Lettres du séminaire/15

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 105-117).

XV


Gentilly, 25 juillet 1840.


Très chère et très bonne maman,

Je ne sais pourquoi, depuis que je suis en vacances, j’aime surtout à penser à vous. C’est sans doute parce que mon esprit libre de tout souci se porte naturellement vers ce qu’il aime, ou que mon cœur a besoin de vous voir ce qu’il y a de bien sûr, c’est que mon plus grand plaisir est de penser à vous, et surtout de recevoir de vos lettres. Écrivez-moi souvent, je vous en supplie, très chère maman, c’est mon plus grand bonheur, ne me le refusez pas.

Du reste, bonne et chère maman, je m’amuse beaucoup, grâce aux soins de tous ces messieurs, qui prennent toutes les peines du monde pour nous procurer quelque délassement. Nous avons fait trois grandes promenades du plus grand intérêt. La première, qui a été la moins considérable, a eu pour but le château de Vincennes, cette antique demeure de Saint-Louis. Mais ce qui nous a surtout intéressés, c’est l’exercice d’artillerie dont nous avons été témoins, car derrière le château se trouve un très beau parc d’artillerie. Rien de plus intéressant que de voir ainsi faire l’exercice au boulet ce que nous avons vu peut nous donner une parfaite idée d’un siège aussi y sommes-nous retournés une seconde fois. La seconde promenade nous a encore plus enchantés par son extrême variété. Partis à cinq heures du matin, nous nous sommes d’abord rendus au bois de Boulogne, où nous avons déjeuné sous l’ombrage. Le bois de Boulogne est célèbre par le nombre de ses promeneurs. Aussi à chaque porte du Bois y a-t-il un grand nombre de chevaux pour la commodité des personnes qui veulent y faire des cavalcades. On nous a procuré ce plaisir, et les uns montés sur des chevaux, les autres sur de plus humbles montures (des ânes) nous voilà trottant, galopant à travers les allées de la forêt. Moi-même, ma chère maman, je montais un coursier, mais rassurez-vous, il n’y avait rien à craindre, car vous sentez que ce ne sont pas les chevaux les plus fringants que l’on met ainsi aux portes du bois de Boulogne. De là nous nous sommes rendus au petit village de Suresnes, où nous avons passé la Seine. Ce petit village est situé au pied du Mont-Valérien que nous n’avons pu visiter, car il faut pour cela un billet du ministre, et nous n’avions pas songé à nous en procurer. Nous nous contentâmes donc de côtoyer la Seine qui devait nous mener jusqu’à Saint-Cloud, mais voici le plus bel incident de la promenade. Déjà nous avions remarqué sur la route plusieurs piquets de gendarmerie, plusieurs soldats qui allaient et venaient à cheval. Tout à coup nous entendons partir d’une bouche ce mot Le roi va passer. Et en effet après avoir attendu une heure environ, nous avons vu dans le lointain un nuage de poussière ; c’était la voiture du roi qui allait de Neuilly à SaintCloud. Le roi a une figure assez bonne et surtout très fine, mais il m’a semblé très vieux. Du reste rien de plus ressemblant que son effigie sur les monnaies ; à cela seul on pourrait le reconnaître. Une réflexion m’a frappé en le voyant ainsi réduit à ne pouvoir se promener qu’en voiture, très rapidement, entouré et suivi d’une escorte : c’est qu’un roi de France ne puisse pas seulement se promener tranquillement comme un de ses sujets, de peur des attentats. Voilà un triste sort, et un triste peuple à conduire ! La suite n’est pas très brillante et n’a pas la majesté des anciennes cours. J’ai été bien content d’avoir vu le roi parce qu’après tout c’est un personnage historique dont on parle et dont on parlera beaucoup, et qu’il faut respecter, ou, au moins, la place qu’il occupe, soit justement soit injustement. Aussi Alfred Foulon et moi, nous indignions-nous de voir la majesté royale ainsi avilie et méconnue parmi la nation française, autrefois si fidèle à son roi.

Telles étaient nos réflexions sur les bords de la Seine mais continuons notre route vers Saint-Cloud. Après avoir dîné sous ses charmants ombrages, nous allons visiter la charmante manufacture de Sèvres, d’où sortent ces merveilleuses porcelaines, que les souverains seuls peuvent acheter, tant elles sont précieuses. J’y ai vu des ouvrages d’une délicatesse, d’un fini incroyable. Un petit tableau en porcelaine long tout au plus de trois pieds, large de deux pieds, est estimé cinquante mille francs. Je n’en finirais pas, si je voulais vous faire l’énumération de toutes les pièces curieuses que j’y ai vues, et tout ce que je pourrais vous en dire, ne pourrait guère vous en donner une idée. Les belles terrasses de Meudon ont, après Sèvres, attiré nos pas, et de là nous sommes revenus à Gentilly ; il était onze heures du soir, quand nous nous sommes couchés.

