Lettres de la Vendée/II/37
LETTRE XXXVII.
Tout ce qui se passe autour de moi,
est si loin de ce que j’avois pensée,
que je crains que ce ne soit un songe
dont le réveil seroit bien pénible ;
car enfin, ma chère, malgré tes soins
et tes instructions, je ne sais que
croire ; Maurice, lui-même, reste
dans un étonnement que j’affecte ne
pas partager ; jusqu’au moment où
nous sommes arrivés ici, j’ai dû, j’ai
cru même lui cacher mes inquiétudes ;
et ce n’est pas quand elles semblent
s’anéantir, que j’irai l’en instruire. Ne
crois pas, cependant, que me livrant trop à mes espérances, mon pauvre
cœur goûte d’avance un bonheur qui
peut-être est encore bien loin, et me
coûtera bien des larmes ; mais je t’avoue,
que soit foiblesse, soit que l’image
m’en soit si chère, je ne puis
me défendre de la carresser dans le
fond de mon ame, et d’y penser sans
cesse ; sans le vouloir, j’y rapporte
tout, et je ne vois pas une action dans
l’avenir, qui ne soit partagée par celui
que j’aime. Ô ma chère, si tu étois
près de moi, tu rirois de ta pauvre
cousine, qui se débat continuellement
pour sortir de ce qu’elle appelle une
erreur, et si replonger l’instant d’après,
avec plus de charme et d’abandon ;
ah ! s’il est vraiment quelque
chose qui puisse tenir lieu d’un bonheur
parfait, c’est l’état où je suis ; et
s’il étoit en mon pouvoir de le prolonger, je ne balancerois pas à sacrifier
tout le reste, et mourir avant l’instant
cruel qui, peut-être, détruira et mon
bonheur passif, et toutes mes espérances.
Chère Clémence ne te mocques
point de mes douces illusions,
tout ici les fait naître, et ce ne seroit
que ta froide prudence qui pourroit
seule arracher le voile ; il couvre même
les yeux de Maurice. Je le vois, je le
sens ; il partage tout ce que j’éprouve ;
tantôt sérieux, ou tout ame, il semble
oublier et ses craintes, et ses incertitudes ;
et ce qu’il y a de fort singulier,
c’est que l’un et l’autre, nous ne revenons
à notre situation, que lorsque
nous sommes seuls, ou en tiers, avec
ma mère, quoique sa bonté, sa délicatesse,
remplies de graces, soient les
mêmes ; mais quand nous sommes en
famille réunie, le charme augmente ; mon père sur-tout, dans sa reconnoissance,
laisse échapper des expressions,
des mouvemens qui mettent
le jeune homme hors de lui ; sa
raison l’abandonne, alors il se livre à
tout l’épanchement et la douce intimité
qui existeroient, si nos vœux
étoient remplis ; j’aime ces instans ;
j’ai observé qu’il y gagnoit beaucoup,
et qu’il serait bien plus aimable encore,
s’il avoit le droit de s’y livrer.
Ne crois pas, cousine, que c’est l’aveugle
qui voit tout cela ; ma mère,
qui sûrement ne le devine pas,
pense comme moi, et paroit elle-même
l’écouter avec plaisir ; elle disoit,
hier soir, à voix basse, en regardant
mon papa, pendant qu’il s’éloignoit
avec mon frère : — ce jeune homme
est vraiment aimable ; il joint à une
belle ame, une sensibilité charmante. — Mon père ajouta : — ô je l’estime
beaucoup ; — et moi, ma chère, je
me retirois en arrière, en respirant
l’air de la porte entr’ouverte, pour ne
rien perdre de ce que je venois d’entendre.
Tu sens bien que ce discours
n’a pas nui à Maurice, dans l’esprit
de mon père ; la douce union qui a
toujours régnée entre lui et ma mère,
l’a habitué à aimer, à estimer tout
ce qu’elle honore de sa bienveillance,
bien persuadé qu’elle ne se trompe
jamais ; et je crois qu’il a raison ; elle
a un tact et un sentiment qui lui tiendraient
lieu d’esprit, si elle n’en avoit
pas. Je ne puis te dire avec combien
de plaisir, je vois la manière dont
mon père en use avec notre gendarme :
il s’en empare continuellement, le
mène promener, lui annonce les projets
de changemens qu’il compte faire exécuter ; lui demande des plans, le
fait travailler avec lui, toujours enchanté
de ce qu’il a fait. Maurice a
déployé des talens que je ne lui connoissois
pas : il dessine, il lave des
plans, exécute des idées parfaitement.
