Lettres de la Vendée/I/08

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Treuttel et Würtz (Ip. 46-50).

LETTRE VIII.

De Mauléon, 16 fructidor, an 3 républicain.


Que le ciel te comble de ses plus douces prospérités ; mon frère vit, et tu me l’apprends ! Bonne amie, tout le bien doit me venir de toi ; mais es-tu bien sûre de ces gens de Stofflet, à qui tu as parlé ? les malheureux inventent quelquefois des fables pour émouvoir l’intérêt ; cependant ces infortunés n’avoient plus rien à craindre, puisqu’ils étoient acquittés. Ah ! quand finira cette horrible guerre, où nous déchirons nos entrailles de nos propres mains ? Et pourquoi, bon Dieu ? crois-tu donc qu’il puisse exister tant de différence entre les membres de cette grande famille du genre humain ? ah ! les motifs de tant de calamités sont bien incertains, et le mal est bien réel. Tu sais, dès le temps où toutes ces questions n’étaient qu’oiseuses, combien nous avions de disputes avec mon frère ; sa ténacité d’opinion m’a souvent effrayée. Depuis, peut-être, aussi est-elle plus à sa place dans un jeune homme de son âge ; mon sexe et mon droit d’aînesse pouvoient me donner raison sans qu’il eût entièrement tort. Tu vois que je suis disposée à la politique ; elle n’est plus spéculative pour nous ; notre sort et celui des nôtres y tient aujourd’hui. Irois-tu te douter que je rentre d’une promenade avec Maurice où notre philosophie de quarante-trois ans réunis, a traité gravement ces grandes questions. Tu penses bien que j’ai gardé mon rôle, il eût été plat d’en changer ; je doute même que mon adversaire m’en eût su gré. — Je ne chercherai pas, me disoit-il, à examiner tout ce qu’on nous dit de liberté et d’égalité, je suis soldat, et je fais mon métier ; du reste, je n’estime aucun honnête homme moins que moi, et je m’estime autant que tout autre honnête homme. — Cette parole m’étonna. Vous en avez le droit, lui dis-je ; car si la noblesse est quelque chose, c’est le souvenir conservé des hommes estimables, et de leurs actions ; si la noblesse n’est rien, ce n’est pas la peine d’en parler tant de part ni d’autre ; — Il me dit ensuite, en me regardant : sans doute, on n’a jamais le droit d’en être fier, mais on pourroit être excusable de la regretter ; alors il faudroit tâcher d’y suppléer ; il y a eu de grands hommes, Mademoiselle, qui n’étoient pas nés nobles. — Son œil s’anima d’un feu extraordinaire ; il me parut lui-même d’un pied plus grand. Après un intervalle, — je ne sais, me dit-il, mais il me semble que vos amis se sont bien pressés de se fâcher ; ils pourroient dire qu’ils ont eu au moins de grands torts envers eux-mêmes ; avec de la patience et du temps, l’éducation, la fortune, l’habitude, leur donnoient bien des avantages ; ils eussent peut-être fini par regagner, d’un côté, plus qu’ils n’avoient perdu de l’autre. — Qu’en dis-tu, cousine, mon gendarme ne t’effraie-t-il pas ? et auroit-il raison ? Je remarque souvent qu’il a des instans où se développent en lui des pensées inattendues ; puis il revient à son caractère accoutumé, et paroît même ne pas s’en souvenir. Nous rentrâmes, en nous donnant le bras, tout aussi bonnes gens comme devant : en arrivant, il apprit qu’il étoit commandé de détachement pour le lendemain. Il sera peut-être absent deux jours, cela m’inquiète, parce que s’il arrivoit, pendant ce temps, une lettre de toi, elle seroit retardée. Si tu ajoutes quelque certitude à ce que tu as appris de mon frère, ta lettre et ta plume auront des aîles.