Lettres de la Vendée/II/40
LETTRE XL.
Quand tu auras lu ceci, bonne Clémence,
tu te mocqueras de moi, et
regretteras de n’avoir pas été témoin :
ta malice ce seroit bien exercée. Je
vais te raconter ; mais je ne te promets
pas d’être aussi vraie que mon visage
l’étoit alors, ou plutôt que tu m’aurois
devinée. Je crois, ma chère, qu’il
y a peu de cœurs à l’abri de petites
foiblesses ; nous autres femmes, nous
savons les cacher, la fierté de notre
sexe nous aide souvent ; mais nous
souffrons encore plus. J’en juge par
quelques momens dont je ris aujourd’hui, mais qui, pourtant, ont été
pénibles. Mon père, comme je te l’ai
dit, avoit parlé un peu devant Maurice,
de sa filleule Agathe ; et tu sais
qu’ordinairement tous ses projets,
hors ceux de bâtimens, ont peu de
suite ; mais comme il porte beaucoup
d’affection à Maurice, et désire le
fixer près de lui ; que d’ailleurs, il
aime Agathe presqu’autant que moi,
j’oserois dire,
si je ne craignois
que tu ne m’accuses d’être jalouse,
même de l’amitié paternelle ; cette
jalousie pourtant, seroit la plus raisonnable :
comme j’avois oublié tout
ce qu’il avoit dit à ce sujet, hier soir,
il proposa d’aller faire un déjeûner
chez le maire ; il me reprocha même
de n’y avoir point encore été.
— Agathe est ton aînée, me dit-il, et c’étoit
à toi à faire la première visite ; je les ai vu ce matin, et toute la famille
m’a dit de te gronder : il
faut y aller demain.
— Ma mère dit
qu’il faisoit un peu froid pour elle ; et
il fut convenu que nous les ramènerions
dîner. Je ne sais pourquoi, mais
je passai la nuit à m’inquiéter de cette
journée : j’étois triste ; et l’aspect d’un
beau jour, dans les premiers froids
ces beaux lointains bleuâtres,
dorés
d’un soleil voilé par la rosée ; ce tableau,
qui tant de fois rendit mes
promenades délicieuses, me trouva
insensible ; c’est peut-être le seul
jour, où une course champêtre, faite
dans ce temps, n’ait pas exalté mon
ame ; mais alors j’étois tranquille.
Te dire avec quel plaisir nous fûmes
reçues, est inutile. Tu connois ces
bonnes gens, et l’aimable harmonie
qui règne entre le père et les enfans ; Agathe, depuis la mort de sa mère,
quoiqu’elle étoit bien jeune encore, a
tenue la maison,
avec une prudence
bien au-dessus de son âge ; il y règne
un ordre qui annonce le bonheur
tranquille dont ils jouissent ; et l’honnêteté
du père a paru si irréprochable,
que le démon révolutionnaire n’a pu
l’atteindre. De l’aveu de ses concitoyens,
il remplit sa charge, aux
vœux de tous, et en est le plus digne,
sans cependant avoir jamais dérogé à
sa charge d’honnête homme. Aussi
mon père a-t-il pour lui une parfaite
estime, jointe à l’amitié qu’il a toujours
porté à cette famille ; car tu sais
combien il a regretté la mère, et
quel chagrin lui a donné sa perte.
Je lui en ai toujours entendu parler
avec
attendrissement ; j’ai même cru
appercevoir que maman ne partageoit pas son amitié, ni ses tendres
souvenirs. Je te dis cela, ma chère,
parce que toi et Louise, ne peuvent
avoir une pensée au-delà de ce qu’elle
doit être ; et comme ma mère a toujours
été l’épouse la plus chérie et la
plus honorée,
je la crois un peu injuste ;
mais ma Clémence, je crains
d’avoir un moment, partagé ses torts,
et je veux te dire tout, afin que tu aies
le droit de me gronder ; peut-être me
guériras-tu pour toujours ; je dis pour
toujours, ne pouvant répondre de l’avenir ;
car, pour le moment, le mal est passé, bien passé. Je ferois volontiers
amende honorable ; et la bonne
Agathe, je suis sûre,
me pardonneroit.