Il nous a dit, qu’à travers ses courses
et ses travaux,
il avoit travaillé chez
un ingénieur militaire. Tout cela fait
grand plaisir à mon père, qui lui a
déjà préparé beaucoup d’ouvrage. S’il
fait tout ce qu’il a pensé, je n’aurai de
longtemps à craindre son absence ; mon
frère partage le travail avec bien plus
de grâce qu’autrefois ; car tu sais que
tout cela l’ennuyoit, et qu’il s’y refusoit
le plus souvent ; mais je crois
qu’hors être son beau-frère, il aime
Maurice, se plaît avec lui, et feroit
tout pour lui ; je le vois souvent au
moment où il se livre à sa gaîté, y faire trêve, pour l’écouter, et rendre hommage
à sa touchante raison, qui est toujours
mêlée d’idées au-delà, comme les
imaginations vives ; et ma mère, qui
connoît un peu ce défaut, quoique
payée pour l’excuser, ne peut s’empêcher
de sourire ; mais je doute qu’il lui
fasse tort dans son esprit. J’ai remarqué
aussi, que lorsqu’il y avoit des étrangers,
on avoit plus d’égards encore
pour le gendarme. Mon père le présente
avec plaisir, et tout le monde
lui fait de grandes honnêtetés.
Maman s’accoutume à lui donner le
bras pour sortir. Ce matin, elle me
fit appeler de bonne heure ; elle étoit
encore au lit. Louise, me dit-elle,
habillez-vous, nous allons aller à la
messe, et de–là nous irons faire une
visite à M. D….., nous lui-demanderons
ses demoiselles pour demain, ou pour un jour dans la semaine,
et tu leur donneras une petite fête ;
c’étoient tes amies autrefois… Puis,
me regardant en riant, songes que
tu vas chez des dames. Je n’avois pas
encore fini de m’habiller, qu’elle entra
dans ma chambre, tenant à sa
main, le chapeau de velours noir,
garni de plumes, que tu m’as envoyé
de Rennes, quelque temps avant
notre désastre. Tu oublies donc tout,
me dit-elle, jusqu’au présent de Clémence ;
je lui dirai, à son retour,
que ma fille est devenue si raisonnable,
qu’elle ne pense plus à la
toilette ; Louise, Louise, que veut
dire cette insouciance ? elle devient
ridicule dans une jeune personne
de votre âge, et je n’entends pas que
ma fille fasse divorce avec les Graces ;
elle avoit posé le chapeau sur le secrétaire, et s’assit près du feu ; je le mis devant
elle, tandis qu’elle me donnoit son
avis : est-ce bien, maman ? — Oui,
mon enfant, oui ; ma Louise est encore
jolie, quoiqu’elle ait bien souffert ;
viens m’aider, ajouta-t-elle, je suis
bien aise que tu sois ma femme de
chambre aujourd’hui ; — pendant
que je l’aidois à se coiffer, elle me
regarda beaucoup ; je voyois dans
son miroir, qu’elle s’occupoit de moi
plus que d’elle ; elle me sourioit ;
puis, se retournant : — en vérité,
ma fille, tu n’as presque pas changé ;
prends donc un peu de gaîté, cela
seul te manques ; sais-tu bien que rien
ne vieillit comme d’être triste ? n’es-tu
plus heureuse d’être avec nous,
d’être avec ta mère ? Eh ! ma pauvre
enfant, reprit-elle, me serrant le
bras dans ses mains, tu ne m’as jamais été plus chère, je ne t’ai jamais
plus aimée que depuis que j’ai
senti que je te pouvois perdre ; que
serai-je devenue, mon dieu, si ma
pauvre Louise ne m’eût été rendue ?
comment pourrai-je reconnoître un
tel bienfait ? il faut, ma fille, que
tu t’informes à M. Maurice, s’il
a écrit à ses parens où il est ;
s’il leur a fait part de son affaire ; je
voudrois les connoître, ce que nous
en savons annonce de braves et honnêtes
gens ; ton frère iroit, on enverroit
leur donner des nouvelles de
leur fils ; nous en causions hier ensemble,
et nous avons pensé qu’il
seroit bien d’en savoir davantage ;
tout ce que nous voyons, sûrement
est en sa faveur ; il paroît plein d’honneur,
il est même intéressant ; et ce
qu’il a fait pour toi, lui donne un titre sacré dans notre maison ; mais
cependant, je crois que ton père seroit
bien aise d’arranger son sort et
notre reconnoissance, car tu sens bien
que ceci ne peut toujours durer, et
je serois désolée que ce jeune homme
put jamais nous accuser d’ingratitude.
