Lettres du séminaire/06

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Calmann-Lévy (p. 25-31).

VI



Paris, le 5 novembre 1838.


_______Ma chère maman,

Il y a bien longtemps que je n’ai goûté la plus grande des jouissances qui est de recevoir des lettres de vous. Henriette, que j’ai vue samedi dernier, était fort inquiète, et moi, mon excellente mère, je vous assure que je ne le suis pas moins. Quoique je cherche à chasser les pensées noires, hélas ! ma chère maman, bien des inquiétudes viennent encore m’agiter. Seriez-vous malade ? Oh ! si vous l’étiez, écrivez-nous, je vous en supplie, et ne nous cachez rien. Qu’il est pénible, ma bonne mère, d’être séparés !

Quand j’ai vu Henriette, elle était très bien portante, seulement il y a à peu près huit jours elle avait eu une indisposition qui n’a pas eu de suites. Je ne puis vous exprimer les soins qu’a pour moi cette excellente sœur. Vraiment elle vous remplace auprès de moi, ma chère maman. Je lui ai occasionné bien des frais soit pour compléter mon trousseau, soit pour acheter des livres dont il faut ici une quantité prodigieuse, mais je tâcherai, ma bonne mère, de n’être point ingrat envers elle et de faire en sorte qu’elle ne se repente pas de tous ses soins pour moi. Oh ! quel bienfait le bon Dieu m’a accordé en me donnant une si bonne sœur !

Je vous prie, ma chère maman, de m’envoyer mon extrait de baptême, et cela le plus tôt possible. On le demande dans l’établissement. Je continue à me bien porter et à me plaire, quoique encore quelquefois, pensant à vous, à mes amis de Tréguier, à mon collège, je sois un peu attristé ; mais ce sont de petits nuages qui se dissipent, et quand je pense au plaisir que j’aurai à vous revoir, cela me donne un nouveau courage. D’ailleurs, on est si bien dans cet établissement qu’il y aurait une véritable ingratitude à ne pas s’y plaire. Courage donc, ma chère maman, l’espérance de n’être pas toujours séparé de vous me soutient, mais quand je pense que vous êtes seule, je ne puis m’empêcher d’être attristé. Je supplie la bonne Madame Le Dû d’avoir bien soin de vous ; ne vous laissez manquer de rien, ma chère maman, l’hiver approche, déjà même il s’est fait fortement sentir ici, je vous en prie, ne vous laissez pas souffrir du froid. Si votre petite provision de bois était diminuée, renouvelez-la, ma bonne mère, en un mot n’épargnez rien pour nous conserver une santé si précieuse. Ne manquez pas tous les jours de prendre la guttule, oh ! je vous en prie, ma chère maman. Mes places n’ont pas été brillantes depuis ma dernière lettre. J’ai été le quatrième, mais ensuite j’ai bien baissé, j’ai été deux fois douzième. Mais ici il ne faut point s’effrayer de ces mauvaises places, car tous les élèves font de ces sortes de sauts : ainsi dans une composition un élève, après avoir été premier, fut le dix-septième, un autre, après avoir de même occupé la première place, passa à la quatorzième. Aussi je ne me décourage pas, ma chère maman, d’autant plus, je vous l’avouerai sans vanité, que mon professeur, qui à la plus grande bonté joint un rare mérite, me donne de bonnes espérances. Enfin, ma bonne mère, je travaillerai de mon mieux, la volonté de Dieu soit faite pour le reste.

… Je ne vous écris qu’une demi-lettre, ma chère maman, réservant l’autre moitié pour Henriette à qui je vais la faire passer. Adieu, ma bonne, mon excellente mère, ah ! quand pourrai-je vous revoir, vous embrasser ! En attendant cet heureux moment, soyez persuadée du respect et de l’attachement que vous porte votre

ERNEST RENAN______


10 novembre.

La réception de votre heureuse lettre, mon excellente mère, vient tout changer. Henriette me l’a fait passer et me dit en même temps de ne point vous écrire que je ne l’aie vue. J’ai eu ce plaisir avant-hier. Elle m’a chargé de vous dire qu’elle se porte bien et qu’elle vous écrira dans quelque temps, quand elle aura quelque chose de positif à vous annoncer. Elle m’a dit de vous dire que la bonne que vous lui aviez proposée pour mademoiselle Ulliac[1] ne lui est pas nécessaire, cette demoiselle en ayant déjà une.

La mort de M. Desbois m’a fait le plus grand chagrin. Hélas ! ma chère maman, je ne pensais pas en l’embrassant quand je partis que ce fût pour la dernière fois. C’est une bien grande perte pour le collège, mais il faut espérer qu’il la réparera. Je vois aussi avec bien de la peine que le collège est toujours chancelant, mais j’espère qu’on ne réussira pas dans les tracasseries qu’on lui suscite. Vous me demandez, mon excellente et chère maman, si ma santé est toujours bonne et si j’ai aussi bon appétit qu’à l’air de la mer. S’il faut juger de la santé par l’appétit, je vous assure qu’aucun n’en a une meilleure que moi. La pension est fort bonne et je vous promets que je lui fais honneur. D’ailleurs on a tant de soins pour la santé, que pour être malade il faut avoir commis quelque imprudence.

J’ai tardé à vous écrire jusqu’à aujourd’hui, ma chère maman, pour pouvoir vous donner le résultat d’une composition en vers que j’ai faite mardi dernier, et je suis bien content d’avoir attendu pour laver la honte de mes deux autres places : j’ai été le troisième. Enfin voici le résumé des places que j’ai eues depuis le commencement de l’année : en version latine, cinquième, douzième. Vers latins : sixième, troisième. Version grecque : seizième. Fable latine : septième. Fable française : quatrième. Histoire et géographie : douzième. J’ai bon courage, ma bonne mère, et si le bon Dieu veut bien m’aider, je tâcherai de ne point déshonorer Tréguier.

Je suis bien content de voir que mes anciens professeurs ne m’oublient pas. Dites-moi dans votre prochaine lettre si Monsieur Duchêne se porte mieux et remerciez Monsieur Pasco de m’avoir donné de si bons principes qui m’ont mis en état, sinon d’être fort, du moins de me soutenir. Je vous assure que j’aime bien à penser à tous ces bons messieurs. Dites à Messieurs Gouriou et Delangle qu’il y a dans le séminaire trois congrégations : l’une des Saints-Anges, une autre de la Sainte-Vierge, et enfin une troisième pour les plus grands et les plus parfaits, et qui est du Sacré-Cœur. Mais les règles sont différentes de celles de Tréguier, ainsi on ne se présente pas quand on veut pour aspirant, il faut avoir été choisi après un certain temps passé dans la maison. Je tâcherai de me rendre digne d’être admis dans celle de la Sainte-Vierge.

Ma bonne mère, le temps me manque, je n’ai plus que quatre minutes et je veux que ma lettre parte aujourd’hui. Adieu, mon excellente mère, soignez bien votre santé, ayez bon courage, oh ! que le bon Dieu vous soutienne, que nous serons heureux en nous revoyant ! Adieu, adieu.

ERNEST______



  1. Mademoiselle Ulliac-Trémadeure, amie d’Henriette Renan.