Lettres du séminaire/08

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Calmann-Lévy (p. 44-54).

VIII


Paris, 30 mai 1839, deux heures après midi.


Ma chère maman,

Je serais inquiet de votre long silence si la bonne Henriette que je viens de quitter, ne m’avait rassuré sur votre compte, en m’apprenant que vous étiez à Guingamp, durant l’absence de mon oncle et de ma tante Forestier qui, comme je le vois, ont fait un voyage au long cours. Henriette m’a fait espérer de voir mon oncle ces jours-ci ; il y a déjà quelques jours qu’il parut à Paris, mais comme un éclair, en sorte que je ne pus le voir ; mais comme cette fois il doit faire un séjour de quelques jours dans la capitale, j’espère avoir le plaisir bien précieux pour moi de voir ce bon oncle, dont je n’oublierai jamais les bontés. Mon paquet de lettres partira par son occasion.

Il approche, ma chère maman, le jour où il me sera permis de vous embrasser et de revoir ma chère Bretagne. Dans un mois, je serai presque à la veille de mon départ. Ah ! ma chère maman, quel bonheur pour vous et moi, car je sais combien vous aimez à nous revoir, hélas ! après une trop longue séparation. Ce temps s’écoulera bien vite, ma très chère maman, car maintenant les compositions des prix vont m’occuper, les grandes promenades vont être multipliées, les fêtes sont assez nombreuses, enfin il me semble que je suis déjà à la veille de vous voir. Il ne reste plus à régler que la manière dont je me rendrai près de vous. J’attends vos ordres dans votre prochaine lettre. En allant par la Normandie, j’aurais le plaisir de faire une nouvelle route, et surtout, ce qui est infiniment au-dessus, j’aurais le bonheur de voir mon cher Alain en passant par Saint-Malo, mais la difficulté serait d’aller de Saint-Malo à Tréguier. En allant par la route ordinaire, c’est-à-dire par Rennes, j’aurais une route bien plus directe, et moins coûteuse, mais je ne verrais pas mon bon frère. Le Monsieur dont je vous ai parlé, et qui est de Bretagne, ira peut-être visiter son pays natal, vous sentez combien il serait précieux pour moi de l’avoir pour Mentor durant mon voyage, mais je crois qu’il ira par les bords de la Loire et par Nantes. Enfin, ma chère maman, arrangez tout cela pour le mieux, et en même temps ne vous gênez pas trop pour moi, car vous sentez que cela empoisonnerait bien mon bonheur.

Je ne puis vous exprimer combien j’ai de reconnaissance à ce bon compatriote dont je viens de vous parler, pour un bienfait dont je vais vous faire part et dont je ne serai pas le seul à être content. Figurez-vous qu’avant-hier nous nous promenions ensemble durant la récréation de midi, et nous causions, je crois, de la Bretagne. « Ah ! me dit-il, quand vous irez en vacances, il faudra que vous ameniez avec vous quelques-uns de vos anciens condisciples, qui auraient en même temps de l’aptitude aux sciences et surtout de la piété et du goût pour l’état ecclésiastique ». Vous sentez, ma chère maman, que Guyomard et Liart me sont venus à l’esprit. « Hélas ! lui dis-je, il y en a beaucoup qui le désirent, un surtout, malheureusement les fortunes ne sont pas assez fortes en Bretagne pour qu’on puisse payer huit cents francs de pension par an. — Ah ! me dit-il, que cela ne vous gêne pas, pourvu qu’ils veuillent venir à Paris, je me charge du reste, et je leur promets ou une bourse entière ou une demi-bourse, selon qu’ils en auront besoin, ils donneront ce qu’ils pourront. » N’est-ce pas là, ma bonne mère, une preuve évidente de la Providence ? pour moi, j’ai de suite attribué cette grâce précieuse à l’intercession de la très sainte Vierge, que ces deux chers amis auront sans doute priée avec ferveur durant le beau mois qui vient de s’écouler. Vous trouverez de plus grands détails dans les lettres que je leur écris à tous les deux. Ah ! ! ma chère maman, que Dieu est bon, que la très sainte Vierge est puissante Mais la cloche m’avertit que la classe commencera dans une demi-heure, il m’est temps d’apprendre mes leçons. Adieu pour quelques heures, mon excellente mère.


