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Lettres de la Vendée/II/37

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Treuttel et Würtz (IIp. 99-118).

LETTRE XXXVII.

Plouën, 7 frimaire, an 4 républicain.


Tout ce qui se passe autour de moi, est si loin de ce que j’avois pensée, que je crains que ce ne soit un songe dont le réveil seroit bien pénible ; car enfin, ma chère, malgré tes soins et tes instructions, je ne sais que croire ; Maurice, lui-même, reste dans un étonnement que j’affecte ne pas partager ; jusqu’au moment où nous sommes arrivés ici, j’ai dû, j’ai cru même lui cacher mes inquiétudes ; et ce n’est pas quand elles semblent s’anéantir, que j’irai l’en instruire. Ne crois pas, cependant, que me livrant trop à mes espérances, mon pauvre cœur goûte d’avance un bonheur qui peut-être est encore bien loin, et me coûtera bien des larmes ; mais je t’avoue, que soit foiblesse, soit que l’image m’en soit si chère, je ne puis me défendre de la carresser dans le fond de mon ame, et d’y penser sans cesse ; sans le vouloir, j’y rapporte tout, et je ne vois pas une action dans l’avenir, qui ne soit partagée par celui que j’aime. Ô ma chère, si tu étois près de moi, tu rirois de ta pauvre cousine, qui se débat continuellement pour sortir de ce qu’elle appelle une erreur, et si replonger l’instant d’après, avec plus de charme et d’abandon ; ah ! s’il est vraiment quelque chose qui puisse tenir lieu d’un bonheur parfait, c’est l’état où je suis ; et s’il étoit en mon pouvoir de le prolonger, je ne balancerois pas à sacrifier tout le reste, et mourir avant l’instant cruel qui, peut-être, détruira et mon bonheur passif, et toutes mes espérances. Chère Clémence ne te mocques point de mes douces illusions, tout ici les fait naître, et ce ne seroit que ta froide prudence qui pourroit seule arracher le voile ; il couvre même les yeux de Maurice. Je le vois, je le sens ; il partage tout ce que j’éprouve ; tantôt sérieux, ou tout ame, il semble oublier et ses craintes, et ses incertitudes ; et ce qu’il y a de fort singulier, c’est que l’un et l’autre, nous ne revenons à notre situation, que lorsque nous sommes seuls, ou en tiers, avec ma mère, quoique sa bonté, sa délicatesse, remplies de graces, soient les mêmes ; mais quand nous sommes en famille réunie, le charme augmente ; mon père sur-tout, dans sa reconnoissance, laisse échapper des expressions, des mouvemens qui mettent le jeune homme hors de lui ; sa raison l’abandonne, alors il se livre à tout l’épanchement et la douce intimité qui existeroient, si nos vœux étoient remplis ; j’aime ces instans ; j’ai observé qu’il y gagnoit beaucoup, et qu’il serait bien plus aimable encore, s’il avoit le droit de s’y livrer. Ne crois pas, cousine, que c’est l’aveugle qui voit tout cela ; ma mère, qui sûrement ne le devine pas, pense comme moi, et paroit elle-même l’écouter avec plaisir ; elle disoit, hier soir, à voix basse, en regardant mon papa, pendant qu’il s’éloignoit avec mon frère : — ce jeune homme est vraiment aimable ; il joint à une belle ame, une sensibilité charmante. — Mon père ajouta : — ô je l’estime beaucoup ; — et moi, ma chère, je me retirois en arrière, en respirant l’air de la porte entr’ouverte, pour ne rien perdre de ce que je venois d’entendre. Tu sens bien que ce discours n’a pas nui à Maurice, dans l’esprit de mon père ; la douce union qui a toujours régnée entre lui et ma mère, l’a habitué à aimer, à estimer tout ce qu’elle honore de sa bienveillance, bien persuadé qu’elle ne se trompe jamais ; et je crois qu’il a raison ; elle a un tact et un sentiment qui lui tiendraient lieu d’esprit, si elle n’en avoit pas. Je ne puis te dire avec combien de plaisir, je vois la manière dont mon père en use avec notre gendarme : il s’en empare continuellement, le