Lettres de la Vendée/I/22
LETTRE XXII.
Je t’écris d’un monde nouveau ; tout
me semble changé autour de moi ;
après une nuit de marche, presque
continuelle, dans une mâsure ruinée,
au milieu des bois, une solive tombée
est mon pupitre ; le chaume arraché
du toît nous réchauffe et m’éclaire ;
les enveloppes de tes dernières lettres
et le crayon du souvenir,
que tu m’as donné, voilà ce qui me sert à t’écrire ;
le sommeil qui s’est emparé de tout
ce qui m’entoure, n’a pu venir jusques
à moi ; mes yeux ne connoissent plus
que les larmes ; et cependant, loin
d’être accablée de fatigues et de mes
peines, je me sens une force inconnue au-dedans de moi ; le besoin
de fixer mes pensées, m’éveille presque
autant que le besoin de te les faire
parvenir ; si tu crois mon esprit égaré,
si tu lis un jour ces lignes, et si l’histoire de ma vie,
depuis deux jours,
te paroît le récit romanesque d’une
imagination en délire ; est-ce ma faute ?
excuse ma destinée qui a rendu la vérité invraisemblable.
Tu m’as laissée enfermée dans le cabinet ; environ une heure après, j’entends ouvrir la porte de l’escalier ; un bruit d’armes, des voix d’hommes, et la femme avec eux, qui leur disoit : — Qu’est-ce que vous chercherez ici ? il n’y est pas ; quand vous mettrez tout sans dessus dessous ; tenez, voilà les armoires, regardez ; si votre commandant n’avoit pas été un vieux fou, ça ne seroit pas arrivé. Dieu est juste ; ils s’en allèrent. — Tu peux penser dans quel état j’étois ; la femme vint m’ouvrir ; — sortez, et n’ayez pas peur, ils ne reviendront pas ; — elle me fit asseoir, et s’assit à côté de moi ; — ah ça, dit-elle, le commandant est mort, et c’est Maurice qui l’a tué ; — je fus prête à me trouver mal ; … — oh ! quand vous vous pâmerez, ça ne le fera pas revenir ; ce qui est fait est fait ; faut vous tenir ici jusqu’à ce que mon homme revienne, il ne peut pas tarder ; nous verrons après ce qu’il y a à faire. — Tu es peut-être étonnée de cette présence d’esprit, qui te rend tout, mot pour mot ; eh bien, mon amie, je crois aux graces d’état ; j’ai tous les événemens devant les yeux ; je te peindrois les visages ; je ne me ressouviens pas ; je vois… Nous restâmes là jusques à cinq heures du soir ; elle me fit manger, me força de boire même de la liqueur ; — on ne sait ce qui arrivera, dit-elle, il faut du courage ; on ne vous abandonnera pas, soyez tranquille. — Soit accablement, soit peut-être ivresse, je dormois quand le mari rentra ; la nuit tomboit. — Allons, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre ; femme, vas seller mon cheval et celui de Maurice, tu les conduiras dehors par la petite porte du jardin ; — elle descendit sans rien dire ; — vous… Maurice est en sûreté ; je l’ai laissé dans le bois, à une lieue d’ici, je vais le joindre, nous ferons six lieues cette nuit, il sera hors du Département ; et j’aurai le temps de ramener les chevaux avant le jour ; si vous avez de l’argent, donnez, je lui porterai, vous n’en avez que faire avec nous. — Je restai quelque temps, immobile et muette ; mille pensées se confondoient dans ma tête ; mon destin, ou ce que tu voudras, l’emporta ; je ne vis que l’horreur de la situation d’un homme qui m’avoit sauvée ; ses services furent présens, ses torts oubliés ; je me levai du siége où j’étois ; — je vous suis, lui dis-je, menez-moi, je ne le laisserai pas seul. — Il me regardoit… — C’est décidé, lui dis-je, et mon parti est pris, ou le sauver, ou finir avec lui. — Sa femme rentroit ; … — elle veut venir, dit-il, — elle