Lettres de la Vendée/II/26

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Treuttel et Würtz (IIp. 14-27).

LETTRE XXVI.

Du camp de Stofflet, dans la Forêt de Lamballe, 5 brumaire, 27 octobre 1795.


C’est après sept jours de marche, sans presque aucun repos de corps, ni d’esprit, que je t’écris, ma Clémence. Tout ce que j’avois éprouvé jusqu’ici, n’étoit qu’un voyage pénible ; je sors d’une traversée difficile et périlleuse ; et, comme nos gens de mer, je fais des vœux, à la vue d’un port encore éloigné. D’abord, et avant tout, j’ai retrouvé mon frère. Ton amitié ne me pardonneroit pas, de te faire attendre ce mot, qui te rassure ; maintenant le récit de nos peines, n’en sera qu’un abrégé ; un journal n’y suffiroit pas ; et le présent m’occupe trop ; l’avenir m’inquiète trop. Je n’ai plus assez d’ame pour souffrir dans le passé ; ma mémoire ne te dira que ce qu’il faut qu’elle te trace, pour m’amener où je suis, c’est-à-dire, au milieu d’un camp, formé de huttes, de branchages ; au centre d’une forêt de plusieurs lieues. C’est t’aprendre que nous avons atteint la troupe de Stofflet. Nous savions, en partant de Château-Gontier, qu’elle s’étoit éloignée de Mayenne ; mais ne pouvant en avoir de renseignemens sûrs, il fut décidé de nous en approcher, sans y entrer ; notre guide se chargeoit d’y aller seul ; et de nous rapporter ce qu’il auroit appris. Cet homme, à la foi duquel nous avons été obligé de nous remettre, est un ancien soldat, qui, après bien des avantures, comme déserteur, s’est joint, différentes fois, à ces bandes armées qui parcourent le pays, et qui, dans les intervalles de repos que lui ménage quelque gain, se tient couvert, à l’ombre de sa hutte et de son métier de sabotier. Il est franc, rude, et déterminé ; il s’appelle Lapointe ; et nous lui avons gardé son nom. Quatre écus, et la promesse de la montre, l’ont décidé ; sans son métier de demi-bandit, son naturel est assez bon ; son cœur dur, s’est même pris d’affection pour Maurice ; d’ailleurs, nous ne lui avions confié de nos secrets, que ce qu’il étoit nécessaire qu’il en sût ; il n’a même pas paru fort soucieux d’en apprendre davantage : il est resté avec nous, jusqu’à ce, dit-il, qu’il n’ait plus d’argent. Nous marchâmes deux jours, ou plutôt deux nuits, sous sa conduite, et nous n’hazardâmes qu’une fois, d’entrer dans une maison écartée. Nous n’apprîmes pas grand chose à Mayenne ; seulement, qu’après l’affaire qui s’étoit passée près de Dol, la troupe de Stofflet s’étoit séparée en plusieurs bandes ; la sienne, disoit-on, s’étoit retirée en Bretagne, vers les côtes de la mer ; on citoit Lambale et Dinan, comme les lieux d’où on avoit le plus récemment parlé de lui. Trente lieues nous séparoient encore de ces deux endroits, et nous ne pouvions hâter notre marche, nous n’avions plus de monture ; Maurice et Lapointe, se relayoient, pour porter notre mince équipage. Le second jour de notre marche, nous rencontrâmes une des troupes qui s’étoient séparées à Dol ; ils étoient environ deux cens ; nous fûmes bien examinés. Lapointe nous servit beaucoup ; il trouva là des gens de connoissance ; sous sa caution, on ne prit pas beaucoup garde à nous ; et nous pûmes séjourner un jour, dans le village où ils étoient établis. Il me parut que les gens du pays, accoutumés à recevoir des troupes des partis contraires, étoient assez indifférens, à l’un ou à l’autre, et ne songeoient qu’à se garantir de leur mieux. Ceux-ci, faisant une autre route, nous les quittâmes, et reprîmes la nôtre. J’ai appris, ma chère, ce que c’est que dormir sous la voûte du ciel ; chose