Cinq heures du soir.

Nous avons eu dernièrement une promenade dont je veux vous parler. À l’occasion du mois de Marie, nous avons fait un pèlerinage à une chapelle qui lui est dédiée sous le nom de Notre-Dame-des-Anges. Mais devinez où est située cette chapelle ? Au milieu d’une immense forêt, la forêt de Bondy, à quatre lieues et demie de Paris ; heureusement nous avions des voitures pour ceux qui étaient fatigués. Je n’ai jamais eu plus de plaisir. Nous sommes partis à quatre heures du matin, et vers huit heures nous avons déjeuné chez un de nos condisciples demeurant à Rosny. Puis nous avons vu et traversé le Raincy, magnifique maison de campagne appartenant à Louis-Philippe. Enfin après avoir dîné dans la forêt, nous nous sommes dispersés avec nos professeurs dans les bois et nous avons fait une énorme excursion dans toutes ces belles campagnes. Nous avons parcouru dans notre après-midi trois départements : Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne. Enfin nous avons repris la route de Paris, et nous sommes arrivés à onze heures et demie du soir. Vous voyez, ma chère maman, que nous avons eu une belle journée.

J’ai encore eu depuis ma dernière lettre un plaisir bien sensible, c’est d’assister à une grande ordination faite dans la magnifique église de Saint-Sulpice, par Monseigneur l’évêque de Versailles, car Monseigneur l’Archevêque était malade. L’ordination était excessivement nombreuse puisqu’il y avait deux cents ordinants, parmi lesquels nous comptions quelques-uns de nos professeurs et six de nos condisciples pour la tonsure, car on a soin qu’il y ait toujours un certain nombre de tonsurés parmi les élèves du petit séminaire. Mais figurez-vous que parmi ce grand nombre d’ordinants, il n’y en avait presque aucun pour le diocèse de Paris, tous étaient pour des diocèses étrangers.

Il me reste, ma chère maman, a vous parler d’une affaire de la plus grande importance, et à laquelle il est grand temps de songer. Vous recevrez par mon oncle Forestier les papiers nécessaires pour obtenir mon excorporation du diocèse de Saint-Brieuc. Vous sentez que le diocèse de Paris m’accordant le bienfait d’une éducation gratuite, il est bien juste qu’il exige que je me consacre à lui. Mais il faut que l’évêque de Saint-Brieuc déclare qu’il consent à ce que je quitte son diocèse, car sans cette excorporation il pourrait me rappeler après que j’aurais fini mes études, en sorte que le diocèse de Paris n’aurait rien gagné en m’élevant. D’ailleurs, cette formalité est absolument nécessaire pour que je continue à jouir de mon privilège dans la maison. Vous aurez donc, ma chère maman, la bonté de faire tous vos efforts pour que je l’obtienne ; je pense que vous avez eu l’intention de m’agréger au diocèse de Paris, quand vous avez consenti à vous séparer de moi. D’ailleurs, cette excorporation n’est nullement un obstacle à notre réunion, car, ma bonne, mon excellente mère, vous viendrez nous rejoindre à Paris. Des raisons bien puissantes nous engagent à y consentir vous voyez combien le diocèse de Paris a besoin de prêtres ; sans doute il y a des âmes à sauver en Bretagne, mais la capitale est encore plus importante puisqu’elle donne l’exemple aux autres. Quelquefois d’énormes populations n’ont qu’un seul prêtre il n’est pas étonnant qu’il y ait tant de désordres dans ce pays. Enfin, ma chère maman, j’espère que vous ferez votre possible pour que cela réussisse. Si vous pouviez trouver quelque ecclésiastique pour présenter la demande à Monseigneur, cela vaudrait peut-être mieux, mais tâchez que cela fasse le moins de bruit possible à Tréguier, car on pourrait s’y opposer. Dieu fera tout pour le mieux ; que sa sainte volonté soit faite

