Lettres de la Vendée/I/08
LETTRE VIII.
Que le ciel te comble de ses plus
douces prospérités ; mon frère vit, et
tu me l’apprends ! Bonne amie, tout
le bien doit me venir de toi ; mais es-tu bien sûre de ces gens de Stofflet, à
qui tu as parlé ? les malheureux inventent
quelquefois des fables pour émouvoir
l’intérêt ; cependant ces infortunés
n’avoient plus rien à craindre,
puisqu’ils étoient acquittés. Ah ! quand
finira cette horrible guerre, où nous
déchirons nos
entrailles de nos propres
mains ? Et pourquoi, bon Dieu ?
crois-tu donc qu’il puisse exister tant de différence entre les membres de cette
grande famille du genre humain ? ah !
les motifs de tant de calamités sont
bien incertains, et le mal est bien
réel. Tu sais, dès le temps où toutes
ces questions n’étaient qu’oiseuses,
combien nous avions de disputes avec
mon frère ; sa ténacité d’opinion m’a
souvent effrayée. Depuis, peut-être,
aussi est-elle plus à sa place dans un
jeune homme de son âge ; mon sexe
et mon droit d’aînesse pouvoient me
donner raison sans qu’il eût entièrement
tort. Tu vois que je suis disposée
à la politique ; elle n’est plus spéculative
pour nous ; notre sort et celui
des nôtres y tient aujourd’hui. Irois-tu
te douter que je rentre d’une promenade avec Maurice
où notre philosophie de quarante-trois ans réunis,
a traité gravement ces grandes questions. Tu penses bien que j’ai gardé
mon rôle, il eût été plat d’en changer ;
je doute même que mon adversaire
m’en eût su gré.
— Je ne chercherai
pas, me disoit-il, à examiner tout
ce qu’on nous dit de liberté et d’égalité,
je suis soldat, et je fais mon
métier ; du reste, je n’estime aucun
honnête homme moins que moi, et
je m’estime autant que tout autre
honnête homme. — Cette parole m’étonna.
Vous en avez le droit,
lui dis-je ; car si la noblesse est quelque
chose, c’est le souvenir conservé des
hommes estimables, et de leurs actions ;
si la noblesse n’est rien, ce n’est
pas la peine d’en parler tant de part
ni d’autre ; — Il me dit ensuite,
en me regardant : sans doute, on n’a jamais
le droit d’en être fier, mais on
pourroit être excusable de la regretter ; alors il faudroit tâcher d’y suppléer ; il y a eu de grands hommes, Mademoiselle, qui n’étoient pas nés nobles. — Son œil s’anima d’un feu extraordinaire ; il me parut lui-même d’un pied plus grand. Après un intervalle, — je ne sais, me dit-il, mais il me semble que vos amis se sont bien pressés de se fâcher ; ils pourroient dire qu’ils ont eu au moins de grands torts envers eux-mêmes ; avec de la patience et du temps, l’éducation, la fortune, l’habitude, leur donnoient bien des avantages ; ils eussent peut-être fini par regagner, d’un côté, plus qu’ils n’avoient perdu de l’autre. — Qu’en dis-tu, cousine, mon gendarme ne t’effraie-t-il pas ? et auroit-il raison ?
Je remarque souvent qu’il a des instans
où se développent en lui des pensées
inattendues ; puis il revient à son caractère accoutumé, et paroît même ne pas s’en souvenir. Nous rentrâmes, en nous donnant le bras, tout aussi bonnes gens comme devant : en arrivant, il apprit qu’il étoit commandé de détachement pour le lendemain. Il sera peut-être absent deux jours, cela m’inquiète, parce que s’il arrivoit, pendant ce temps, une lettre de toi, elle seroit retardée. Si tu ajoutes quelque certitude à ce que tu as appris de mon frère, ta lettre et ta plume auront des aîles.