que nous admirions dans le courage des princesses de roman, quand nous en lisions ensemble ; cette manière de se loger, est prompte et expéditive : le vieux Lapointe, est très au fait de cet ordre d’architecture ; avec sa hache à main, il a promptement abattu des branches de l’arbre, au pied duquel il les dresse, les suspend, les entrelace, avec art. La nourrice, et moi, nous y logeons, et nos sentinelles veillent ou dorment à notre porte ; nous marchâmes encore trois jours, et rencontrâmes quelques bandes plus ou moins nombreuses ; les unes nous laissèrent passer comme voyageurs ; les autres, graces à la protection de notre guide ; la plupart étoient des habitans lassés du métier qu’ils faisoient ; ils retournoient dans leurs foyers ; leur renseignement nous servit à diriger notre route ; enfin, hier, à trois lieues de Lambale, nous sûmes positivement que Stofflet, avec une partie de sa troupe, étoit campé dans la forêt ; nous y arrivâmes vers le soir, et nous fûmes arrêtés à l’entrée du bois, par quelques hommes à cheval. Après nous être expliqué, l’un d’eux vint avec nous, nous conduisit environ une demi-lieue, et nous remit à une troupe d’une vingtaine d’hommes armés, assis ou dormant autour d’un grand feu ; en voyant l’habit de Maurice, ils dirent : bon, c’est un déserteur de la gendarmerie ; Maurice répondit seulement non ; … J’ajoutai : nous voulons parler à Stofflet lui-même : conduisez-nous ; celui qui paroissoit commander, dit à deux des siens : — menez-les au général… — Nous les suivîmes pendant un quart d’heure environ, et nous arrivâmes à une espèce de barricade d’arbres abattus, qui fermoient une grande enceinte ; çà et là étoient éparses des baraques de feuillages ; à côté de quelques-unes, étoient des chevaux et des bestiaux attachés à des piquets ; des hommes étoient assis ou couchés autour de grands feux ; les uns mangeoient ou faisoient cuire des viandes ; d’autres dormoient, jouoient aux cartes et aux dés ; leurs armes étoient dressées près d’eux, appuyées sur de longues perches ; ils avoient de gros chiens qui aboyoient après nous ; en traversant chaque groupe, nous entendîmes ces questions : est-ce du gibier ? est-ce des camarades ? sont-ce des prisonniers ? un d’eux vînt à Maurice, et touchant son habit… Ah ! ah ! c’est l’uniforme de la Trappe ; Maurice le repoussa et le fit tomber à la renverse ; les autres se mirent à rire ; nous arrivâmes au centre de l’enceinte, où étoit une tente entourée de palissades, avec une barrière ; nos conducteurs seuls entrèrent ; on nous fit attendre assez long-temps avant de nous introduire. Dix ou douze hommes étoient assis en cercle autour d’une table de gazon creusée en terre ; Stofflet s’adressant à Maurice, qui étoit le premier, lui dit : — cavalier, que me voulez-vous ? — J’étois derrière lui, le visage à demi couvert de ma capote ; je me suis engagé, lui dit Maurice, à ramener cette jeune demoiselle à sa famille, vous devez la connoître ; il me nomma : j’entends un cri, ma sœur ? Un jeune homme s’étoit levé du cercle, s’étoit élancé vers moi, j’étois… dans les bras de mon frère ; oh ! ma Clémence, ce moment paya bien des peines, mais mon cœur ne put suffire à tout, je fus long-temps sans connoissance. L’assemblée s’étoit rompue, on nous entouroit ; dès que je pus parler, voilà mon libérateur, leur dis-je ; je lui dois toute la liberté, l’honneur et la vie. Tous ces hommes paroissoient émus ; ils félicitoient Maurice ; mon frère parla de récompenser ; Monsieur, Monsieur, lui dit Maurice, en lui prenant la main, je le suis… et libre j’espère,… ajouta-t-il, en se