Lettres du séminaire/16

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 118-127).

XVI


Paris, 4 octobre 1840.


Ma très chère maman,

Quel plaisir ! Je viens de me procurer une grande et ample feuille de papier, qui va me permettre de m’entretenir à loisir avec vous. Je m’y prends un peu tôt, même avant l’époque que vous m’aviez fixée, et à laquelle je vous promets d’être fidèle pour ma part mais j’ai cette fois une raison spéciale. La semaine qui commence sera presque entièrement occupée par la retraite, en sorte que je ne pourrais vous écrire qu’aujourd’hui en huit, tout au plus. Ce serait trop retarder, et quoique je désirasse bien vous donner les détails de notre retraite, je sacrifie ces détails à la crainte de vous inquiéter.

J’ai reçu des nouvelles d’Henriette datées de son petit séjour d’Auteuil, qui doit être fort agréable, par ce que j’en connais et ce qu’elle m’en a dit. Il y a assez longtemps que je ne l’ai vue, à cause du temps qui ne favorise pas trop ses visites, qui maintenant exigent un plus long voyage ; mais j’ai tout lieu de croire que sa santé va toujours en s’améliorant. Si je pouvais la voir demain, que je serais content !

J’ai été charmé d’apprendre l’heureuse arrivée de notre cher Guyomard. Que je suis impatient de savoir de lui des nouvelles plus détaillées ! Le départ de mes deux amis a laissé sans doute un grand vide dans ma vie, mais ne vous imaginez pas que je m’en attriste trop. J’ai toujours de bons et sincères amis, qui me consolent de leur absence. Leur présence m’était sans doute bien chère, parce que je les aimais et qu’ils me rappelaient ma Bretagne et ma bonne mère mais quant à l’agrément de ma vie, je n’en pouvais tirer beaucoup de l’un doux, toujours triste et chagrin, de l’autre toujours indisposé ; malgré cela, mon cœur leur est sincèrement attaché, et le sera toujours. Je ne me pardonnerais pas de les avoir emmenés loin de leur pays, pour si peu de chose, ou plutôt pour rien du tout, si la droiture de mes intentions, quand j’agissais ainsi, ne venait me rassurer. Mais ne craignez pas, chère maman, je me plais toujours, et mon bonheur serait parfait si je pouvais vous voir et vous avoir près de moi.

A propos de Bretagne, j’ai vu ces jours-ci un compatriote, et qui plus est, un ancien condisciple. Il était déjà venu au séminaire quand Liart et Guyomard y étaient, mais je ne me rappelle pas pour quelle raison je ne le vis pas. C’est un nommé Lemercier, qui est maintenant à Paris, au séminaire du Saint-Esprit, pour les missions. Il était au collège à Tréguier en même temps que moi ; mais bien plus avancé. Il est venu une fois chez nous autrefois, pour prendre un cahier de mathématiques, et se rappelle fort bien vous avoir vue et avoir causé avec vous de ce malheureux pays d’Erquy, où il est né. Triste souvenir, chère maman ! mais néanmoins j’ai éprouvé le plus grand plaisir à m’entretenir avec lui de tout cela. Il est venu me voir au séminaire, et m’a engagé à aller lui rendre visite, ce que j’ai fait vendredi dernier. Il m’a beaucoup parlé de M. Constant Ollivier, et autres messieurs de Saint-Brieuc.

Parlons maintenant de Saint-Nicolas. Je vous dirai d’abord que nous sommes bien plus au large dans la maison et cependant nous sommes bien plus nombreux que l’année dernière ; comment concilier ces deux propositions ? Mais M. Dupanloup, qui a toujours des ressources toutes prêtes, a trouvé moyen de les concilier en envoyant les petits à Gentilly. Il a obtenu de l’archevêché les sommes nécessaires pour les réparations qu’exigeait la maison, et on en a fait un véritable palais. Les trois basses classes, huitième, septième et sixième, y sont installées depuis mardi dernier. Nous sommes maintenant bien plus commodément dans la maison de Paris, et pour les récréations et pour tout le reste. J’ai maintenant une chambre fort agréable, bien située, au second étage qui est le plus beau de tous, vis-à-vis de la chambre de M. Crabot, qui durant l’hiver ne me refusera pas, je pense, d’aller quelquefois faire la cour à son foyer.