a raison, dit la femme, j’en ferois autant à sa place ; eh bien, s’ils ne sont pas mariés, ils le seront ; — et prenant mon bras : — viens, mon enfant, je vous aiderai peut-être ; tu la prendras en croupe, et je monterai l’autre cheval ; — en disant cela, elle plioit une serviette en quatre, y jetoit du linge et des hardes, qu’elle mit ensuite dans le porte-manteau de son mari. — Allons, dit-elle, les minutes sont des heures ; prends ta montre, tu nous la laisseras. — Il fallut déseller les chevaux, pour leur faire passer la porte du jardin ; le trajet se fit au galop à travers champs, et sans rencontrer personne. Maurice étoit couché au pied d’un arbre, dans le fort du bois ; il se leva sur son coude au bruit des chevaux, et dit : — vous prenez bien de la peine. — Il ne m’avoit pas apperçu d’abord : dès qu’il me vit, il se leva et resta debout sans me rien dire. J’étois embarrassée pour descendre de cheval ; la femme sauta en bas du sien, et me prit dans ses bras : — allons, dit-elle, la voilà ; à présent, où allons-nous ? — Maurice étoit toujours immobile ; moi, muette. Le vieux cavalier nous regardoit et tenoit les chevaux ; enfin Maurice, sans quitter la place où il étoit, me dit : — vous avez donc voulu que je vous voie encore une fois avant que je meure. — Ma Clémence, mon amie, que ta tendre indulgence justifie ce que tu vas lire ; il n’est plus temps de me blâmer : si tu me condamnes, qui m’excusera. Un sentiment irrésistible me commandoit ce que j’ai fait ; il n’étoit sans doute pas en mon pouvoir de ne pas le faire ; et si mon cœur suivit un penchant, conviens qu’il acquitta une dette ; juges-moi. — Je m’avançai vers lui ; et prenant sa main, j’y joignis la mienne, et je lui dis : ( ma voix étoit assurée et tranquille,) je lui dis : — vivre ou mourir avec vous, Maurice, je lie mon sort au vôtre ; si ceux dont je dépends y consentent, je suis à vous : s’ils me refusent, je ne serai jamais à personne. — Je pressai sa main dans les miennes, et j’ajoutai : — ce ciel pur qui nous voit, a reçu mon serment. — Il étoit comme un homme frappé de la foudre. Sa main même n’avoit pas répondu à la mienne. Tout-à-coup, il me pressa fortement contre sa poitrine, et je sentois les battemens rapides de son cœur ; sa respiration étoit courte et précipitée ; ses yeux, élevés, peignoient un sentiment céleste ; il s’écria d’une voix éteinte : — Dieu, mon Dieu. — En même-temps ses bras se serrèrent autour de moi, et ses genoux tremblans fléchissoient ; je craignis un moment, il me sembla prêt à tomber en foiblesse : ses bras se relâchèrent, et je m’en dégageai doucement. La femme levoit les mains en haut, et le vieux cavalier sourioit. Dès que Maurice fut sorti de ce que j’appellerois presque son extase, il me saisit le bras dans ses deux mains. — Dieu m’est témoin, dit-il, en nous regardant tous, que je n’ai jamais espéré le bonheur qui vient de m’être promis ; mais à présent, je sens que je ne pourrois le perdre qu’avec la vie. — Je le crois bien, dit la femme ; mais parlons, que faire ? — Le cavalier dit : — du chemin, d’abord, et puis nous verrons. — Sa femme proposa de gagner la maison d’un fermier qui leur avoit vendu du vin. — Il n’y a que quatre lieues, dit-elle à son mari, tu y as été, c’est une métairie éloignée des villages ; il a été content de nous, peut-être pourra-t-il nous aider, ou du moins nous cacher un jour ; tu nous y laisseras, et tu ramèneras les chevaux. Elle m’aida à monter derrière le cheval de Maurice, et se plaça sur celui de son