mène promener, lui annonce les projets de changemens qu’il compte faire exécuter ; lui demande des plans, le fait travailler avec lui, toujours enchanté de ce qu’il a fait. Maurice a déployé des talens que je ne lui connoissois pas : il dessine, il lave des plans, exécute des idées parfaitement. Il nous a dit, qu’à travers ses courses et ses travaux, il avoit travaillé chez un ingénieur militaire. Tout cela fait grand plaisir à mon père, qui lui a déjà préparé beaucoup d’ouvrage. S’il fait tout ce qu’il a pensé, je n’aurai de longtemps à craindre son absence ; mon frère partage le travail avec bien plus de grâce qu’autrefois ; car tu sais que tout cela l’ennuyoit, et qu’il s’y refusoit le plus souvent ; mais je crois qu’hors être son beau-frère, il aime Maurice, se plaît avec lui, et feroit tout pour lui ; je le vois souvent au moment où il se livre à sa gaîté, y faire trêve, pour l’écouter, et rendre hommage à sa touchante raison, qui est toujours mêlée d’idées au-delà, comme les imaginations vives ; et ma mère, qui connoît un peu ce défaut, quoique payée pour l’excuser, ne peut s’empêcher de sourire ; mais je doute qu’il lui fasse tort dans son esprit. J’ai remarqué aussi, que lorsqu’il y avoit des étrangers, on avoit plus d’égards encore pour le gendarme. Mon père le présente avec plaisir, et tout le monde lui fait de grandes honnêtetés. Maman s’accoutume à lui donner le bras pour sortir. Ce matin, elle me fit appeler de bonne heure ; elle étoit encore au lit. Louise, me dit-elle, habillez-vous, nous allons aller à la messe, et de–là nous irons faire une visite à M. D….., nous lui-demanderons ses demoiselles pour demain, ou pour un jour dans la semaine, et tu leur donneras une petite fête ; c’étoient tes amies autrefois… Puis, me regardant en riant, songes que tu vas chez des dames. Je n’avois pas encore fini de m’habiller, qu’elle entra dans ma chambre, tenant à sa main, le chapeau de velours noir, garni de plumes, que tu m’as envoyé de Rennes, quelque temps avant notre désastre. Tu oublies donc tout, me dit-elle, jusqu’au présent de Clémence ; je lui dirai, à son retour, que ma fille est devenue si raisonnable, qu’elle ne pense plus à la toilette ; Louise, Louise, que veut dire cette insouciance ? elle devient ridicule dans une jeune personne de votre âge, et je n’entends pas que ma fille fasse divorce avec les Graces ; elle avoit posé le chapeau sur le secrétaire, et s’assit près du feu ; je le mis devant elle, tandis qu’elle me donnoit son avis : est-ce bien, maman ? — Oui, mon enfant, oui ; ma Louise est encore jolie, quoiqu’elle ait bien souffert ; viens m’aider, ajouta-t-elle, je suis bien aise que tu sois ma femme de chambre aujourd’hui ; — pendant que je l’aidois à se coiffer, elle me regarda beaucoup ; je voyois dans son miroir, qu’elle s’occupoit de moi plus que d’elle ; elle me sourioit ; puis, se retournant : — en vérité, ma fille, tu n’as presque pas changé ; prends donc un peu de gaîté, cela seul te manques ; sais-tu bien que rien ne vieillit comme d’être triste ? n’es-tu plus heureuse d’être avec nous, d’être avec ta mère ? Eh ! ma pauvre enfant, reprit-elle, me serrant le bras dans ses mains, tu ne m’as jamais été plus chère, je ne t’ai jamais plus aimée que depuis que j’ai senti que je te pouvois perdre ; que serai-je devenue, mon dieu, si ma pauvre Louise ne m’eût été rendue ? comment pourrai-je reconnoître un tel bienfait ? il faut, ma fille, que tu t’informes à M. Maurice, s’il a écrit à ses parens où il est ; s’il leur a fait part de son affaire ; je voudrois les connoître, ce que nous en savons annonce de braves et honnêtes gens ; ton frère iroit, on enverroit leur donner des nouvelles de leur fils ; nous en causions hier ensemble, et nous avons pensé qu’il seroit bien d’en savoir davantage ; tout