J’ai eu le bonheur, à la Fête de la Pentecôte, de prendre l’habit ecclésiastique, ce qui m’a causé une joie véritable. J’ai joui dimanche dernier du privilège de ceux qui le portent et j’ai assisté à la grand’messe à la cathédrale, dans l’antique église de Notre-Dame, car tous les dimanches on envoie un certain nombre d’entre eux pour y assister. J’éprouve toujours un sentiment indéfinissable sous ces voûtes majestueuses, à la vue de cette grande architecture et aux souvenirs qui se pressent en foule à mon esprit. Quand y verrai-je Guyomard et Liart à côté de moi ? Pourraient-ils se refuser à l’offre avantageuse qu’on leur fait ? Et je dois vous dire, ma chère maman, que cette offre ne s’adresse pas seulement à eux, mais encore à tous ceux qui, dans les classes un peu élevées, telles que rhétorique, seconde, troisième, voudraient venir au petit séminaire. Vous ferez, ma chère maman, une œuvre admirable en nous en procurant un certain nombre ; mais toujours deux conditions de la piété et des moyens. Il faudrait autant que possible faire les demandes avant les vacances, car les places pourraient être données à d’autres. Pressez surtout Guyomard et Liart ; oh ! que le bon Dieu bénisse vos efforts

Vous avez sans doute appris les troubles qui ont agité Paris[1]. Ne soyez nullement inquiète pour moi ; car je vous assure que ce n’est point là ce qui nous gêne. Une chose bien remarquable, c’est que nous étions tous infiniment plus gais ce jour-là que les autres ; nous composions le lundi, quand l’émeute n’était pas encore absolument calmée, et notre excellent professeur nous engageait à bien travailler en nous disant qu’en ces temps d’émeute, on semblait ne toucher à la terre que de la plante des pieds, et en effet il est certain qu’on a l’esprit beaucoup plus dégagé. Néanmoins, j’ai horreur de ces troubles, car on frémit quand on pense que chaque coup de canon qu’on entend a donné la mort à beaucoup de nos frères qui peut-être n’y étaient pas disposés. Mais ne craignez rien, ma bonne mère, ces troubles sont absolument terminés. Adieu, ma chère maman, je vous laisse jusqu’à samedi, car demain nous avons promenade toute la journée.


Samedi, onze heures du matin.

Je viens, ma très chère maman, vous dire un dernier mot ; j’ai composé ce matin en version latine pour les prix et je ne peux mieux m’en délasser qu’en m’entretenant avec vous. Hier nous avons eu la clôture du beau mois de Marie, que nous avons vu s’achever avec douleur. On a hier donné les places d’une composition en narration françalse dans laquelle j’ai été le troisième. Vous savez qu’au séminaire de Saint-Nicolas ce n’est pas la composition des prix qui décide entièrement des prix, elle compte seulement pour trois compositions. Tout se prépare pour la grande fête de demain ; j’espère aller la célébrer à Notre-Dame. Mais cette fête n’est pas à beaucoup près aussi belle que dans les provinces, car il n’est pas permis de faire la procession dans les rues. J’attends bientôt une lettre de vous, ô mon excellente mère ; quel bonheur quand je pense que dans peu je vous embrasserai En attendant, soyez persuadée que jamais une mère n’a été plus aimée et plus respectée que vous ne l’êtes de votre

ERNEST


P.-S. Tâchez, ma bonne mère, qu’on ne sache pas trop au collège l’affaire de Guyomard, Liart, etc.

Ma bonne mère, remarquez que pour l’affaire de Guyomard, je ne la donne pas comme parfaitement certaine, mais comme une espérance bien fondée.

Adieu, adieu, ma chère maman.



  1. L’insurrection de Barbès et de Blanqui, du 12 mai 1839.