Lettres de la Vendée/II/26
LETTRE XXVI.
C’est après sept jours de marche,
sans presque aucun repos de corps, ni
d’esprit, que je t’écris, ma Clémence.
Tout ce que j’avois éprouvé jusqu’ici,
n’étoit qu’un voyage pénible ; je sors
d’une traversée difficile et périlleuse ;
et, comme nos gens de mer, je fais
des vœux, à la vue d’un port encore
éloigné. D’abord, et avant tout, j’ai
retrouvé mon frère. Ton amitié ne me
pardonneroit pas, de te faire attendre
ce mot, qui te rassure ; maintenant le
récit de nos peines, n’en sera qu’un abrégé ; un journal n’y suffiroit pas ; et
le présent m’occupe trop ; l’avenir
m’inquiète trop. Je n’ai plus assez d’ame
pour souffrir dans le passé ; ma
mémoire ne te dira que ce qu’il faut
qu’elle te trace, pour m’amener où je
suis, c’est-à-dire, au milieu d’un
camp, formé de huttes, de branchages ;
au centre d’une forêt de plusieurs
lieues. C’est t’aprendre que nous
avons atteint la troupe de Stofflet.
Nous savions, en partant de Château-Gontier,
qu’elle s’étoit éloignée de
Mayenne ; mais ne pouvant en avoir
de renseignemens sûrs, il fut décidé de
nous en approcher, sans y entrer ;
notre guide se chargeoit d’y aller seul ;
et de nous rapporter ce qu’il auroit
appris. Cet homme, à la foi duquel
nous avons été obligé de nous remettre,
est un ancien soldat, qui, après bien des avantures, comme déserteur, s’est
joint, différentes fois, à ces bandes
armées qui parcourent le pays, et qui,
dans les intervalles de repos que lui
ménage quelque gain, se tient couvert,
à l’ombre de sa hutte et de son
métier de sabotier. Il est franc, rude,
et déterminé ; il s’appelle Lapointe ;
et nous lui avons gardé son nom.
Quatre écus, et la promesse de la
montre, l’ont décidé ; sans son métier
de demi-bandit, son naturel est assez
bon ; son cœur dur, s’est même pris
d’affection pour Maurice ; d’ailleurs,
nous ne lui avions confié de nos secrets,
que ce qu’il étoit nécessaire qu’il en
sût ; il n’a même pas paru fort soucieux
d’en apprendre davantage : il
est resté avec nous, jusqu’à ce, dit-il,
qu’il n’ait plus d’argent. Nous marchâmes
deux jours, ou plutôt deux nuits, sous sa conduite, et nous
n’hazardâmes qu’une fois, d’entrer dans
une maison écartée. Nous n’apprîmes
pas grand chose à Mayenne ; seulement,
qu’après l’affaire qui s’étoit
passée près de Dol, la troupe de
Stofflet s’étoit séparée en plusieurs
bandes ; la sienne, disoit-on, s’étoit
retirée en Bretagne, vers les côtes de
la mer ; on citoit Lambale et Dinan,
comme les lieux d’où on avoit le plus
récemment parlé de lui. Trente lieues
nous séparoient encore de ces deux
endroits, et nous ne pouvions hâter
notre marche, nous n’avions plus de
monture ; Maurice et Lapointe,
se relayoient, pour porter notre mince
équipage. Le second jour de notre
marche, nous rencontrâmes une des
troupes qui s’étoient séparées à Dol ; ils
étoient environ deux cens ; nous fûmes bien examinés. Lapointe nous servit
beaucoup ; il trouva là des gens de
connoissance ; sous sa caution, on ne
prit pas beaucoup garde à nous ; et nous
pûmes séjourner un jour, dans le
village où ils étoient établis. Il me
parut que les gens du pays, accoutumés
à recevoir des troupes des partis
contraires, étoient assez indifférens,
à l’un ou à l’autre, et ne songeoient
qu’à se garantir de leur mieux. Ceux-ci,
faisant une autre route, nous les
quittâmes, et reprîmes la nôtre. J’ai
appris, ma chère, ce que c’est que
dormir sous la voûte du ciel ; chose que
nous admirions dans le courage des
princesses de roman, quand nous en
lisions ensemble ; cette manière de se
loger, est prompte et expéditive : le
vieux Lapointe, est très au fait de cet
ordre d’architecture ; avec sa hache à main, il a promptement abattu des
branches de l’arbre, au pied duquel
il les dresse, les suspend, les entrelace,
avec art. La nourrice, et moi,
nous y logeons, et nos sentinelles
veillent ou dorment à notre porte ;
nous marchâmes encore trois jours,
et rencontrâmes quelques bandes plus
ou moins nombreuses ; les unes nous
laissèrent passer comme voyageurs ;
les autres, graces à la protection de
notre guide ; la plupart étoient des
habitans lassés du métier qu’ils faisoient ;
ils retournoient dans leurs foyers ;
leur renseignement nous servit à diriger
notre route ; enfin, hier, à trois
lieues de Lambale, nous sûmes positivement
que Stofflet, avec une partie
de sa troupe, étoit campé dans
la forêt ; nous y arrivâmes vers le
soir, et nous fûmes arrêtés à l’entrée du bois, par quelques hommes à cheval.