ce que nous voyons, sûrement est en sa faveur ; il paroît plein d’honneur, il est même intéressant ; et ce qu’il a fait pour toi, lui donne un titre sacré dans notre maison ; mais cependant, je crois que ton père seroit bien aise d’arranger son sort et notre reconnoissance, car tu sens bien que ceci ne peut toujours durer, et je serois désolée que ce jeune homme put jamais nous accuser d’ingratitude. Ah ! voilà tes couleurs qui reviennent, je te trouvois un peu pâle ce matin ; tu as vraiment des momens qui me donnent de l’inquiétude ; je crains que ce ne soit la suite des fatigues que tu as éprouvées ; et puis, je ne sais, mais il me semble que tu te négliges beaucoup ; la simplicité a de la grace, mais il ne faut pas qu’elle soit trop uniforme, elle devient une habitude qui lui ôte son prix ; mets une robe de soie aujourd’hui, je veux te revoir comme autrefois ; je m’en allai en fille obéissante, pour exécuter son ordre. Lorsque je rentrois, mon frère y étoit, qui me salua d’un air plaisamment respectueux, en me disant : — charmante sœur, en vérité, Louise, où vas-tu donc ? car, sans doute, ce n’est pas pour nous ? — puis, il dit : — maman, je vais aller chercher Maurice, et vous nous donnerez à déjeûner. — Ils rentrèrent ensemble ; maman étoit d’une gaîté charmante, elle traita Maurice avec une bonté qui me donna des forces pour le reste de la journée ; quelle bonne mère ! ô ma Clémence ! je me trouve trop heureuse, je crains de toucher au jour qui anéantira toutes mes illusions. Cependant Maurice nous regardoit avec inquiétude, et sembloit deviner que nous allions sortir. J’aurois bien voulu la faire cesser ; je voyois maman qui l’examinoit ; elle lui proposa, en le regardant fixement, de venir avec nous ; — nous vous garderons peut-être toute la journée, ajouta-t-elle, mais nous vous en tiendrons compte auprès de mon mari ; engages-le à nous joindre, dit-elle à mon frère ; à Maurice, en riant ; — vous vous livrez à nous sans inquiétude ; — si j’en avois, Madame, je tâcherois de me rassurer sur votre bonté ; — et en même temps, un regard à ta Louise, l’avertit assez qu’il en avoit beaucoup. En sortant de la messe, nous les trouvâmes au bout de la grande avenue, près de la grille ; maman prit le bras de mon frère, et Maurice m’offrit le sien ; elle voulut allonger sa promenade, et nous fit faire le grand tour ; Maurice me demanda où nous allions : il parut plus tranquille quand je lui eus dit. Ces dames étant venues à la maison depuis mon arrivée, il les avoit vues ; je crois qu’il avoit besoin de cette instruction ; il y a des situations où l’on est effrayé de tout, où l’on ose se livrer aux choses mêmes qui nous flattent le plus ; dans ces instans, nos mouvemens sont aussi tremblans que notre cœur, et je m’apperçois bien qu’il éprouve souvent cette contrainte qui resserre l’ame ; sur-tout quand mon père n’y est pas, il semble alors que sa confiance l’abandonne ; et moi, ma chère, qui ai toujours été si bien avec maman, même encore quand je suis seule avec elle, hé bien, sitôt qu’il est là, tout change ; je sors de ma place pour me mettre à la sienne ; je deviens sa compagne, je partage ses incertitudes, et la pauvre Louise souffre autant que lui. Tu vois, chère cousine, combien cet état est pénible ; il me faudroit un tiers entre ma mère et moi, et ce tiers ne peut être que toi ; tu as beau m’écrire les meilleurs avis, me donner même un abrégé de ce que tu comptes faire près de ma mère, et tes espérances ; malgré tout cela, nous ne pouvons nous entendre ; le secret que l’on me fait de tes lettres, le peu que tu m’en envoyes, le vague qui y règne, ne me donne que des apperçus qui augmentent les ténèbres qui m’environnent ; d’ailleurs, les détails que je rapproche le plus scrupuleusement que je puis, pour t’instruire, ne vont