Aller au contenu

Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/II. À Clemens

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 253-255).
II.
Pline à Clemens.

Regulus vient de perdre son fils ; c’est la seule disgrâce qu’il pouvait n’avoir pas méritée, parce que je doute qu’il la sente. C’était un enfant d’un esprit pénétrant, mais équivoque : peut-être eût-il suivi la bonne route, s’il eût évité avec soin les traces de son père. Regulus l’émancipa, pour lui faire recueillir la succession de sa mère[1]. Après l’avoir acheté par ce bienfait (au moins, c’est ainsi que le caractère de l’homme en faisait parler), il briguait les bonnes grâces de son fils par une affectation d’indulgence, aussi rare que honteuse dans un père. Cela vous paraît incroyable ; mais songez, qu’il s’agit de Regulus.

Cependant il pleure son fils avec excès. Cet enfant avait de petits chevaux de main, et plusieurs attelages, des chiens de toute taille, des rossignols, des perroquets et des merles : Regulus a tout fait égorger sur le bûcher ; et ce n’était pas douleur, c’était comédie. On court chez lui de tous les endroits de la ville : tout le monde le hait, tout le monde le déteste ; et chacun s’empresse de lui rendre visite, comme s’il était l’admiration et les délices du genre humain ; et, pour vous dire en un mot tout ce que je pense, chacun en s’empressant de faire la cour à Regulus, suit son exemple. Il s’est retiré dans ses jardins au delà du Tibre, où il a rempli d’immenses portiques une vaste étendue de terrain, et couvert le rivage de ses statues : car personne ne sait mieux associer la magnificence à l’avarice, la vanité à l’infamie. Il incommode toute la ville, qu’il force à l’aller trouver si loin, dans une saison si contraire ; et, dans la peine qu’il cause, il trouve une consolation. Il dit qu’il veut se marier : nouvelle absurdité à joindre à tant d’autres[2]. Préparez-vous à apprendre au premier jour les noces d’un homme en deuil, les noces d’un vieillard, quoique ce soit se marier à la fois et trop tôt et trop tard. Demandez-vous pourquoi j’ajoute foi à cette folie ? ce n’est point parce qu’il assure la chose très-affirmativement, car personne ne sait mieux mentir ; mais c’est parce qu’il est infaillible que Regulus fera toujours ce que l’on ne doit pas faire. Adieu.


  1. Regulus l’émancipa, etc. Elle avait institué héritier son fils, au cas qu’il fût émancipé par son père. D. S.
    (Tant que le fils était sous la puissance paternelle, tous les biens qu’il pouvait acquérir ne lui profitaient pas ; ils profitaient à son père. Sans doute la mère, connaissant les mœurs de son mari, ne voulait pas qu’il profitât de l’institution d’héritier qu’elle faisait en faveur de son fils. Sa prudence fut trompée : Regulus hérita du fils qu’il avait perdu : c’est pour cela que Pline dit, en commençant, que Regulus ne regardait pas cette perte comme un malheur : il ne songeait sans doute qu’aux avantages qu’il en recueillait.)
  2. Nouvelle absurdité, etc. Perverse n’a pas ici le sens que lui a donné De Sacy en traduisant, il le dit artificieusement.