mari. Nous marchâmes long-temps dans la forêt, par des chemins peu pratiqués ; nous rejoignîmes la route, nous la quittâmes ensuite ; et après avoir suivi un chemin de traverse environ une demi-lieue, nous vîmes une lumière ; le cavalier dit : — c’est là ; attendez–moi ici, je vais d’abord entrer seul. — Il revint quelques temps après, et nous dit : — venez, on nous recevra. — Onze heures sonnoient au village voisin ; nous trouvâmes un ménage de deux vieilles gens, qui nous reçurent avec cordialité. On attacha les chevaux dans la grange, on ferma les portes de la maison ; la fermière dressa une table, y laissa du pain, du vin, du lard et des fruits, et se recoucha. On mangea en silence, et chacun sentoit au dedans de soi, la nécessité d’ouvrir le conseil. La femme du cavalier parla la première : — ah ça, dit-elle, ce n’est pas tout ; et demain n’est pas loin ; on peut tout dire ici ; nous sommes chez de braves gens. Vous, (me fixant) il faut bien que nous vous demandions qui vous êtes, et d’où vous êtes ; ce jeune homme ne peut ni retourner chez lui, ni dans la troupe, son affaire a fait trop de bruit. — Je me nommai ; elle regarda Maurice, qui lui fit un signe d’assurance. — Mademoiselle de K*** ? Et d’où êtes-vous ? — De Rennes. — De Rennes ? Êtes-vous née à Rennes ? — Non, dans notre terre, à Bois-Gueraut. — Elle laissa tomber ses deux mains sur la table. — Et votre âge ? — Dix-neuf ans. — Et vos noms de baptême ? — Louise–Marie-Joséphine. — Ses yeux s’étoient remplis de larmes ; elle se lève brusquement, fait le tour de la table, vient à moi, abaisse le colet de mon habit, relève ma cravate, me met le cou à nud, jette un cri ; et me prenant dans ses bras : — mon enfant, je t’ai élevée ; voilà ta nourrice ; je la regardois, et tous les yeux étoient fixés sur elle. — Est-ce que vous ne vous ressouvenez plus de la Binete ? — Elle s’étoit assise à la place de Maurice, et me tenoit les mains. — Je vous ai pourtant revue, que vous aviez déjà six ans. — Le nom, et une idée confuse de ses traits, me revinrent : je me jetai à son cou, tout le passé se retraçoit à ma mémoire, et je pleurai long-temps la tête penchée sur son sein. Maurice avoit le visage appuyé sur la table, tenant une de mes mains sous ses yeux, et je la sentois mouillée. — Vous êtes toujours libre, me dit-il. — La main qu’il tenoit, lui répondit, et l’assura trop, peut-être, que je ne l’étois plus. Il ajouta : — mais, deux femmes passeroient plus aisément seules. Allez ensemble à Nantes, ou à Rennes. — Maurice, lui dis-je, croyez-vous que je sois venue ici pour moi ? — Ne pensons pas à cela, dit ma nourrice, vous ne pouvez être en sûreté à Nantes, ni à Rennes, ni dans votre pays ; est-ce que votre nom n’est pas sur les listes ; vous ne seriez pas vingt-quatre heures en liberté ! si cette paix de Charette se faisoit ? je vous menerois chez nous, je suis de Château-Gontier. — Le fermier dit : — Je suis revenu d’Angers hier, on disoit la capitulation de Charette, signée à Paris ; on a même arrêté à Saumur, des troupes qui étoient en marche ; — quand cela seroit, dit le cavalier, c’est bon, pour ici, mais du côté de Rennes, Stofflet y est toujours : — ce mot de Stofflet, me fit penser à mon frère. — Et où est-il ? dis-je, maintenant, Stofflet ?