Lettres de la Vendée/I/11

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Treuttel et Würtz (Ip. 64-73).

LETTRE XI.

Mauléon, 28 fructidor, an 3 républicain.


Cette fois, ma chère, je n’ai point rêvé, et tout ce que tu vas entendre, n’est rien moins qu’un songe. Je craignois que tu ne me crusses folle ; aujourd’hui, il me seroit permis de le devenir ; mon enfant, toi, qui, heureuse citadine, n’est pas, comme moi, exposée à toutes les chances de la vie des héroïnes de romans ; tu croiras difficilement mon aventure ; la connaissance du monde et des hommes s’acquiert sans doute dans les voyages, mais la leçon est quelquefois un peu chère ; d’abord, pour te rassurer d’avance, je suis vivante, je me porte bien, et j’en ai le droit. Tu sais que je t’ai parlé de notre hôtesse, et de ses filles ; de leur empressement à m’accueillir, à m’attirer chez elles ; j’y allois peu, parce que je préférois être seule ; mais je ne laissois pas d’être reconnoissante de leur prévenante bonté. Entr’autres amateurs de littérature qui s’y rendoient, on m’avoit souvent fait remarquer un grand gros homme, figure rouge, moustaches imposantes, tout couvert de broderie, de galons, de bagues, de chaines de montres ; on lui décernoit la plus haute considération ; on ne l’appeloit que M. le Commandant ; plusieurs fois, il m’avoit honoré d’une attention particulière, et même d’une galanterie dont il ne tenoit qu’à moi d’être fière ; mais modeste, j’avois reçu tous ces honneurs avec la respectueuse réserve d’une compagne de simple gendarme ; on me vantoit sur-tout ses richesses et sa générosité ; ma petite vieille hôtesse ne tarissoit pas sur son éloge ; enfin, hier, elle me prit mystérieusement à part, et après un préambule sur la misère du temps, sur les dangers auxquels une jeune et belle personne pouvoit être exposée dans la troupe, si elle n’étoit pas protégée par quelque personnage en grade ; elle me dit : — Que M. le Commandant faisoit le plus grand cas de Maurice ; qu’il pourroit lui être très-utile, soit pour son avancement, soit pour mille petites douceurs à lui procurer dans le service ; qu’elle étoit persuadée que si je voulois en parler à M. le Commandant, j’avancerois les affaires ; qu’il paroissoit avoir beaucoup de bienveillance pour moi. Un peu étonnée, je lui dis : — Que Maurice avoit peu d’ambition, et qu’à la paix, il comptoit retourner à son état de cultivateur. Tout en causant, elle me conduisoit du côté de la porte de sa chambre, au fond de la boutique ; elle me précédoit, revint sur ses pas, comme ayant oublié quelque chose, et me trouvant alors plus près, elle me dit : — Passez ; — me suivoit, ferma la porte, et s’assit contre ; en même temps, j’entendis, dans la boutique, fermer les auvents qui donnent sur la rue ; toutes ces circonstances, que je me rappelle, ne me frappèrent point ; je m’assis moi-même, et pris mon ouvrage ; alors, s’ouvre une petite porte qui donne dans leur cuisine, et de-là sur la cour, et je vois entrer, en baissant la tête, M. le Commandant, dans toute sa gloire ; je me lève et veux sortir ; la vieille me dit, d’une voix mielleuse : — Où voulez-vous aller ; M. le Commandant sera charmé de votre compagnie ; en même temps, il vient à moi, et d’une voix douce, qui me fit trembler : — Vous me fuyez, belle citoyenne ? il ne faut pas se sauver ainsi de ses amis ; il avoit pris ma main, et passant un bras autour de moi, il s’assit à demi sur une commode, et me tira à lui ; mon mouvement pour me dégager fut si brusque, que mon gant lui resta ; il dit, avec un gros rire : — J’en aurai au moins