Lettres de la Vendée/I/23

La bibliothèque libre.


Treuttel et Würtz (Ip. 173-187).

LETTRE XXIII.

De Château-Gontier, 21 vendémiaire, an 4 républicain.


J’ai encore quelqu’espoir de te revoir, c’est-à-dire de vivre. Nous sommes ici depuis hier, dans la maison de ma nourrice ; la fatigue, ou plutôt l’épuisement de mes forces, l’a décidée à nous garder deux ou trois jours, et nous y sommes cachés. J’ai dormi ; j’ai un peu réparé mon être physique, et un peu reposé le moral ; je vais essayer de t’écrire, d’autant que je puis faire partir d’ici ma lettre. L’avenir est trop douteux, pour que je m’expose encore à l’incertitude de t’apprendre ma destinée. Oh ! ma Clémence, si jamais nous revoyons des jours plus heureux ; si jamais, comme dans ces temps de félicité que nous avons passés ensemble, je puis te raconter tout ce que ton amie a souffert, c’est alors seulement que le plaisir du moment me fera oublier les journées de peine ; alors, seulement, je verrai le passé comme un songe pénible, et ton premier embrassement peut seul être mon premier réveil. J’oublie que ton amitié veut des détails : tu m’as laissée dans notre chaumière incendiée ; à l’entrée de la nuit, notre bon fermier vint nous joindre avec un petit cheval de peu d’apparence, équipé d’un bât avec deux paniers. Notre bagage fut bientôt près ; je voulus long-temps faire monter le blessé ; mais la dispute perdant un temps précieux, je fus obligée, une heure après, de feindre que la selle me gênoit, pour descendre et le mettre à ma place, qu’il céda bientôt à la nourrice. Nous fimes ainsi six lieues dans les chemins de traverses, et dans les bois, laissant toujours la route plus ou moins éloignée à notre droite ; et nous arrivames près d’un hameau, où notre guide devoit nous quitter. En consultant la montre au tact, nous trouvâmes qu’il étoit une heure après minuit ; nous fimes halte près des maisons. On fit repaître notre monture ; ma nourrice nous dit : — il faudroit que cet homme voulut nous laisser son cheval ; en cas de rencontre, il nous seroit utile. — Elle lui proposa la montre en échange, ou pour gage. L’honnête homme la refusa ; et nous nous quittâmes en l’embrassant, les larmes aux yeux ; il nous donna les meilleurs renseignemens, pour les quatre lieues qui nous restoient à faire. Maurice dit : — le ciel est clair. En marchant toujours au nord, nous ne pouvons manquer d’arriver à la Loire. — Je me sentois fatiguée, sans en convenir, et je me soumis à l’autorité qui me fit remonter dans les paniers. Vers l’aube du jour, nous parvînmes au sommet d’une coline élevée ; et après avoir descendu un quart-d’heure par des détours, à travers un bois, les derniers arbres nous découvrirent un spectacle que je te décrirois en d’autres temps, mais auquel je fus cependant sensible, et dont l’image me reste. L’aurore se levoit, et la vue se portoit au loin sur les bords magnifiques de la Loire. Des bateaux remontoient avec leurs voiles blanches ; à nos pieds le terrein tomboit en pente douce, couvert de charrues qui