Lettres de la Vendée/II/33

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Treuttel et Würtz (IIp. 70-75).

LETTRE XXXIII.

De la Forêt de Lamballe, 25 brumaire, 16 novembre 1795.


Notre sort, ma chère, paroît enfin décidé. Je ne sais si la longue attente diminue le prix de ce qui est désiré et obtenu, ou si l’étonnement est un tribut que le premier moment de bonheur exige. Je dois convenir avec toi, que toutes les heureuses nouvelles apportées à l’instant, ne font pas, sur moi, l’impression que j’en attendois. Mon frère est de retour ; notre paix, ou du moins, tout ce qui la précède et l’assure, est signé. Demain nous partons pour notre demeure paternelle, et mon cœur ne bondit pas de joie ; si je l’interroge vainement sur la cause de son immobile tranquillité, il ne me répond pas ; il s’obstine à se taire. Je suis, je crois, incertaine, d’être bien éveillée ; je crains un songe, et que mon réveil ne m’apprenne que j’ai rêvée. Aurois-je donc des intérêts secrets, plus chers que… Non,… non… J’aime, avant tout, ce que je dois aimer ; un sentiment nouveau ne fait qu’ajouter à tous ceux que la nature m’a donné. Les craintes, les inquiétudes m’obsèdent ; il est vrai, elles viennent sans cesse se placer entre le bonheur et moi. Importunes, éloignez-vous. N’appartiens-je donc, qu’à une seule affection ? mon cœur est-il si rétréci, qu’il ne puisse contenir qu’un seul sentiment ? ou, ce seul sentiment tient-il tant de place ? Sans doute, je le sens, le moment approche, qui doit décider du sort de ma vie. Mais, mes penchans ne sont-ils donc pas légitimes ? ne sont-ils pas d’accord avec mes devoirs ? n’ai-je pas de bons et indulgens parens ? ne suis-je pas leur fille bien aimée ? celle qu’ils ont pu croire ne revoir jamais ? celle qui leur est rendue, et par qui ?…… Ne t’ai-je pas, toi, mon amie, dont la main me guidera, m’aidera, me soutiendra ? Suis-je donc devenue foible et pusillanime ? N’ai-je pas supporté plus d’épreuves et de peines d’esprit, que jamais fille de mon âge ? Fuyez, fuyez, vaines terreurs, phantômes de mon imagination exaltée ; laissez-moi voir l’avenir tel qu’il est ; ne mettez plus entre lui et moi, votre voile rembruni. Le croirois-tu, ma chère, je te l’avoue à toi ; car je n’ose en convenir avec moi-même ; il est incertain si nos parens m’auront devancé, et si je les trouverai déjà rendus à leurs foyers. Eh bien ! je le sens malgré moi ; je désire y être avant eux ; il me semble que je soutiendrai mieux leur présence, si je les reçois… Mais pourquoi cette crainte ? suis-je donc coupable ? ai-je à rougir ? ai-je une pensée que je veuille leur cacher ? Pardon, ma chère, mais je ne puis m’expliquer à moi-même ; lis dans mon cœur, si tu le peux, et fais y moi lire ; j’en croirai bien plus tes yeux que les miens ; et j’aime mieux voir ce que tu me montreras, que ce que je découvrirai moi-même. Tâches de venir, sur-tout ; viens, viens, je ne t’en prie pas, je ne te conjure pas ; je demande, je commande, au nom de la douce et sainte amitié, qui fait que nous appartenons l’une à l’autre. Si je suis foible, qu’importe, tu seras forte ; si ma raison s’égare, j’aurai la tienne ; je vis en toi, hé bien, j’agirai en toi ; je penserai, je sentirai en toi. Viens donc, puisque tu réponds de moi, sinon, je m’en prends à toi, de tout ce qui n’aura pas un succès heureux ; je ne m’accuserai point ; je me plaindrai de toi, et je t’accuserai. Nous serons trois ou quatre jours en route, et je ne t’écrirai point ; ma première datte doit être de la maison paternelle, après que j’en aurai baisé le seuil de la porte ; Adieu, à te revoir, à t’attendre, à t’espérer ; mon amie, ma Clémence, cousine, ma chère ; tous les noms de l’amitié viennent se ranger sous ma plume, pour t’aimer et pour t’invoquer.

Mon frère ne part point avec nous ; c’est un acte de prudence, jusqu’à ce que tout soit terminé ; tu me comprends.