peut-être point au but que je leur suppose ; peut-être ne signifient-ils rien ; peut-être n’apperçois-je pas ceux dont les rapports ont plus de vraisemblance, et qui, en t’éclairant davantage, te traceroient une route plus facile et plus sûre ; mais, ma chère, que peux-tu attendre d’une tête aussi malade que le cœur ? mon courage meurt et renaît selon qu’elle le guide ; toute ma raison, tendue au même objet, ne me montre pas plus la route que je dois suivre ; et si l’espérance de te voir n’étoit pas là, bien loin de désirer avancer l’avenir, je voudrois retenir le temps ; chaque jour me semble gagner sur les chagrins qui m’attendent ; ma bonne Clémence, m’entends-tu ? mes idées sont tellement confuses, que je crains que ton amitié ne se fatigue ; toi, indulgente autant qu’aimable, que ne te dois-je pas ? que serois-je sans toi ? quand j’ai pensé avec toi, je me sens soulagée en te faisant partager les agitations de mon cœur ; je les trouve plus excusables ; et j’ai tellement besoin du tendre intérêt qui reçoit ma confiance, que je m’applaudis que tu vailles mieux que moi ; en te voyant descendre de ta dignité pour me conduire, mon erreur, si c’en est une, me devient plus chère et plus sacrée ; je sens que telle chose qui puisse arriver, son souvenir, lié à tout ce que tu fais aujourd’hui pour moi, embelliroit encore les derniers momens glacés de ma vieillesse ; mon cœur y reviendroit en les regrettant, en s’énorgueillissant même de t’avoir eu pour témoin, de ce qu’il a éprouvé. Il me semble que l’avenir est là ; mes rêveries m’y conduisent sans cesse, en traversant toutes les peines que je prévois ; je reviens plus heureuse au moment où je suis ; je me hâte de jouir de tout le charme qui m’environne ; quand il cessera, quand il n’existera plus, tendre amie, je retrouverai ton sein pour pleurer ce qui ne pourra revenir pour moi ; je t’en parlerai, je te dirai tout que ce que j’ai fait, tout ce qu’il a fait lui-même pour notre commun bonheur ; tu verras que nous en étions digne l’un et l’autre. Ah ! sans doute, comme il n’y aura plus rien pour moi, il n’y aura plus rien pour lui ; il souffrira peut-être plus encore ; il n’aura point d’ami pour le plaindre, pour pleurer avec lui ; où le trouveroit-il ? dans son sexe, il n’y a point de Clémence, le ciel n’en a mis qu’une seule sur la terre, et me la donna pour adoucir mes peines, et me forcer encore à reconnoître sa bonté. Oh ! si j’étois seule à souffrir alors ! ton cœur, en me restant, vivifieroit dans le mien cette douce mélancolie que laisse les souvenirs à ceux qui ont tout perdu ; mais ma chère, il seroit malheureux pour toujours, lui : quel prix, de ce que je lui dois, et combien cette pensée verseroit d’amertume sur ma vie ; ses soins, son amour, ses espérances, indignement trahis, ne poursuivroient-ils pas les auteurs de ses maux. Homme honnête et sensible ; puisses-tu, après moi, retrouver une autre ame qui soit digne de la tienne, et te rappelle celle que tu avois choisie. Je crois qu’il y a des félicités trop grandes, que les foibles humains ne peuvent atteindre ; et la nôtre eut été la plus pure, la plus parfaite et la plus sentie dont le ciel eut jamais fait son ouvrage ; il eut été le tien aussi, toi, l’ange dont il se sert pour ranimer mon courage, me guider et me faire conserver encore tous les charmes de l’espérance. Que n’es-tu avec moi ? ne te verrai-je que lorsque je n’aurai plus que des larmes à répandre ; il me seroit si doux de verser ce moment de repos dans ton sein, de le partager avec celle qui me l’a donné. Tendre cousine, je suis si heureuse de te le devoir : puissé-je le filer jusqu’au temps qui te ramènera près de nous ; et si je ne puis le prolonger, s’il faut qu’il finisse, fais du moins que ta Louise retrouve ton cœur, pour y pleurer sa misère.