commençoient leur travail dans la saison des semences. Les deux bords du fleuve sont des prairies, et se couvroient déjà des troupeaux qui arrivoient. Le lointain se prolongeoit en long amphithéâtre de terres cultivées, et de forêts, dont les rayons du soleil éclairoient la cime. — Sais-tu quelle fut ma première pensée ? ne la devines-tu pas, ma Clémence, c’est que cette eau qui passoit, alloit arroser les lieux où tu habites : je savois que nous n’étions qu’à dix lieues de Nantes, et que tu devois y être. Nous tînmes encore conseil, pour aviser aux moyens de traverser la Loire, lorsque nous la vîmes se couvrir, au loin, sur notre droite, d’une grande quantité de bateaux de différentes grandeurs ; en s’approchant, nous distinguâmes qu’ils portoient des troupes, et bientôt nous apperçûmes sur le chemin qui borde la rive opposée, une longue file de chevaux, de cavaliers, et de chariots d’équipages. Maurice nous dit que c’étoit une colonne qui, sans doute, venoit d’Angers, pour renforcer celles qui étoient aux environs de Nantes, où se rassembloit le corps d’armes, destiné à agir contre Stofflet ; tu juges qu’ici mon pouls s’éleva ; notre bonne, car c’est ainsi que je l’appelle, dit : — il ne faut pas songer à descendre à la Loire, jusqu’à ce que tout ceci soit passé. — Nous rentrâmes dans le bois, en choisissant un endroit écarté ; nous établîmes notre campement ; on ôta au cheval ses paniers, où notre hôte avoit eu soin de mettre quelques provisions. Maurice étendit sur l’herbe son manteau, c’est-à-dire, celui du cavalier, qu’il lui avoit laissé. Hélas ! ma Clémence, croirois-tu que nous fîmes un des plus tranquilles repas que j’aie fait de ma vie ? du moins depuis bien long-temps ; il nous sembloit que, séparé du reste du monde, nous n’appartenions plus qu’à nous-mêmes ; et cet isolement de tout, cette indépendance des hommes, anima un moment notre désert. L’infortune a ses intervalles, et ces intervalles tiennent un instant lieu de bonheur. Je m’endormis après notre festin plus que champêtre ; il étoit midi quand je m’éveillai ; je me trouvai la tête appuyée dans les genoux de la nourrice, le visage couvert de son tablier ; elle étoit assise sur le manteau et appuyée contre l’arbre ; elle avoit veillée pour nous, car Maurice dormoit encore ; sa joue étoit posée sur mes pieds ; il crut apparemment que je n’étois pas encore éveillée ; je le vis se détourner doucement en me regardant ; nous résolûmes de n’aller à la Loire que le soir, parce qu’on ne la passe point après le coucher du soleil. Nous vîmes encore du mouvement de troupes sur le chemin ; la bonne prit le devant, et nous laissa sur le bord du bois ; et il fut convenu que, si de la hauteur où nous étions, nous la voyons faire quelques pas vers nous, puis retourner à la rivière, c’étoit signe que nous pouvions descendre en sûreté ; elle avoit apperçu des pêcheurs qui travailloient près de leur bateau ; elle espéroit pouvoir convenir avec eux ; les choses s’arrangèrent, et nous gagnâmes l’autre bord sans événement.