Après nous être expliqué, l’un
d’eux vint avec nous, nous conduisit
environ une demi-lieue, et nous remit
à une troupe d’une vingtaine
d’hommes armés, assis ou dormant
autour d’un grand feu ; en voyant
l’habit de Maurice, ils dirent : bon,
c’est un déserteur de la gendarmerie ;
Maurice répondit seulement non ; …
J’ajoutai : nous voulons parler à Stofflet
lui-même : conduisez-nous ; celui
qui paroissoit commander, dit
à deux des siens : — menez-les au
général… — Nous les suivîmes pendant
un quart d’heure environ, et
nous arrivâmes à une espèce de barricade
d’arbres abattus, qui fermoient
une grande enceinte ; çà et là étoient
éparses des baraques de feuillages ;
à côté de quelques-unes, étoient des chevaux et des bestiaux attachés à des
piquets ; des hommes étoient assis ou
couchés autour de grands feux ; les
uns mangeoient ou faisoient cuire des
viandes ; d’autres dormoient, jouoient
aux cartes et aux dés ; leurs armes
étoient dressées près d’eux, appuyées
sur de longues perches ; ils avoient de
gros chiens qui aboyoient après nous ;
en traversant chaque groupe, nous
entendîmes ces questions : est-ce du
gibier ? est-ce des camarades ? sont-ce
des prisonniers ? un d’eux vînt à
Maurice, et touchant son habit…
Ah ! ah ! c’est l’uniforme de la Trappe ;
Maurice le repoussa et le fit tomber
à la renverse ; les autres se mirent à
rire ; nous arrivâmes au centre de l’enceinte,
où étoit une tente entourée
de palissades, avec une barrière ; nos
conducteurs seuls entrèrent ; on nous fit attendre assez long-temps avant
de nous introduire. Dix ou douze
hommes étoient assis en cercle autour
d’une table de gazon creusée en terre ;
Stofflet s’adressant à Maurice, qui
étoit le premier, lui dit : — cavalier,
que me voulez-vous ? — J’étois derrière
lui, le visage à demi couvert de
ma capote ; je me suis engagé, lui
dit Maurice, à ramener cette jeune
demoiselle à sa famille, vous devez la
connoître ; il me nomma : j’entends
un cri, ma sœur ? Un jeune homme
s’étoit levé du cercle, s’étoit élancé
vers moi, j’étois… dans les bras de
mon frère ; oh ! ma Clémence, ce moment
paya bien des peines, mais mon
cœur ne put suffire à tout, je fus long-temps
sans connoissance. L’assemblée
s’étoit rompue, on nous entouroit ;
dès que je pus parler, voilà mon libérateur, leur dis-je ; je lui dois toute
la liberté, l’honneur et la vie. Tous
ces hommes paroissoient émus ; ils
félicitoient Maurice ; mon frère parla
de récompenser ; Monsieur, Monsieur,
lui dit Maurice, en lui prenant la
main, je le suis… et libre j’espère,…
ajouta-t-il, en se relevant et regardant
autour de lui. Son action étonna ;
Stofflet lui dit : — jeune homme,
j’ai l’espérance que nous le serons tous
bientôt. En effet, ma chère, ce conseil
étoit pour répondre à une offre
de trève et d’amnistie qu’on leur a
faite. Puisse l’ange pacificateur descendre
au milieu d’eux. Nous ne pouvions
rester là ; mon frère demanda à
s’absenter un moment pour nous conduire
dans sa hutte. Nous y trouvâmes
de la paille et un manteau ;
Maurice et son compagnon nous y laissèrent seuls ; je retins la nourrice,
et j’eus là, ma chère, un de ces quart
d’heures qui font oublier des journées
de douleurs. J’appris de mon
frère, que nos chers et vénérables
parens sont retirés, disons le mot,
cachés en sûreté, et que si le calme
renait, ils reparoîtront sans crainte.
