Lettres de la Vendée/II/40

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Treuttel et Würtz (IIp. 131-142).

LETTRE XL.

Plouën, 17 frimaire, an 4 républicain.


Quand tu auras lu ceci, bonne Clémence, tu te mocqueras de moi, et regretteras de n’avoir pas été témoin : ta malice ce seroit bien exercée. Je vais te raconter ; mais je ne te promets pas d’être aussi vraie que mon visage l’étoit alors, ou plutôt que tu m’aurois devinée. Je crois, ma chère, qu’il y a peu de cœurs à l’abri de petites foiblesses ; nous autres femmes, nous savons les cacher, la fierté de notre sexe nous aide souvent ; mais nous souffrons encore plus. J’en juge par quelques momens dont je ris aujourd’hui, mais qui, pourtant, ont été pénibles. Mon père, comme je te l’ai dit, avoit parlé un peu devant Maurice, de sa filleule Agathe ; et tu sais qu’ordinairement tous ses projets, hors ceux de bâtimens, ont peu de suite ; mais comme il porte beaucoup d’affection à Maurice, et désire le fixer près de lui ; que d’ailleurs, il aime Agathe presqu’autant que moi, j’oserois dire, si je ne craignois que tu ne m’accuses d’être jalouse, même de l’amitié paternelle ; cette jalousie pourtant, seroit la plus raisonnable : comme j’avois oublié tout ce qu’il avoit dit à ce sujet, hier soir, il proposa d’aller faire un déjeûner chez le maire ; il me reprocha même de n’y avoir point encore été. — Agathe est ton aînée, me dit-il, et c’étoit à toi à faire la première visite ; je les ai vu ce matin, et toute la famille m’a dit de te gronder : il faut y aller demain. — Ma mère dit qu’il faisoit un peu froid pour elle ; et il fut convenu que nous les ramènerions dîner. Je ne sais pourquoi, mais je passai la nuit à m’inquiéter de cette journée : j’étois triste ; et l’aspect d’un beau jour, dans les premiers froids ces beaux lointains bleuâtres, dorés d’un soleil voilé par la rosée ; ce tableau, qui tant de fois rendit mes promenades délicieuses, me trouva insensible ; c’est peut-être le seul jour, où une course champêtre, faite dans ce temps, n’ait pas exalté mon ame ; mais alors j’étois tranquille. Te dire avec quel plaisir nous fûmes reçues, est inutile. Tu connois ces bonnes gens, et l’aimable harmonie qui règne entre le père et les enfans ; Agathe, depuis la mort de sa mère, quoiqu’elle étoit bien jeune encore, a tenue la maison, avec une prudence bien au-dessus de son âge ; il y règne un ordre qui annonce le bonheur tranquille dont ils jouissent ; et l’honnêteté du père a paru si irréprochable, que le démon révolutionnaire n’a pu l’atteindre. De l’aveu de ses concitoyens, il remplit sa charge, aux vœux de tous, et en est le plus digne, sans cependant avoir jamais dérogé à sa charge d’honnête homme. Aussi mon père a-t-il pour lui une parfaite estime, jointe à l’amitié qu’il a toujours porté à cette famille ; car tu sais combien il a regretté la mère, et quel chagrin lui a donné sa perte. Je lui en ai toujours entendu parler avec attendrissement ; j’ai même cru appercevoir que maman ne partageoit pas son amitié, ni ses tendres souvenirs. Je te dis cela, ma chère, parce que toi et Louise, ne peuvent avoir une pensée au-delà de ce qu’elle doit être ; et comme ma mère a toujours été l’épouse la plus chérie et la plus honorée, je la crois un peu injuste ; mais ma Clémence, je crains d’avoir un moment, partagé ses torts, et je veux te dire tout, afin que tu aies le droit de me gronder ; peut-être me guériras-tu pour toujours ; je dis pour toujours, ne pouvant répondre de l’avenir ; car, pour le moment, le mal est passé, bien passé. Je ferois volontiers amende honorable ; et la bonne Agathe, je suis sûre, me pardonneroit. Le croirois-tu, Clémence, en entrant dans sa maison, en voyant la tendre affection de mon père, les louanges, qu’il lui donnoit, et plus encore la surprise de Maurice, de trouver tant de simplicité et de vertus réunies dans une personne, du reste, toute charmante et remplie de graces ; car si Agathe me ressemble, c’est en beau : de grands yeux noirs relèvent son teint, qui pour être un peu brun, n’en est pas moins uni et moins frais : le reste du visage, à-peu-près semblable au mien, si l’on peut se juger soi-même. Mon frère prétend qu’elle est près de moi, le modèle dont je ne suis que l’image soignée par un habile artiste, qui a négligé les premières beautés, pour embellir les détails, et rendre son ouvrage plus délicat et plus achevé. Tu conviendras que cette idée est trop galante, sur-tout pour un frère ; mais, tout en lui en sachant gré, je m’arrête au sentiment que j’éprouvai ; je crois qu’il ne nous trompe jamais ; je me sentois petite, et Agathe, Agathe, avec son simple vêtement, qui va si bien à la candeur de son maintien, et au noble emploi de ses journées, me rappeloit la belle Rachel, pour qui Jacob n’avoit pas craint de servir sept années, et puis sept années encore, pour obtenir d’être son époux : tableau charmant de la pureté des mœurs antiques ! tout ce qui nous y ramène, nous laisse de douces impressions. Je ne pus éloigner les réflexions sur moi ; je me voyois si loin d’Agathe, que je me persuadai que tout ce que j’avois dans l’esprit, Maurice l’éprouvoit aussi ; et je ne saurais te dire combien j’étois peinée. Pour elle, sa confiance étoit la même que dans ces jours de notre enfance, où nos jeux nous faisoient sentir le besoin d’être ensemble. Avec quelle gaîté, quelle bonne amitié elle m’entraînoit avec elle dans son héritage ; me montroit les endroits où ses souvenirs nous revoyoient. Celui de sa mère, mêlé à nos anciens plaisirs, prêtoit tous les charmes de la sensibilité à l’expression de sa physionomie ; elle étoit plus jolie encore. Ce mélange de gaîté et de peine, dans des yeux où brillent quelques larmes, ne peut jamais se voir avec indifférence. Maurice étudioit ses mouvemens, et sembloit vouloir suivre leur rapidité, pour ne rien échapper. Agathe lui faisoit oublier ses chagrins ; jamais, je crois, ne l’avoir vu avec autant de sérénité. À cet examen, mon cœur se serroit si fortement, que j’eus beaucoup de peine à m’empêcher de pleurer. Pendant le déjeûner, il voulut absolument partager avec elle, le petit service. Jamais mon rôle de demoiselle, ne me fut si incommode ; il falloit que je me tinsse sur ma chaise, bien tranquillement, tandis que je les entendois rire avec mon frère, en faisant leurs petites courses ; car alors, je représentois maman, pour monsieur le maire, qui ne vouloit pas que je prisse la moindre peine. J’étois si mal à mon aise, que quand ils furent revenus, il me fut impossible de manger ; je dis que j’avois un grand mal de tête, et couvris ainsi la peine secrette qui me tourmentoit ; combien j’étois folle ; je rougis dans ce moment d’avoir été capable d’une pareille erreur.

