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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXVIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 286-287).

LETTRE CXXVIII

Onze heures et demie du soir, 1775.

Je dis comme dans la Barbe-Bleue : ma sœur Anne ne vois-tu rien venir ? et M. d’Alembert ne vient pas. Je ne veux point de détail ; mais avant de me coucher, je veux entendre ces mots : Il n’y eut jamais un plus grand succès. Quand j’aurai entendu ces douces paroles, je prononcerai bien avec délices celle de S. Siméon, après avoir vu son Sauveur. Oui, il me serait doux, plus doux que jamais, de m’endormir cette nuit du sommeil éternel !… Mon Dieu ! que je suis fâchée, on m’avait offert de m’envoyer un courrier ; et un autre courrier où l’on me dirait en duplicata : Grand succès ou médiocre succès. J’ai refusé ce soir cette marque de bonté ; je n’ai pas voulu être autant obligée. Enfin, j’ai été bête et je suis punie ; mais j’ai craint que cette recherche de soins ne fît croire un trop profond intérêt ; cependant je n’y ai pas été, et à coup sûr, il y aurait eu plus d’intérêt à s’y exposer, qu’à s’en priver : je me juge bien et je suis contente de moi à cet égard. Mon Dieu ! que de bonheur ! et, comme dit l’ambassadeur de Naples, que de plaisir à la maison ! Mon ami, vous n’en aurez jamais autant que je vous en désire ; vous ne le sentirez jamais avec autant de transport que je le souhaite. — Ah ! pour le coup, voilà M. d’Alembert. Le succès a fait violer toutes les règles : on a beaucoup applaudi cette scène du troisième acte, ce qu’il y a de plus beau au théâtre. Adieu, mon ami. Vous me croirez folle ; mais le premier vœu de mon cœur n’est pas de vous voir : il est que vous voyiez tout ce qui vous fera jouir de votre bonheur, et surtout les gens qui l’ont partagé. Ne me voyez pas ces jours-ci ; jouissez et n’allez pas jeter les yeux sur un objet que vous n’auriez jamais dû voir. Je ne vous demande qu’une heure avant votre départ, je suis du costume des adieux.