Lettres de la Vendée/II/35

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Treuttel et Würtz (IIp. 80-93).

LETTRE XXXV.

Du 3, avant le jour.


Je ne puis fermer les yeux ; il faut que je te consacre mon insomnie. Depuis deux jours que je me retrouve ici, ce bonheur, si long-temps désespéré, a mis mon sang dans une agitation que je ne puis vaincre, et je n’ai encore goûté de sommeil dans mon ancienne demeure, que celui que donne la fatigue et le besoin de repos physique ; car ma pauvre tête, même pendant ces instans, repasse encore en rêve tous les maux que j’ai soufferts. Il est donc vrai, chère et bonne cousine, que je vais te revoir ; je suis encore étrangère dans cette chambre ; notre douce intimité n’y est point avec moi ; j’y suis seule, tous les petits effets qui t’appartiennent sont encore dans le désordre où nous les laissâmes en partant ; ta broderie abandonnée, près de ma fenêtre, est toute fanée ; le soleil a mangé les couleurs ; mais il n’importe, tu seras forcée de finir ton ouvrage, et tu m’en verras parée. Ce matin, en entrant ici, je sentis la plus douce émotion : c’étoit l’heure où jadis nous venions y prendre nos occupations. La beauté du jour qui faisoit contraste avec les grands peupliers dépouillés de feuilles, me rappeloit les matinées délicieuses que nous y passâmes ensemble, l’automne dernier ; et pour rendre le charme de l’illusion plus complet, j’arrangeai, avec la plus scrupuleuse attention, les meubles tels qu’ils étoient alors : ton fauteuil habitué, ton grand chapeau de paille, jetté sur le lit, le grand schal attaché à la fenêtre, le côté de jalousie que tu voulois qui fut fermé, pour éviter la réverbération du canal, je n’oubliois rien : je me plaçois ensuite à côté du secrétaire, avec mes livres d’études : j’ouvris justement, celles de la nature ; toutes les réflexions touchantes que tu faisois, en les lisant, me revinrent, mes souvenirs me donnèrent une de tes douces leçons, et pour un moment, je fus seule avec toi et l’auteur de cet aimable ouvrage. Je ne sortis de cette rêverie, que pour me livrer à l’espoir de la réaliser bientôt ; chère Clémence, le bonheur a aussi besoin de calme : à mesure que je me retrouve avec moi, je le savoure avec plus de charmes. Dans les premiers instans, j’étois dans un état d’oppression qui approchoit du malaise ; le moindre mouvement me donnoit une irritation pénible, comme pour le retenir ; depuis si long-temps il m’étoit étranger, et je crois qu’il ne me deviendra familier que lorsque je serai avec toi ; jusqu’à ce moment, ma chère, mon pauvre cœur sera toujours inquiet ; il me faut toi, ta tendre amitié, qui ne peut être remplacée par rien ; et j’ai autant besoin de ta présence pour te faire juger si je suis heureuse, comme j’ai eu besoin de ton cœur pour y verser mes peines ; ce n’est qu’en toi que je puis être, après m’avoir habituée à te chercher dans tout ce que j’éprouve ; aurois-tu bien le courage, cruelle, de m’abandonner aujourd’hui ? et ne veux-tu plus rien faire pour moi que je ne l’ignore ? voudrois-tu te dérober à la reconnoissance, et me faire douter de quelle main vient le bienfait ? Cousine, cette délicatesse qui a de la grace dans la société, deviendroit un outrage entre nous, et je t’en veux presque de m’avoir fait un mystère de tes soins et de ta prudence pour instruire ma mère ; méchante, que de tourmens et de peines tu m’aurois évité, en me disant un mot ; mais si je te gronde du secret que tu m’as fait, il faut te donner le plaisir d’en savoir la suite ; je devrois bien aussi me taire sur le succès, et te laisser à toi-même le besoin de me l’apprendre ; mais je n’ai pas ta force, et je ne puis mettre plus loin le récit de notre réception à la maison paternelle.