La leçon fut complette, ma chère, et la journée ne s’acheva pas, sans que je sentisse mes torts ; je fus assez heureuse pour que personne ne s’en apperçut, pas même Maurice. Il est bien loin de craindre de pareilles inquiétudes ; je t’avoue qu’il me seroit affreux d’avoir à rougir avec lui : combien il me trouveroit petite. Le cœur dit tout à l’amitié ; elle peut tout entendre et tout pardonner ; son caractère saint et sublime ne s’altère jamais que par le manque de confiance ; mais il n’en est pas ainsi de l’amour ; sa délicatesse est si grande, qu’une lumière trop vive le blesseroit, si un moment il n’a pas son bandeau ; il faut que le demi jour qui l’éclaire, lui en fasse l’illusion et qu’il ne puisse s’appercevoir de ce qu’il a perdu.

Revenue à moi, tu juges bien qu’Agathe a retrouvé son amie ; avant de nous quitter, elle a repris tous ses droits. Je trouvai du bonheur à lui faire le sacrifice du petit chagrin qu’elle m’avoit donné. Sa franchise se livra à mes carresses ; son bon cœur, sûrement, ignore encore le mal qu’elle peut faire.

Voilà, chère Clémence, la confession entière de ta pauvre amie ; conviens au moins que je sais réparer mes torts ; pour toi, qui n’en eus jamais de cette espèce, ne sois pas trop fière ; il est beau d’avoir de l’indulgence pour des foiblesses qu’on n’a point ; mais je te promets de n’être plus jalouse que pour toi : oh ! cela, je ne pardonnerois à personne de vouloir occuper ma place dans ton cœur ; fut-ce un mari ; et tu m’entends ; c’est que jamais dans le mien, la tienne ne sera prise. Oui, ma chère, si ma destinée me rend épouse et mère, je me souviendrai toujours de ce que tu fus pour moi, dans ma jeunesse ; et la seconde mère de mes enfans n’auroit qu’un titre de plus, qui resserreroit encore des nœuds si chers. Adieu, ma bonne cousine, ange de mes affections ; que le ciel veille sur toi, comme je t’aime.