Telle a été notre seconde promenade, mais la troisième que nous avons faite mardi dernier a été encore plus belle et plus amusante. Elle a eu pour but Saint-Germain, ville assez considérable, située au milieu d’un pays très agréable, à six lieues de Paris. La route pour y aller a été on ne peut plus charmante. Le magnifique pont et les îles charmantes de Neuilly ont d’abord au sortir du bois de Boulogne attiré notre attention. Puis nous sommes allés déjeuner à Nanterre vous savez que c’est la patrie de Sainte-Geneviève, cette antique patronne de Paris ; on y voit encore un puits que la tradition fait remonter jusqu’à elle. Vous sentez que nous n’avons pas manqué de goûter en passant le fameux gâteau de Nanterre, dont la réputation est si bien établie. Dans cette promenade nous avons encore eu le plaisir de voir la Malmaison et le tombeau de l’impératrice Joséphine. Vous savez que c’est là qu’elle se retira pour pleurer ses malheurs, et que c’est de là aussi que Napoléon partit pour l’exil. Non loin de la Malmaison, nous avons admiré ce que peut l’industrie humaine en voyant la célèbre machine de Marly. Elle est mue par la vapeur et, quoique de la plus grande simplicité, elle fait monter l’eau à six cents pieds d’élévation et en fournit à tous les jardins et à la ville de Versailles. On voit encore les restes de la machine de Louis XIV qui était beaucoup plus compliquée ; la nouvelle est étonnante de simplicité et de force. C’est surtout aux environs de Marly, le long de la Seine, que nous avons joui de la vue des plus agréables paysages. Ce ne sont partout que coteaux fertiles, parcs magnifiques, superbes maisons de campagne, le tout offrant une admirable variété. M. Crabot, lui-même, qui a vu presque toute l’Italie, assurait n’y avoir rien vu de plus beau ni de plus riant. Enfin nous voilà à Saint-Germain mais je m’abstiens de vous parler des souvenirs historiques qui s’y rattachent, je ne vous parlerai pas davantage de son vieux château qui n’a rien de remarquable quand on a vu Versailles et les autres résidences royales qui entourent la capitale ; je ne vous dirai même rien de la vue magnifique dont on jouit du haut de ces terrasses, ni des cavalcades que plusieurs d’entre nous ont faites dans la forêt, j’en viens bien vite au retour. Oh ! ma chère maman, mais que dis–je ?... je vous ai désobéi. Vous savez qu’une des grandes recommandations que vous me fîtes, c’était de fuir les chemins de fer ; et cependant voilà que je suis revenu de Saint-Germain à Paris en wagon... Grand Dieu si vous l’aviez su, vous eussiez frémi n’est-ce pas, très chère maman, lorsque vous m’eussiez vu courant ainsi tantôt sur terre, tantôt par-dessus, et faisant six lieues en vingt-sept minutes ? Mais rassurez-vous, il n’y a aucun danger, et tous ceux qui y montèrent mardi dernier sont encore maintenant en parfaite santé à Gentilly, et prêts à recommencer. Ainsi vous voyez qu’on peut voyager en chemin de fer sans faire le sacrifice d’un bras ou d’une jambe.


Lundi 27 juillet.

Voilà, j’espère, un ample et détaillé récit de toutes nos promenades hier je suis sorti dans Paris avec Alfred Foulon pour voir le fameux char funèbre qui doit servir à la comédie de demain, car on ne peut guère lui donner d’autre nom. Il sera, je crois, fort beau, lorsqu’il sera achevé. Au reste je ne pense pas aller voir le convoi, car outre l’immense concours qui se fera aux environs, je n’aime pas à me mêler à de pareilles cérémonies. Mais mercredi prochain, nous pourrons voir le feu d’artifice des hauteurs de Gentilly ; nous en avons vu un petit ces jours-ci à la barrière de Fontainebleau, et je l’ai trouvé fort beau, que sera-ce de celui qui sera lançé en présence de tout Paris !

