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Lettres de la Vendée/II/39

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Treuttel et Würtz (IIp. 125-130).

LETTRE XXXIX.

Plouën, 14 frimaire, an 4 républicain.


Et tu crois vraiment, ma chère, que ma mère m’a deviné, et que notre conversation à laquelle tu fais une si prompte et obligeante réponse, n’est qu’une épreuve. Mais crois-tu donc, que ma mère eût pris tant de détours avec moi ; elle connoît sa fille ; et si elle vouloit tirer un secret de son cœur, elle n’auroit pas besoin de le surprendre. Moi-même, j’ai vingt fois été tentée de tomber à ses pieds, et de lui avouer tout ; la seule crainte d’un empressement trop hâté, m’a retenue ; et puis, tu connois ma mère : sa dignité rassure mais sa bonté en impose ; elle est froidement bonne, et gaîment sévère ; quand elle gronde, elle est si aimable, que l’on ne peut que l’appaiser ; sa sensibilité et ses carresses ont un sang froid, et sont si graves, qu’elles inspirent la réserve avec la reconnoissance. Dans tout cela, l’abandon de la confiance, ne sait où se mettre et ne trouve point de place. Hier, après dîner, pendant sa lecture ordinaire, elle eut, ou feignit, je crois, un affoiblissement dans la vue ; elle passa son livre à Maurice, et le pria de continuer ; il s’en acquitta fort bien, et plaisanta même avec grace sur les leçons du curé, son oncle ; ma mère parut y prendre plaisir, et le fit causer assez long-temps ; puis elle s’endormit dans son fauteuil. J’étois si contente de la scène, que je craignis de la gâter en la prolongeant. Je fis signe à Maurice de sortir, dans la crainte, lui dis-je, d’éveiller ma mère. Je ne sais si elle me vit ou m’entendit ; il avoit à peine fermé la porte, qu’elle me dit, sans ouvrir les yeux : — où va-t-il donc ? — En vérité, ma chère, je suis dans un état d’anxiété que je ne puis te peindre. Il me semble que je suis ici aux ordres et à la merci de tout le monde : je demanderois volontiers aux domestiques que je rencontre : — comment avez-vous trouvé aujourd’hui, M. Maurice ; en êtes-vous content ? — Cet état ne peut pas durer ; mon père me semble celui qui procède le plus rondement : il s’empare de Maurice tous les matins, et le promène du jardin au parc, du parc au bois. Il veut lui faire connoître tout en détail ; il a, dit-il, des vues sur lui ; il lui parle culture, économie ; et mêle tout cela de témoignages d’affection et de confiance qui ne me rassurent point. Il ne lui vient pas même dans l’idée, qu’un soldat puisse aimer sa fille. — J’aime beaucoup ton M. Maurice, me disoit-il, dernièrement : ce jeune homme a l’esprit très-juste ; je voudrois que nous puissions le fixer à la maison ; tu devrois lui en parler ; vous êtes ensemble dans une habitude de confiance, qui le mettroit plus à son aise pour répondre. — Je n’y étois guères, moi-même ; je l’assurois que je croyois Maurice trop attaché à ses parens, pour se séparer d’eux par le seul motif d’intérêt. — Eh bien, dit mon père, à son âge, on pourroit lui trouver ici un établissement ; c’est une idée que j’ai depuis quelque temps ; et si je m’y connois, je crois qu’il n’en seroit pas éloigné — Comment, mon père ? — Oui, j’ai remarqué… Tu es trop jeune, pour prendre garde à ces choses là. Il paroît faire beaucoup d’attention à Agathe. — La fille de notre procureur fiscal, ci-devant ? — Oui ; celle qu’on dit qui te ressemble. Il ne la quittoit pas des yeux, dimanche, à la messe ; ça lui conviendrait ; je leur donnerai la régie de tout ceci, quand nous retournerons à Bois-Guéraut : elle est de ton âge ; un an de plus, je crois ; c’est sage, bien élevé, cela conviendroit fort. Si tu ne veux pas t’en charger, je lui en parlerai ; je crois même que la jeune Agathe n’en serait pas trop fâchée. — Heureusement, mon frère vint finir ce bel entretien ; pour lui, il est toujours le même : une politesse insouciante et légère, que Maurice lui rend plus gravement. Maman t’a écrit il y a peu de jours ; j’ai vu l’adresse de sa lettre : je n’imagine pas qu’elle te parle de moi. Si cependant… ton amitié ne me laisseroit rien ignorer de tout ce qui m’intéresse. Adieu, cousine ; aimes-moi pour notre bien commun ; ton amitié sera dans tous les temps, mon bonheur, ou m’en tiendra lieu.