… On a parlé d’une affaire qu’il a eu depuis peu, près de Mayenne, dit le fermier. — Et combien comptez-vous d’ici à Mayenne ? — Guères moins de trente lieues. — Je réfléchis un moment. — Mes amis, leur dis-je, je vous dois toute ma confiance ; vous avez tant fait pour moi : j’ai été séparée de mon frère à Cholet, et je sais qu’il est avec Stofflet, maintenant. — Je m’arrêtai en voyant pâlir Maurice. Ma nourrice me demanda si j’étois sûre que mon frère y fut encore ? — Eh bien, dit-elle, il n’y a pas à balancer ; vous n’avez que ce parti l’un et l’autre. Quand je vous dirois de vous séparer ; vous n’en feriez rien. Je prévois bien d’autres embarras dans votre famille ; mais ceci est le plus pressé. — Tu n’as pas d’autre parti à prendre, dit le cavalier, après ton affaire du commandant ; dans trois jours, ton signalement sera à vingt lieues à la ronde, et dans huit jours à toutes les armées ; si tu es pris, tu es perdu. Nous regardions tous Maurice, qui ne répondoit rien. — Eh bien ! lui dis-je, à quoi vous décidez-vous ? — À vous suivre jusques-là, dit-il, ne m’en demandez pas plus. — C’est assez, dit la nourrice, elle a été assez long-temps votre prisonnière ; vous serez le sien. Mais, nous n’y sommes pas ; voyons, combien avons-nous d’ici à la Loire. — Il se trouva dix lieues jusque à Ingrande, seul endroit où nous pouvions espérer de la passer, à cause de la quantité de mariniers qui remontoient jusques-là, et dont nous pouvions espérer de gagner quelques uns.
Nous voulions d’abord nous déguiser et faire quitter à Maurice son habit de gendarme. — Je n’ai point de passeport, dit-il, je serai arrêté à la première rencontre ; mon habit, au moins, peut m’en servir, au besoin, je dirois que je vais d’ordonnance à Nantes, ou ailleurs, et que j’ai été obligé de laisser derrière mon cheval estropié. — Le plus sûr est d’éviter les rencontres, nous mentirons mal. — Le fermier s’offrit à nous conduire à moitié chemin d’Ingrande. Le pays lui étoit connu, et il fut décidé que nous irions par les bois et par les chemins de traverses. Le cavalier regarda sa montre. — Je n’ai que le temps, dit-il. — Il la laissa sur la table.
Je lui fis promettre de passer chez mes bonnes hôtesses. J’étois peinée de l’opinion que notre fuite leur laissoit de nous. Sa femme lui dit : — écris-moi à Château-Gontier. — Ils s’embrassèrent, et il partit.
Nous nous mîmes à compter notre argent : le reste de ton envoi, ce que ma nourrice trouva dans ses poches, nous parut suffire, et nous n’eûmes pas besoin d’un petit sac que notre hôte avoit tiré de son buffet. — Ah ça, nous dit-il, la nuit s’avance, il ne faut pas rester ici, la troupe est dans les alentours ; à tout instant il en vient, vous seriez vus ; nous ne pouvons pas non plus marcher demain, pendant le jour ; ça ne seroit pas sûr. Il y a ici près, à l’entrée du bois, une métairie qui a été brûlée l’an dernier, par les volontaires ; elle est abandonnée : il faut que vous y passiez la journée de demain, vous risqueriez trop de marcher de jour. Emportez des vivres ; à l’entrée de la nuit j’irai vous prendre avec un cheval, et nous partirons. — Avant de sortir, je voulus visiter la blessure de Maurice ; elle n’étoit pas r’ouverte , je la bandai de mon mieux avec une manche de ma chemise ; il s’en trouva deux dans le paquet. Nous sommes vers trois heures du matin avec l’hôte qui portoit les vivres, le bagage et une couverte ; et c’est de cette grotte que je t’écris , ma Clémence ; le fermier, j’imagine, pourra se charger de mettre au retour, ma lettre à la poste de Mauléon. Je t’écrirai encore en chemin, de quelque lieu où nous aurons trouvé à reposer nos têtes, si Dieu nous les conserve ; sinon, prie le pour le repos de mon ame, mon corps, au moins, alors, reposera en paix.