impossible autrement ; et je détourne vite ma pensée de ce que je ne saurais changer.