J’ai encore profité des vacances pour visiter plusieurs monuments, qui m’ont fait grand plaisir à voir la Bourse, très bel édifice, presque carré, et entouré d’une colonnade. L’intérieur est tout à fait grandiose, surtout lorsqu’il est rempli de tous ces négociants et hommes de finances, qui viennent s’y livrer à leurs spéculations le murmure confus des voix, me disait Liart qui l’avait visité avant moi, ressemble au bruit des flots de la mer quand elle est agitée ; la comparaison est parfaitement juste. J’ai aussi parcouru un grand nombre de salles de la Bibliothèque royale, incroyable collection de six cent mille volumes et de cent mille manuscrits ; j’y ai vu des choses très curieuses d’antiques peintures, des momies égyptiennes, des médailles, des armures, des antiquités de toute espèce. J’ai encore visité plusieurs autres curiosités, entre autres la célèbre manufacture des Gobelins, où j’ai vu de précieux tapis, l’église Saint-Eustache, où j’ai assisté au salut hier avec Foulon (c’est son ancienne paroisse), l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, qui est maintenant sens dessus dessous, etc.

Vous voyez que jusqu’ici je me suis beaucoup amusé, et qu’il ne m’a manqué que vous, excellente mère, pour jouir d’un bonheur presque parfait. Il y a bien longtemps que je n’ai vu la bonne Henriette, mais elle m’a souvent écrit, et jeudi, j’espère définitivement la voir ; elle a maintenant encore un surcroît d’occupation mais enfin ses vacances approchent, et elle pourra alors au moins se reposer un peu. Je suis extrêmement empressé de la voir car vous pouvez juger combien nous aimons à nous trouver ensemble.

Je viens tout à l’heure de voir le cher Guyomard. Je l’ai trouvé assez bien aujourd’hui. Il est toujours bien faible, il est vrai, mais enfin il n’est pas plus mal. Il se promène dans le parc, et ceci ne peut que lui faire du bien. Il m’a prié de le rappeler à votre souvenir, ainsi qu’à celui du cher Liart. Je ne lui écris pas cette fois-ci, j’attends qu’il m’informe de son voyage et de son arrivée. Je pense bien qu’il s’amuse beaucoup en vacances, et j’espère qu’il me racontera tout cela. Très cher ami, je vous prie d’assurer toutes nos anciennes connaissances du collège, spécialement Le Gall et Jeffroy, que bien souvent je pense à eux dites surtout à Messieurs les professeurs que jamais je n’oublierai tous les soins qu’ils m’ont prodigués. Moi aussi j’eusse bien désiré les voir pendant mes vacances, et leur dire par moi-même quelle est pour eux ma reconnaissance.

Et vous, très chère maman, quand pourrai-je vous revoir ? Cette espérance me soutient, et après tout, un an passe bien vite. Ne soyez pas triste, je vous en supplie ; quelquefois je me figure vous voir seule, et je crains que vous ne vous livriez à l’affliction pourquoi le feriez-vous, très bonne mère ? Le bon Dieu, qui nous a séparés pour notre bien, saura bien aussi nous réunir, quand il le jugera à propos. Du courage donc, excellente mère, il viendra pour nous des jours meilleurs et il l’a dit lui-même : ceux qui sèment dans les larmes, recueilleront dans l’allégresse.

J’attends sans tarder une lettre de vous et aussi du cher Liart. Vous vous plaigniez, dans votre dernière, que je ne vous eusse pas donné plus de détails sur la distribution des prix ; je me fiais sur Henriette, et Henriette probablement sur moi. Du reste maintenant, pendant les vacances, on donne assez peu de temps aux études, comme il convient de le faire, afin de recommencer avec plus de vigueur à la rentrée. Voilà déjà près de la moitié des vacances écoulée mais du reste je vois approcher le commencement de l’année avec joie : j’y reverrai mes condisciples, mes maîtres chéris, je retrouverai mes études et mes classes. Après les fleurs de la seconde, je vais enfin cueillir les fruits de la rhétorique. Que ne puis-je passer encore cette année avec l’excellent M. Bessières ! Mais je ne puis l’espérer ; je m’attends toutefois à trouver, dans celui qui doit le remplacer auprès de moi, un professeur éclairé et zélé. Son nom m’est déjà cher depuis longtemps (il s’appelle M. Duchesne), et il semble déjà me témoigner beaucoup d’intérêt. Mais M. Bessières était si bon que je ne puis m’empêcher de le regretter amèrement. Allons, bonne mère, il faut pourtant finir, j’ai bien tardé a mettre ma lettre à la poste elle ne partira que le 29 ; mais enfin j’ai tenu à vous envoyer un journal complet. Adieu, excellente mère, je vous aime plus que je ne puis vous le dire ; mais vous le sentez, et cela me suffit.

Votre fils respectueux et dévoué sans réserve,

ERNEST


P.-S. Si vous pouviez par quelque occasion m’envoyer quelques coquillages, vous feriez plaisir à l’un de mes amis. Il en désire fort peu, pourvu qu’ils soient jolis et petits.