Pardonne à ma tendre circonspection,
si je n’ose pas me confier davantage
au papier ; mon frère n’a point été
du nombre des prisonniers faits à
Cholet ; lui et peu d’autres échappés
au désastre, ont pu se réfugier ici,
à travers mille dangers. Je suis peu
entrée en explication sur ce qui regarde
Maurice ; mon frère est bien
jeune ; j’ai parlé seulement de mes
obligations envers lui, et de sa conduite
envers moi ; enfin nous avons
parlé de toi ; et rappellé à son poste, il me quitte. Je t’écris pendant que
la nourrice et les hommes sont allés,
disent-ils, faire des connoissances dans
le camp. Que deviendra tout ceci,
ma chère ? soit que je regarde en arrière,
ou que je porte ma vue en
avant de moi, je ne vois qu’inquiétudes
et craintes ; si la trève a lieu,
Maurice ne pensera pas à nous quitter ;
je vois bien que l’idée de prendre
parti, et de porter les armes contre
son pays, ne peut pas s’arranger dans
sa tête. Je ne puis le blâmer ; je t’avouerai
même qu’intérieurement, je
l’approuve et l’en estime davantage.
Est-ce estime qu’il faut dire : toi, ma
chère, qui lis dans mon cœur, toi,
pour qui jamais il n’eût rien de caché,
dis-moi donc où sont mes devoirs ?
Je ne te demande plus où sont
ses vœux et son penchant ; ce malheureux jeune homme s’est perdu pour
moi, il ne peut plus reparoître sans
s’exposer au supplice dont il m’a sauvé ;
je vois bien cependant que ce motif ne
le retient pas seul ; il parle peu, et
me répond à peine quand je lui parle
de ma famille, de leur reconnoissance ;
enfin, ma chère, quand je
l’assure de moi, il me regarde avec
des yeux, où je lis à-la-fois ses doutes
et ses espérances. Je vous crois,
me disoit-il hier, et c’est beaucoup
pour moi, au moins vous l’aurez voulu.
Dans notre dernier voyage, son agitation
redoubloit à mesure que nous approchions
du terme ; je le soupçonne
même de l’avoir un peu éloigné. Je
t’écrirai encore d’ici, mon amie ; j’ai
tant de choses à te dire, et maintenant,
si peu de moyens pour te faire
arriver mes lettres, car, ma chère,
nous ne sommes plus sous le même ciel ; la poste officieuse, ne vient plus
ici m’apporter le consolant tribut de
ton amitié ; nous n’avons plus aujourd’hui
la même patrie ; et tout en t’écrivant,
je ne sais encore quand et
comment t’arrivera ce que j’écris aussi,
je ne finis pas ma lettre, j’interromps
seulement le plaisir de te parler, ce
sera le charme de mon solitaire ennui ;
et pour n’être jamais seule, je
me ménage le plaisir de me trouver
toujours avec toi. Cœurs de femme
que nous sommes, ne croiroit-on
pas que je t’écris d’un cabinet de
ville ? Et je suis sous une cabane ;
mes lambris sont des feuilles sèches, et mon parquet un gazon : foulé et
flétri. J’entends du bruit et du mouvement
dehors ; mon frère va revenir
sans doute, ou plutôt je te quitte et
je vais au-devant de lui.