Lettres de la Vendée/I/11
LETTRE XI.
Cette fois, ma chère, je n’ai point
rêvé, et tout ce que tu vas entendre, n’est rien moins qu’un songe. Je craignois
que tu ne me crusses folle ; aujourd’hui,
il me seroit permis de le
devenir ; mon enfant, toi, qui, heureuse citadine, n’est pas, comme moi,
exposée à toutes les chances de la vie
des héroïnes de romans ; tu croiras
difficilement mon aventure ; la
connaissance du monde et des hommes
s’acquiert sans doute dans les voyages,
mais la leçon est quelquefois un
peu chère ; d’abord, pour te rassurer
d’avance, je suis vivante, je me porte
bien, et j’en ai le droit. Tu sais que
je t’ai parlé de notre hôtesse, et de
ses filles ; de leur empressement à
m’accueillir, à m’attirer chez elles ;
j’y allois peu, parce que je préférois
être seule ; mais je ne laissois pas
d’être reconnoissante de leur prévenante
bonté. Entr’autres amateurs de littérature qui s’y rendoient, on m’avoit
souvent fait remarquer un grand
gros homme, figure rouge, moustaches
imposantes, tout couvert de broderie,
de galons, de bagues,
de chaines de montres ; on lui décernoit la
plus haute considération ; on ne l’appeloit
que M. le Commandant ; plusieurs
fois, il m’avoit honoré d’une
attention particulière, et même d’une
galanterie dont il ne tenoit qu’à moi
d’être fière ; mais modeste, j’avois
reçu tous ces honneurs avec la respectueuse
réserve d’une compagne de simple gendarme ; on me vantoit sur-tout
ses richesses et sa générosité ;
ma petite vieille hôtesse ne tarissoit
pas sur son éloge ; enfin, hier, elle
me prit mystérieusement à part, et
après un préambule sur la misère du
temps, sur les dangers auxquels une jeune et belle personne pouvoit être
exposée dans la troupe, si elle n’étoit
pas protégée par quelque personnage en
grade ; elle me dit : — Que M. le Commandant faisoit le plus
grand cas de Maurice ; qu’il pourroit
lui être très-utile, soit pour son avancement,
soit pour mille petites douceurs à lui procurer dans le service ;
qu’elle étoit persuadée que si je voulois
en parler à M. le Commandant,
j’avancerois les affaires ; qu’il paroissoit avoir beaucoup de bienveillance
pour moi. Un peu étonnée, je lui
dis : — Que Maurice avoit peu d’ambition, et qu’à la paix, il comptoit
retourner à son
état de cultivateur. Tout en causant, elle me conduisoit
du côté de la porte de sa chambre, au
fond de la boutique ; elle me précédoit,
revint sur ses pas, comme ayant oublié quelque chose, et me
trouvant alors plus près, elle me dit : — Passez ; — me suivoit, ferma la
porte, et s’assit contre ; en même
temps, j’entendis, dans la boutique,
fermer les auvents qui donnent sur
la rue ; toutes ces circonstances, que
je me rappelle, ne me frappèrent point ; je m’assis moi-même, et pris mon
ouvrage ; alors, s’ouvre une petite
porte qui donne dans leur cuisine,
et de-là sur la cour, et je vois entrer,
en baissant la tête, M. le Commandant,
dans toute sa gloire ; je
me lève et veux sortir ; la vieille me
dit, d’une voix mielleuse : — Où
voulez-vous aller ; M. le Commandant
sera charmé de votre compagnie ; en
même temps, il vient à moi, et d’une
voix douce, qui me fit trembler : — Vous
me fuyez, belle citoyenne ? il ne faut pas se sauver ainsi de ses amis ; il avoit pris ma main, et passant un bras autour de moi, il s’assit à demi sur une commode,
et me tira à lui ; mon mouvement pour me dégager fut si brusque, que mon gant lui resta ; il dit, avec un gros rire : — J’en aurai au moins les gans.