relevant et regardant autour de lui. Son action étonna ; Stofflet lui dit : — jeune homme, j’ai l’espérance que nous le serons tous bientôt. En effet, ma chère, ce conseil étoit pour répondre à une offre de trève et d’amnistie qu’on leur a faite. Puisse l’ange pacificateur descendre au milieu d’eux. Nous ne pouvions rester là ; mon frère demanda à s’absenter un moment pour nous conduire dans sa hutte. Nous y trouvâmes de la paille et un manteau ; Maurice et son compagnon nous y laissèrent seuls ; je retins la nourrice, et j’eus là, ma chère, un de ces quart d’heures qui font oublier des journées de douleurs. J’appris de mon frère, que nos chers et vénérables parens sont retirés, disons le mot, cachés en sûreté, et que si le calme renait, ils reparoîtront sans crainte. Pardonne à ma tendre circonspection, si je n’ose pas me confier davantage au papier ; mon frère n’a point été du nombre des prisonniers faits à Cholet ; lui et peu d’autres échappés au désastre, ont pu se réfugier ici, à travers mille dangers. Je suis peu entrée en explication sur ce qui regarde Maurice ; mon frère est bien jeune ; j’ai parlé seulement de mes obligations envers lui, et de sa conduite envers moi ; enfin nous avons parlé de toi ; et rappellé à son poste, il me quitte. Je t’écris pendant que la nourrice et les hommes sont allés, disent-ils, faire des connoissances dans le camp. Que deviendra tout ceci, ma chère ? soit que je regarde en arrière, ou que je porte ma vue en avant de moi, je ne vois qu’inquiétudes et craintes ; si la trève a lieu, Maurice ne pensera pas à nous quitter ; je vois bien que l’idée de prendre parti, et de porter les armes contre son pays, ne peut pas s’arranger dans sa tête. Je ne puis le blâmer ; je t’avouerai même qu’intérieurement, je l’approuve et l’en estime davantage. Est-ce estime qu’il faut dire : toi, ma chère, qui lis dans mon cœur, toi, pour qui jamais il n’eût rien de caché, dis-moi donc où sont mes devoirs ? Je ne te demande plus où sont ses vœux et son penchant ; ce malheureux jeune homme s’est perdu pour moi, il ne peut plus reparoître sans s’exposer au supplice dont il m’a sauvé ; je vois bien cependant que ce motif ne le retient pas seul ; il parle peu, et me répond à peine quand je lui parle de ma famille, de leur reconnoissance ; enfin, ma chère, quand je l’assure de moi, il me regarde avec des yeux, où je lis à-la-fois ses doutes et ses espérances. Je vous crois, me disoit-il hier, et c’est beaucoup pour moi, au moins vous l’aurez voulu. Dans notre dernier voyage, son agitation redoubloit à mesure que nous approchions du terme ; je le soupçonne même de l’avoir un peu éloigné. Je t’écrirai encore d’ici, mon amie ; j’ai tant de choses à te dire, et maintenant, si peu de moyens pour te faire arriver mes lettres, car, ma chère, nous ne sommes plus sous le même ciel ; la poste officieuse, ne vient plus ici m’apporter le consolant tribut de ton amitié ; nous n’avons plus aujourd’hui la même patrie ; et tout en t’écrivant, je ne sais encore quand et comment t’arrivera ce que j’écris aussi, je ne finis pas ma lettre, j’interromps seulement le plaisir de te parler, ce sera le charme de mon solitaire ennui ; et pour n’être jamais seule, je me ménage le plaisir de me trouver toujours avec toi. Cœurs de femme que nous sommes, ne croiroit-on pas que je t’écris d’un cabinet de ville ? Et je suis sous une cabane ; mes lambris sont des feuilles sèches, et mon parquet un gazon : foulé et flétri. J’entends du bruit et du mouvement dehors ; mon frère va revenir sans doute, ou plutôt je te quitte et je vais au-devant de lui.