Ah ! voilà tes couleurs qui reviennent,
je te trouvois un peu pâle ce matin ;
tu as vraiment des momens qui me
donnent de l’inquiétude ; je crains
que ce ne soit la suite des fatigues
que tu as éprouvées ; et puis, je ne
sais, mais il me semble que tu te
négliges beaucoup ; la simplicité a de
la grace, mais il ne faut pas qu’elle
soit trop uniforme, elle devient une
habitude qui lui ôte son prix ; mets
une robe de soie aujourd’hui, je veux
te revoir comme autrefois ; je m’en
allai en fille obéissante, pour exécuter son ordre. Lorsque je rentrois, mon
frère y étoit, qui me salua d’un air
plaisamment respectueux, en me disant : —
charmante sœur, en vérité,
Louise, où vas-tu donc ? car, sans
doute, ce n’est pas pour nous ? — puis,
il dit : — maman, je vais aller chercher
Maurice, et vous nous donnerez à déjeûner. —
Ils rentrèrent ensemble ;
maman étoit d’une gaîté charmante,
elle traita Maurice avec une bonté qui
me donna des forces pour le reste de
la journée ; quelle bonne mère ! ô ma
Clémence ! je me trouve trop heureuse,
je crains de toucher au jour qui
anéantira toutes mes illusions. Cependant
Maurice nous regardoit avec inquiétude,
et sembloit deviner que
nous allions sortir. J’aurois bien voulu
la faire cesser ; je voyois maman qui
l’examinoit ; elle lui proposa, en le regardant fixement, de venir avec
nous ; — nous vous garderons peut-être
toute la journée, ajouta-t-elle,
mais nous vous en tiendrons compte
auprès de mon mari ; engages-le à nous
joindre, dit-elle à mon frère ; à Maurice,
en riant ; — vous vous livrez
à nous sans inquiétude ; — si j’en
avois, Madame, je tâcherois de me
rassurer sur votre bonté ; — et en
même temps, un regard à ta Louise,
l’avertit assez qu’il en avoit beaucoup.
En sortant de la messe, nous les trouvâmes
au bout de la grande avenue,
près de la grille ; maman prit le bras
de mon frère, et Maurice m’offrit le
sien ; elle voulut allonger sa promenade,
et nous fit faire le grand tour ;
Maurice me demanda où nous allions :
il parut plus tranquille quand
je lui eus dit. Ces dames étant venues à la maison depuis mon arrivée,
il les avoit vues ; je crois qu’il avoit
besoin de cette instruction ; il y a
des situations où l’on est effrayé de
tout, où l’on ose se livrer aux choses
mêmes qui nous flattent le plus ;
dans ces instans, nos mouvemens
sont aussi tremblans que notre cœur,
et je m’apperçois bien qu’il éprouve
souvent cette contrainte qui resserre
l’ame ; sur-tout quand mon père n’y est
pas, il semble alors que sa confiance
l’abandonne ; et moi, ma chère, qui
ai toujours été si bien avec maman,
même encore quand je suis seule avec
elle, hé bien, sitôt qu’il est là, tout
change ; je sors de ma place pour me
mettre à la sienne ; je deviens sa compagne,
je partage ses incertitudes, et
la pauvre Louise souffre autant que
lui. Tu vois, chère cousine, combien cet état est pénible ; il me faudroit
un tiers entre ma mère et moi,
et ce tiers ne peut être que toi ; tu
as beau m’écrire les meilleurs avis,
me donner même un abrégé de ce
que tu comptes faire près de ma
mère, et tes espérances ; malgré tout
cela, nous ne pouvons nous entendre ;
le secret que l’on me fait de tes
lettres, le peu que tu m’en envoyes,
le vague qui y règne, ne me donne
que des apperçus qui augmentent les
ténèbres qui m’environnent ; d’ailleurs,
les détails que je rapproche le plus
scrupuleusement que je puis, pour
t’instruire, ne vont peut-être point
au but que je leur suppose ; peut-être
ne signifient-ils rien ; peut-être
n’apperçois-je pas ceux dont les rapports
ont plus de vraisemblance, et
qui, en t’éclairant davantage, te traceroient une route plus facile et