Le croirois-tu, Clémence, en entrant dans sa maison, en voyant la
tendre affection de mon père,
les
louanges, qu’il lui donnoit, et plus encore la surprise de Maurice, de
trouver tant de simplicité et de vertus
réunies dans une personne, du reste,
toute charmante et remplie de graces ;
car si Agathe me ressemble, c’est en
beau : de grands yeux noirs relèvent
son teint, qui pour être un peu brun,
n’en est pas moins uni et moins frais :
le reste du visage, à-peu-près semblable
au mien, si l’on peut se juger
soi-même. Mon frère prétend qu’elle
est près de moi, le modèle dont je
ne suis que l’image soignée par un habile
artiste, qui a négligé les premières
beautés, pour embellir les détails,
et rendre son ouvrage plus délicat et
plus achevé. Tu conviendras que cette
idée est trop galante,
sur-tout pour
un frère ; mais, tout
en lui en sachant
gré, je m’arrête au sentiment que
j’éprouvai ; je crois qu’il ne nous trompe jamais ; je me sentois petite,
et Agathe, Agathe, avec son simple
vêtement, qui va si bien à la candeur de
son maintien, et au noble emploi de ses
journées, me rappeloit la belle Rachel,
pour qui Jacob n’avoit pas craint de servir
sept années, et puis sept années encore,
pour obtenir d’être son époux : tableau
charmant de la pureté des mœurs
antiques ! tout ce qui nous y ramène,
nous laisse de douces impressions. Je
ne pus éloigner les réflexions sur moi ;
je me voyois si loin d’Agathe, que
je me persuadai que tout ce que j’avois
dans l’esprit,
Maurice l’éprouvoit
aussi ; et je ne saurais te dire combien
j’étois peinée. Pour elle, sa
confiance étoit la même que dans ces
jours de notre enfance, où nos jeux
nous faisoient sentir le besoin d’être
ensemble. Avec quelle gaîté, quelle bonne amitié elle m’entraînoit avec
elle dans son héritage ; me montroit
les endroits où ses souvenirs nous revoyoient.
Celui de sa mère, mêlé à
nos anciens plaisirs, prêtoit tous les
charmes de la sensibilité à l’expression
de sa physionomie ; elle étoit
plus jolie encore. Ce mélange de gaîté
et de peine, dans des yeux où brillent
quelques larmes,
ne peut jamais se
voir avec indifférence. Maurice étudioit
ses mouvemens, et sembloit
vouloir suivre leur rapidité,
pour ne
rien échapper. Agathe lui faisoit oublier
ses chagrins ; jamais, je crois, ne
l’avoir vu avec autant de sérénité. À
cet examen, mon cœur se serroit si
fortement, que j’eus beaucoup de
peine à m’empêcher de pleurer. Pendant
le déjeûner, il voulut absolument
partager avec elle, le petit service. Jamais mon rôle de demoiselle,
ne me fut si incommode ; il falloit
que je me tinsse sur ma chaise,
bien
tranquillement, tandis que je les entendois
rire avec mon frère, en faisant
leurs petites courses ; car alors, je représentois
maman, pour monsieur le
maire, qui ne vouloit pas que je
prisse la moindre peine. J’étois si mal
à mon aise, que quand ils furent revenus,
il me fut impossible de manger ;
je dis que j’avois un grand mal
de tête,
et couvris ainsi la peine secrette
qui me tourmentoit ; combien
j’étois folle ; je rougis dans ce moment
d’avoir été capable d’une pareille erreur.
La leçon fut complette, ma chère, et la journée ne s’acheva pas, sans que je sentisse mes torts ; je fus assez heureuse pour que personne ne s’en apperçut, pas même Maurice. Il est bien loin de craindre de pareilles inquiétudes ; je t’avoue qu’il me seroit affreux d’avoir à rougir avec lui : combien il me trouveroit petite. Le cœur dit tout à l’amitié ; elle peut tout entendre et tout pardonner ; son caractère saint et sublime ne s’altère jamais que par le manque de confiance ; mais il n’en est pas ainsi de l’amour ; sa délicatesse est si grande, qu’une lumière trop vive le blesseroit, si un moment il n’a pas son bandeau ; il faut que le demi jour qui l’éclaire, lui en fasse l’illusion et qu’il ne puisse s’appercevoir de ce qu’il a perdu.
Revenue à moi, tu juges bien qu’Agathe a retrouvé son amie ; avant de nous quitter, elle a repris tous ses droits. Je trouvai du bonheur à lui faire le sacrifice du petit chagrin qu’elle m’avoit donné. Sa franchise se livra à mes carresses ; son bon cœur, sûrement, ignore encore le mal qu’elle peut faire.
Voilà, chère Clémence, la confession entière de ta pauvre amie ; conviens au moins que je sais réparer mes torts ; pour toi, qui n’en eus jamais de cette espèce, ne sois pas trop fière ; il est beau d’avoir de l’indulgence pour des foiblesses qu’on n’a point ; mais je te promets de n’être plus jalouse que pour toi : oh ! cela, je ne pardonnerois à personne de vouloir occuper ma place dans ton cœur ; fut-ce un mari ; et tu m’entends ; c’est que jamais dans le mien, la tienne ne sera prise. Oui, ma chère, si ma destinée me rend épouse et mère, je me souviendrai toujours de ce que tu fus pour moi, dans ma jeunesse ; et la seconde mère de mes enfans n’auroit qu’un titre de plus, qui resserreroit encore des nœuds si chers. Adieu, ma bonne cousine, ange de mes affections ; que le ciel veille sur toi, comme je t’aime.