D’après ce que je te marquois au moment de notre départ, tu t’imagines que je n’étois guères plus tranquille le long de la route : elle fut pénible, j’étois dans une agitation cruelle, je crois que j’avois la fièvre ; j’aurois donné tout au monde pour être arrivée, et cependant le temps où nous dînâmes, me parut court ; nous y laissâmes notre bagage avec Lapointe, pour aller à pied ; j’aurois voulu me reposer plus long-temps ; je me sentois même si foible, que je craignis de ne pouvoir faire la route ; j’arrangeois les heures pour juger à-peu-près celle où nous arriverions ; et cent fois avant j’avois vu mon père, ma mère, me recevoir, me revoir dans autant de situations différentes ; la nourrice nous pressoit, et nous marchions si occupés, que nous ne disions pas un mot ; Maurice même oublioit de m’aider de son bras ; il me laissoit derrière avec la nourrice, marchoit vîte devant nous, puis s’arrêtoit, et nous laissoit passer fort loin ; enfin, ma chère, ces lieux tant desirés, parurent à nos yeux : je les vis, j’apperçus la cime des grands sapins qui descendent à la grande avenue ; ô ! c’est alors que ta pauvre Louise n’étoit plus à elle ; en un instant, toutes mes craintes, toutes mes agitations cessèrent, je ne sentis plus rien ; les bras de mon père, ceux de ma mère me sembloient ouverts, je m’y confondois avec eux une seconde fois, j’y puisois la vie ; mes maux, mes inquiétudes, tout fut oublié ; et quand j’aurois dû mourir après, je ne me serois pas plainte… Mes pas se précipitoient, je fus bientôt à portée du petit verger du bonhomme Kercy ; sa fille, qui m’apperçut, se mit à courir de l’autre côté, en criant : Monsieur, Monsieur, la voilà ! c’est elle ; ah ! mon Dieu, je l’ai reconnue tout de suite. À l’instant, ma chère, je vis mon tendre père, je courus à lui, en traversant la haie ; là, il me prit dans ses bras ; là, je reçus les premiers embrassemens paternels ; tout mon être n’y pouvoit suffire ; je me sentois à peine ; mon cœur seul pouvoit encore me donner une nouvelle existence sur le sein de ma mère ; j’en prononçois le nom sur le visage de mon père, en même temps que mes embrassemens étouffoient sa voix et l’empêchoient de me répondre ; il me porta sur un banc, s’assit près de moi ; je penchai ma tête sur ses genoux ; il pleuroit, en s’écriant : mon enfant, ma Louise, c’est toi, je te revois, je ne mourrai pas sans vous avoir encore tenu dans mes bras ; le ciel a eu pitié de moi ; à ce mot, je tombai à genoux sur la terre, je me renversai, en levant les yeux, et je fis alors la prière la plus fervente qu’il ait jamais entendue ; en revenant à moi, je me vis entourée du fermier et de ses enfans ; mon père étoit encore assis, les mains jointes ; il se pencha vers moi, me releva en me baisant la tête ; puis, appercevant Maurice, il lui dit : — brave jeune homme, venez, vous êtes de la famille, vous y avez placé des souvenirs qui n’y finiront jamais ; et vous, bonne nourrice, venez, venez, c’est à ma femme à vous parler pour nous tous ; — en même temps, il nous entraîna avec lui, nous traversâmes la ferme avec tous les enfans devant nous, courant et criant de toutes leurs forces ; à leur bruit, ma mère sortit, et nous la trouvâmes prête à descendre la terrasse ; en nous appercevant, elle cria : ma fille ; ses bras étoient élevés ; je m’y précipitai ; nous pleurâmes long-temps, nos larmes seules s’exprimoient ; on fut obligé de lui apporter un siège ; dès qu’elle pût parler : — ah ! Monsieur, dit-elle, en se tournant vers Maurice, par ce que j’éprouve, vous pouvez juger ce que vous m’avez rendu, et ce que j’aurois perdu sans vous. — Je le regardois, il paroissoit aussi heureux que moi ; il prit la main de ma mère et la porta contre ses lèvres ; ma bonne nourrice n’osoit approcher ; mon père la montra à maman, qui lui sauta au cou : elle l’embrassa de tout son cœur ; puis, prenant son bras et le mien, elle nous mena dans le vestibule, où nous fûmes arrêtés par tous les gens de la maison ; ma pauvre bonne Nancy faisoit tous ses efforts pour venir à moi ; je les embrassai tous ; mon cœur étoit plein et se dilatoit dans les marques d’affection de ces bonnes gens ; ils entrèrent avec nous dans le salon ; ah ! ma chère, ce moment fut le plus doux de ma vie ; jamais je n’avois été à portée de juger combien un sentiment de bienveillance, même dans nos inférieurs, peut donner de bonheur ; le mien s’en accrut ; tout ce qui m’entouroit en faisoit partie ; les tendres preuves qu’ils me donnoient, m’assuroient le plus doux avenir ; mon ame s’échappoit pour leur dire : c’est avec vous que je vais passer ma vie, que je vais rester toujours ; je suis votre bien à tous, et je ne vous quitterai plus jamais ; ils s’emparèrent de ma nourrice, chacun lui offroit sa chambre pour se reposer ; enfin, Nancy l’emporta, et l’emmena avec elle, bien résolue de venir chez moi passer la nuit ; ma tendre mère me mit à sa place, puis, me prenant les mains, m’ordonna de me tenir tranquille ; ses soins alors, et sa tendre sollicitude me rendirent son enfant une seconde fois ; je n’osois m’y soustraire, quoique je me sentisse parfaitement bien, et nullement fatiguée ; je saisissois tour-à-tour ses mains, sa robe, que je baisois avec ardeur ; tandis que sa bonté partageoit, avec ma bonne, les soins qu’elle me croyoit nécessaires. Mon père causoit familièrement avec Maurice ; je le vis qui l’emmenoit avec lui, comme pour en prendre possession ; maman, elle-même, donnoit des ordres aux domestiques pour arranger la chambre de Maurice. Juges, cousine, après toutes mes craintes, ce que devoit éprouver mon pauvre cœur ; je me retenois, pour ne pas me jetter à leurs pieds, et les remercier de me rendre si heureuse ; j’aurois voulu prolonger une soirée si délicieuse, mais maman s’y opposa, et m’emmena dans ma chambre. En passant dans la sienne, chaque meuble eut mon hommage ; je voyois, je respirois, par tous mes sens, tous les momens heureux que j’y avois passés. Combien ma demeure me parut riante ! j’y rentrai, comme j’imagine qu’Adam et Eve seroient rentrés dans le paradis terrestre. Mon frère arriva le lendemain matin ; ma bonne mère entra chez moi avec lui, fit apporter le déjeûner, et me força de me reposer ; je crois cependant que de longtemps je ne serai assez tranquille. Il faut que je respire encore la joie et l’inquiétude, ton sein seul, ma chère Clémence, peut me rendre à moi-même ; mon cœur t’appelle ; mon impatience t’accuse ; pardonnes les torts de l’une, qui ne viennent que des besoins de l’autre.