plus sûre ; mais, ma chère, que peux-tu
attendre d’une tête aussi malade
que le cœur ? mon courage meurt et
renaît selon qu’elle le guide ; toute
ma raison, tendue au même objet,
ne me montre pas plus la route que
je dois suivre ; et si l’espérance de
te voir n’étoit pas là, bien loin de
désirer avancer l’avenir, je voudrois
retenir le temps ; chaque jour me
semble gagner sur les chagrins qui
m’attendent ; ma bonne Clémence,
m’entends-tu ? mes idées sont tellement
confuses, que je crains que ton
amitié ne se fatigue ; toi, indulgente
autant qu’aimable, que ne te dois-je
pas ? que serois-je sans toi ? quand
j’ai pensé avec toi, je me sens soulagée
en te faisant partager les agitations
de mon cœur ; je les trouve plus excusables ; et j’ai tellement besoin
du tendre intérêt qui reçoit ma
confiance, que je m’applaudis que tu
vailles mieux que moi ; en te voyant
descendre de ta dignité pour me conduire,
mon erreur, si c’en est une,
me devient plus chère et plus sacrée ;
je sens que telle chose qui puisse arriver,
son souvenir, lié à tout ce que
tu fais aujourd’hui pour moi, embelliroit
encore les derniers momens
glacés de ma vieillesse ; mon cœur
y reviendroit en les regrettant, en
s’énorgueillissant même de t’avoir eu
pour témoin, de ce qu’il a éprouvé.
Il me semble que l’avenir est là ;
mes rêveries m’y conduisent sans cesse,
en traversant toutes les peines que
je prévois ; je reviens plus heureuse
au moment où je suis ; je me hâte
de jouir de tout le charme qui m’environne ; quand il cessera, quand il
n’existera plus, tendre amie, je retrouverai
ton sein pour pleurer ce
qui ne pourra revenir pour moi ; je
t’en parlerai, je te dirai tout que ce
que j’ai fait, tout ce qu’il a fait lui-même
pour notre commun bonheur ;
tu verras que nous en étions digne
l’un et l’autre. Ah ! sans doute,
comme il n’y aura plus rien pour moi,
il n’y aura plus rien pour lui ; il souffrira
peut-être plus encore ; il n’aura
point d’ami pour le plaindre, pour
pleurer avec lui ; où le trouveroit-il ?
dans son sexe, il n’y a point de Clémence,
le ciel n’en a mis qu’une seule
sur la terre, et me la donna pour
adoucir mes peines, et me forcer encore
à reconnoître sa bonté. Oh ! si
j’étois seule à souffrir alors ! ton cœur,
en me restant, vivifieroit dans le mien cette douce mélancolie que laisse les
souvenirs à ceux qui ont tout perdu ;
mais ma chère, il seroit malheureux
pour toujours, lui : quel prix, de ce
que je lui dois, et combien cette pensée
verseroit d’amertume sur ma vie ;
ses soins, son amour, ses espérances,
indignement trahis, ne poursuivroient-ils
pas les auteurs de ses
maux. Homme honnête et sensible ;
puisses-tu, après moi, retrouver une
autre ame qui soit digne de la tienne,
et te rappelle celle que tu avois choisie.
Je crois qu’il y a des félicités trop
grandes, que les foibles humains ne
peuvent atteindre ; et la nôtre eut été
la plus pure, la plus parfaite et la
plus sentie dont le ciel eut jamais fait
son ouvrage ; il eut été le tien aussi,
toi, l’ange dont il se sert pour ranimer
mon courage, me guider et me faire conserver encore tous les charmes
de l’espérance. Que n’es-tu avec moi ?
ne te verrai-je que lorsque je n’aurai
plus que des larmes à répandre ; il me
seroit si doux de verser ce moment de
repos dans ton sein, de le partager
avec celle qui me l’a donné. Tendre
cousine, je suis si heureuse de te le
devoir : puissé-je le filer jusqu’au temps
qui te ramènera près de nous ; et si
je ne puis le prolonger, s’il faut qu’il
finisse, fais du moins que ta Louise
retrouve ton cœur, pour y pleurer sa
misère.