Nous devions faire onze lieues jusques à Château-Gontier, et nous espérions peu y atteindre au jour ; nous fîmes deux lieues, et nous arrivâmes dans un gros village ; la nourrice nous laissa derrière à l’entrée, et fut avec le cheval renouveller un peu sa provision et la nôtre ; Maurice et moi le traversâmes à pied, et attendîmes à l’autre extrémité ; nous fîmes encore trois lieues en suivant la route, moi toujours sur la monture, car je commençois à souffrir aux pieds ; Maurice nous fit faire halte à une croisée de chemin ; il observa que cette position nous étoit favorable, pour nous détourner de celui où nous entendions quelque bruit ; nous entrâmes dans un terrein clos de hayes, et après une heure environ de séjour, nous reprîmes la route ; la lune se levoit ; nous entendîmes dans l’éloignement un bruit de chevaux ; Maurice écouta un moment, et jugea que c’étoit une troupe en marche ; la femme voulut retourner sur nos pas, Maurice s’y opposoit, en disant que nous ne pouvions éviter d’être joint ; elle n’insista pas, et dit : — laissez-moi faire, et vous autres seulement, répondez comme moi ; — elle me fit descendre, mit sur le cheval Maurice, et l’enveloppa de son manteau. — Vous êtes, nous dit-elle, ma fille et mon gendre, que je ramène de l’hôpital d’Ingrande, chez moi ; la troupe n’étoit plus qu’à vingt pas de nous ; on nous cria : qui vive ? Maurice répondit. La première troupe n’étoit que de quatre hommes, qui nous dirent : — passez, vous parlerez au commandant ; et ils s’arrêtèrent derrière nous. Je te tromperois, mon amie, si je niois que je n’eusses grand’peur. La pâle lumière de la lune m’étoit sans doute nécessaire, pour déguiser la pâleur de mon visage. La bonne nourrice se mit à la tête du cheval, et s’arrêtant devant le premier de la troupe : — Citoyen, dit-elle, on nous a dit de vous parler. — Elle répondit aux questions comme elle en étoit convenue. Le commandant, s’adressant à Maurice, lui dit : — où allez-vous ? — vous le voyez, dit-il un peu brusquement, où l’on me mène. Deux cavaliers mirent pied à terre, défirent son manteau, il leur montra son bras ; sa manche fendue et rattachée avec des cordons, répondit pour lui ; ils tatèrent son bras : — doucement, dit-il, camarades, vous appuyez un peu fort. — On lui demanda ses papiers ; il donna son portefeuille ; grâce à l’obscurité, on le lui rendit sans l’ouvrir ; ils fouillèrent dans les paniers et n’y trouvant que des bouteilles et du pain ; ils nous laissèrent aller après quelques questions que le chef fit à Maurice, sur l’état des choses dans le pays d’où il venoit. On dit, ma chère, que la peur donne des aîles, je te puis certifier, au moins, qu’elle donne des jambes ; car, toute fatiguée que j’étois, je fis deux lieues sans m’en appercevoir et sans vouloir remonter à cheval, où nous établîmes la nourrice. Un peu avant le jour, nous quittâmes la route, et le bois le plus voisin fut quelque temps notre asyle accoutumé ; il nous restoit près de deux lieues à faire ; et selon l’avis de notre guide, nous n’osions entrer à Château-Gontier, de jour ; — je craindrois, dit-elle, si vous étiez vus en entrant, je suis trop connue, et je n’aurois rien de bon à dire ; j’aurai assez à faire d’expliquer comment je quitte mon mari à vingt lieues d’ici ; pour aujourd’hui, voici ce que nous pouvons essayer : nous devons être assez près d’un couvent de moines, qui a été acheté par un riche marchand de chez nous, et dans lequel il a établi une manufacture de cuivre battu ; il n’y a là ni bourg ni village, et ses ouvriers sont à lui. Mon mari lui a rendu quelques services dans la révolution, et je le connois pour un brave homme ; quand nous serons près, j’irai sonder le terrein. — Nous repartîmes, l’homme n’étoit pas chez lui ; nous entendîmes alors un bruit de coignée dans le bois et peu loin de nous ; Maurice y alla et revint ; — j’ai trouvé notre gîte, dit-il, moins brillant à la vérité qu’une abbaye de moines, mais plus sûr peut-être ; nous le suivons et nous arrivons à une clairière ; au milieu étoient bâties deux huttes en bois, servant de demeures à deux ménages ; c’étoit un établissement de sabotiers, qui, selon l’usage du pays, achevoient leur campagne d’été dans leur manufacture.

Les bonnes gens furent un peu effrayées à notre arrivée, et les enfans se sauvèrent ; l’habit et le sabre de Maurice en imposoient ; on nous fit peu de questions, et l’on crut ce que nous voulûmes dire ; nous sçûmes bientôt que nous n’étions qu’à une lieue de Château-Gontier ; notre vin, partagé avec nos hôtes, aida la connoissance et la confiance ; et sans l’habit de Maurice, l’un d’eux nous eût, je crois, avoué qu’il avoit fait quelques mois de campagne ; la bonne et moi dormîmes trois ou quatre heures dans une des huttes, et Maurice resta de garde. Vers le soir, elle nous quitta pour aller chez elle ; il fut convenu qu’elle viendroit nous prendre à la nuit, pour nous y introduire ; et nous y sommes.