les gans. J’allai à la porte de la cuisine, elle étoit fermée en arrière ; alors, l’hôtesse vient à moi, et me dit, d’un air très en colère, et les deux poings sur les hanches : — Est-ce que vous avez peur chez moi ? pour qui me prenez-vous ? et que croyez-vous donc ma maison ? — Très-honnête, lui dis-je, Madame ; aussi veux-je aller dans ma chambre. Apparemment, mon air les étonna, ils se regardèrent ; l’hôtesse se passa deux fois la main sous le nez, et parla bas au Commandant ; je m’apperçus alors qu’un rideau, qui couvroit la porte vitrée de la boutique, étoit à moitié soulevé, et je vis les têtes des deux filles, qui rioient en regardant à travers les vitres ; je ne pus douter que je ne fusse tombée dans un piége ; et cette pensée, m’ôtant les forces, je me sentis défaillir, je m’appuyai sur une chaise, que je plaçai devant moi, en me retirant dans le coin de la chambre où je me trouvois ; l’homme alors ôta son grand chapeau, le posa sur le lit, et sans s’approcher ; — Répondez-moi, dit-il, êtes-vous mariée ? — Je fus interdite ; le cœur me battoit à croire qu’il alloit sauter au dehors de moi ; — Monsieur, lui dis-je, m’interrogez-vous ? allez à la Municipalité de Cholet, on pourra vous répondre. Ils se regardèrent encore. — On le sait bien, dit l’hôtesse, aussi, n’est-ce que pour vous rassurer, que M. le Commandant vous fait cette question ; vous êtes un enfant ; elle vint me prendre par la main ; comme je me laissois aller, ne sachant plus que penser et croire, je me sentis saisie en arrière, et soulevée de terre, je criai ; et cette femme, mettant sa main sur ma bouche, son doigt se trouva placé entre mes dents, que je serrois de rage ; elle jetta un cri si horrible, que les deux filles entrèrent, et un chat, qui dormoit sur la fenêtre, fut si effrayé, qu’il cassa un carreau, et sauta dans la cour ; j’avois la voix libre, et je criois au secours ; je t’ai dit que cette cour est celle des écuries où sont logés les chevaux de la troupe ; deux gendarmes qui rentroient, portant du fourrage sur leurs épaules, entendant mes cris et le bruit de cette vitre cassée, s’approchèrent de l’ouverture, en disant : — Qu’est-ce qu’il y a donc là ? — cette voix dispersa tout, et je me trouvai libre. — Sauvez-moi, m’écriai-je, et j’entendis celui qui regardoit par le trou, dire : — C’est la femme de Maurice. En même temps, ils jettent la fenêtre en dedans, et sautent dans la chambre ; M. le Commandant remit son chapeau… — Que faites-vous ici, gendarmes ?… — Ma foi, mon Commandant, qu’y faisiez-vous, vous-même, lui dit un des deux ? c’est un vieux cavalier, le même à qui Maurice avoit un jour prêté son cheval ; ceci te rappelle la fable de la Colombe et la Fourmi ; j’étois vraiment la pauvre Colombe, qui venoit d’échapper à l’oiseau, et un vilain oiseau ; il s’en alla sans répondre, en traînant son grand sabre ; mon vieux cavalier, d’une colère qui ne se possédoit pas, vouloit mettre le feu à la maison ; — Vieille sorcière, dit-il, il faut que je t’apprenne… et déjà il se mettoit en devoir de lui tordre le col. Ses deux filles et elle tremblantes, s’étoient retirées dans un coin ; — laissez, lui dis-je, ces misérables, et tirez-moi de cette abominable maison ; ils m’aidèrent à sortir par la fenêtre ; — Venez chez ma femme, me dit mon nouveau sauveur, jusqu’à ce que Maurice soit de retour ; toi, dit-il, à l’autre, montes chez elle, et apportes-nous tout son butin. — Je n’avois rien de mieux à faire. Je t’écris en m’éveillant dans mon nouveau gîte ; on attend ce soir le détachement de Maurice, nous verrons à nous pourvoir.