Un mot de la classe de rhétorique. Déjà plusieurs combats se sont livrés et les succès ont été balancés. À la première composition, en version latine, j’ai été le premier ; voilà sans doute un beau commencement ; nous verrons si le reste y correspond. À la seconde composition, en version grecque, je n’ai obtenu que la seconde place, et à la composition suivante, en vers latins, j’ai encore été le troisième. Jusque-là, il n’y avait pas de mal ; mais voici les revers qui arrivent. Il s’agissait d’une grande composition en discours français, la première que nous eussions faite en cette matière. Par un coup surprenant du sort, une révolution soudaine s’est opérée, les malins de la classe (c’est ainsi qu’on appelle vulgairement les forts) se sont oubliés et se sont laissé vaincre, Henri Nollin se place le septième, Alfred Foulon, naguère invincible, est rejeté à la dixième place, et moi… ? Devinez ma place. J’ai peine à vous le dire et à le croire… je suis le treizième. Voilà, n’est-ce pas, un bel acte d’humilité ? Malheureusement, il a été assez involontaire. Mais ce qui me console dans mon malheur, c’est qu’il est partagé, et que mes deux concurrents à l’excellence en ont aussi eu de mauvaises. Tout cela demande une revanche, que j’espère prendre après la retraite, dans une composition en discours latin. Du reste, la classe marche très bien : nous voyons de très belles matières, nous étudions les plus grands modèles, Bossuet, Massillon, etc. Nous expliquons des auteurs du plus haut intérêt ; ce sont surtout les tragiques grecs. Ces jours-ci, nous avons expliqué des passages d’Aristophane d’un charme inexprimable. Nous n’avons pas encore fait beaucoup de discours, mais cela viendra. Notre professeur est un homme de la plus grande science et de la plus haute capacité. Il est même plus instruit, je crois, que M. Bessières, quoique celui-ci fût un si excellent professeur. Mais ce n’est plus la même méthode.

M. Duchesne est beaucoup plus sérieux il ne plaisante pas autant, il n’amuse pas autant, mais il sait remplacer ce qui manque à ses classes sous ce rapport par l’intérêt qu’il porte à ses élèves, et l’habileté avec laquelle il sait leur faire sentir les beautés des auteurs, car il a pour cela un talent tout particulier. Au reste, je me plais beaucoup sous lui, et j’espère passer une bonne année.


5 octobre.

Vous me demandiez dans votre lettre si Henriette est bien amaigrie, si elle est bien pâle, bien changée. Une si grande maladie, chère maman, n’a pu passer sans laisser des traces de son passage ; mais, néanmoins, la dernière fois que je l’ai vue, je l’ai trouvée fort bien, et ce qui prouve qu’elle était assez forte, c’est qu’elle a pu faire le trajet de chez elle au séminaire, qui après tout est encore de longueur raisonnable. Maintenant, elle doit être presque aussi forte et aussi bien portante qu’auparavant. J’attends bien impatiemment sa visite, mais je ne pourrai la recevoir avant lundi prochain, à cause de la retraite. Cela me contrarie bien, mais j’ai eu soin de l’en avertir, afin qu’elle ne fît pas une visite inutile.

C’est mon plaisir le plus sensible que de voir cette chère et excellente sœur. Quand je suis avec elle, et que nous causons de vous, je crois vous voir, ma chère maman, avec nous deux dans le parloir de Saint-Nicolas. J’aime bien souvent à me faire cette illusion. Quand je vais quelque part, que je suis tout seul, je me dis si maman était ici avec moi. Hélas ! ce n’est qu’une illusion, très chère mère, quand sera-ce une réalité ? En attendant, je me console en pensant souvent à vous. Je crois vous voir là-bas toute seule, quelquefois triste, quelquefois plus contente. Plût à Dieu que vous le fussiez toujours ! Dites-moi, tendre mère, comment vous vous trouvez, quelle est votre vie, si vous êtes bien, si vos maux de tête ne vous tracassent pas trop, si vous êtes assidue à la petite goutte de café. Ne me cachez rien, ma chère maman, car rien ne me déchire le cœur comme de penser que vous êtes triste, que dans l’instant peut-être où je ris, vous pleurez. C’est un des grands maux de l’absence on ne sait en quel état est la personne que l’on aime, et cette pensée empoisonne bien toutes les satisfactions. Enfin, du courage, chère maman ! le terme où je dois vous voir n’est pas si éloigné, et alors nous pourrons causer à loisir. Trois mois et demi de vacances ! Certes en voilà de belles. Que je suis changé, n’est-ce pas ? Je désire maintenant les vacances, non pas pour ne plus travailler, ce qui ne m’arrivera jamais, non pas davantage pour quitter le séminaire, où je me plais parfaitement mais pour vous voir, excellente mère. Mais il paraît que je rêve, car voilà que je parle de vacances, et il n’y a qu’un mois que l’année est commencée. Cela ne fait rien ; quand je vous écris, j’aime à vous dire tout ce qui me passe par la tête, comme je le faisais autrefois. Demain, nous avons promenade depuis le matin jusqu’à trois heures après-midi. Le soir on chante le Veni Creator et on commence la retraite. Priez pour moi, chère maman, afin que je la fasse bien au reste, c’est peut-être ce qu’il y a de plus édifiant dans la maison, que la manière simple, douce, paisible et tranquille dont on y fait les retraites.

Je vous ai consacré la plus belle partie de ma lettre, chère maman ; je le devais, et ç’a été pour moi un bonheur. Je vais maintenant donner le côté de l’adresse à mes deux chers amis Liart et Guyomard. Adieu donc, excellente mère, adieu, la plus chérie des mères ; car je ne crois pas exagérer en parlant ainsi du respect et de l’amour que vous porte votre

ERNEST