J’allai à la porte de la cuisine, elle
étoit fermée en arrière ; alors, l’hôtesse vient à moi, et me dit, d’un air très en colère, et les deux poings sur les hanches : — Est-ce que vous avez peur chez moi ? pour qui me prenez-vous ? et que croyez-vous donc ma maison ? — Très-honnête, lui dis-je, Madame ; aussi veux-je aller dans ma chambre. Apparemment, mon air les étonna, ils se regardèrent ; l’hôtesse se passa deux fois la main sous le nez, et parla bas au Commandant ; je m’apperçus alors qu’un
rideau, qui couvroit la porte vitrée
de la boutique, étoit à moitié soulevé,
et je vis les têtes des deux filles, qui
rioient en regardant à travers les vitres ; je
ne pus douter que je ne fusse tombée dans un piége ; et cette pensée,
m’ôtant les forces, je me sentis défaillir, je m’appuyai sur une chaise, que je plaçai devant moi, en me retirant dans le coin de la chambre où je
me trouvois ; l’homme alors ôta son grand chapeau, le posa sur le lit, et
sans s’approcher ; — Répondez-moi,
dit-il, êtes-vous mariée ? — Je fus interdite ; le cœur
me battoit à croire qu’il alloit sauter au dehors de moi ; — Monsieur, lui dis-je, m’interrogez-vous ? allez à la Municipalité de Cholet, on pourra vous répondre. Ils
se regardèrent encore. — On le sait bien, dit l’hôtesse, aussi, n’est-ce que pour vous rassurer, que M. le Commandant vous fait cette question ; vous êtes un enfant ; elle vint me
prendre par la main ; comme je me laissois
aller, ne sachant plus que
penser et croire, je me sentis saisie en
arrière, et soulevée de terre, je criai ;
et cette femme, mettant sa main sur ma bouche, son doigt se trouva placé
entre mes dents, que je serrois de rage ;
elle jetta un cri si horrible, que
les deux filles entrèrent, et un chat,
qui dormoit sur la fenêtre, fut si effrayé, qu’il cassa un carreau, et sauta
dans la cour ; j’avois la voix libre, et je criois
au secours ; je t’ai dit que cette cour est celle des écuries où
sont logés les chevaux de la troupe ;
deux gendarmes qui rentroient, portant du fourrage sur leurs épaules, entendant mes cris et le bruit de cette vitre cassée,
s’approchèrent de l’ouverture, en disant : — Qu’est-ce qu’il y
a donc là ? — cette voix dispersa tout, et je me trouvai libre. — Sauvez-moi, m’écriai-je, et j’entendis celui qui regardoit par le trou, dire : — C’est la femme de Maurice. En même temps, ils jettent la fenêtre en dedans, et
sautent dans la chambre ; M. le Commandant remit son chapeau… — Que faites-vous ici, gendarmes ?… — Ma foi, mon Commandant, qu’y faisiez-vous, vous-même, lui dit un des deux ? c’est un vieux cavalier, le même à qui Maurice avoit un jour prêté son cheval ; ceci te rappelle la fable de la Colombe et la Fourmi ; j’étois vraiment la pauvre Colombe, qui venoit d’échapper à l’oiseau, et un vilain oiseau ; il s’en alla sans répondre, en traînant son grand sabre ; mon vieux
cavalier, d’une colère qui ne se possédoit
pas, vouloit mettre le feu à
la maison ; — Vieille sorcière, dit-il,
il faut que je t’apprenne… et déjà il se
mettoit en devoir de lui tordre le col.
Ses deux filles et elle tremblantes,
s’étoient retirées dans un coin ; — laissez, lui dis-je, ces misérables, et tirez-moi de cette abominable maison ;
ils m’aidèrent à sortir par la fenêtre ; — Venez chez ma femme, me
dit mon nouveau sauveur, jusqu’à ce
que Maurice soit de retour ; toi, dit-il, à l’autre, montes chez elle, et apportes-nous tout son butin. — Je n’avois rien de mieux à faire. Je t’écris
en m’éveillant dans mon nouveau gîte ; on attend ce soir le détachement de Maurice, nous verrons à nous pourvoir.