Lettres du séminaire/23

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Calmann-Lévy (p. 183-189).

XXIII


Issy, 28 avril 1843.


Ma bien chère maman,

Le lendemain de la réception de votre dernière lettre, j’ai reçu le petit paquet que vous m’annonciez. Que j’ai été désolé de voir que vous vous étiez peut-être gênée pour m’envoyer soixante quinze francs, qui y étaient renfermés. Je suis sûr que vous vous êtes mise à sec pour me faire cet envoi. Savez-vous ce qui me l’a fait deviner ? Il y avait trois francs, trois petites pièces ; quand j’ai vu cela, j’en ai presque pleuré. Mon Dieu, je suis sûr, me suis-je dit aussitôt, que cette pauvre bonne mère s’est dépouillée pour moi de ses derniers deniers. Oh ! si j’avais su cela, ma bonne maman, je ne vous l’aurais pas dit. Mon Dieu ! mon Dieu peut-être êtes-vous encore dans l’embarras, et j’en suis la cause !

J’ai maintenant à vous parler d’une bien grande affaire, ma très chère maman. Quoiqu’il en ait été rarement question entre nous, depuis longtemps son approche excitait en moi de graves pensées, et vous-même peut-être y avez-vous souvent réfléchi. La fin de mon séjour à Issy a ramené l’époque où j’ai dû, suivant l’usage, être invité à recevoir la tonsure. Vous concevez que cette invitation n’est et ne peut être un ordre c’est une simple permission donnée par les supérieurs, et c’est ensuite à chacun à examiner avec son directeur particulier s’il doit ou non y accéder. C’est donc entre Monsieur Gosselin et moi que roule maintenant la décision de cette importante affaire. Je n’ai rien négligé et ne négligerai rien pour le mettre en état de m’indiquer sur ce point la volonté de Dieu après quoi, sa volonté sera ma règle. Quoiqu’il n’y ait encore rien de décidé, j’ai pourtant lieu de prévoir une réponse affirmative. Mais je ne veux pas, ma bonne mère, qu’une décision si importante dans ma vie se fasse sans votre conseil. Les conseils d’une mère ont quelque chose de trop sacré pour n’être pas consultés, quand il s’agit d’un engagement si important. Voici donc à quoi je m’engage : pesez-le attentivement, ma bonne mère, afin de me faire ensuite connaître votre décision.

En recevant la tonsure cléricale, je ne contracte aucun engagement irrévocable. C’est une simple promesse et non un vœu ; c’est un engagement d’honneur et non une obligation stricte et indissoluble. Mais vous sentez que, pour un cœur bien né, une promesse équivaut presque à un engagement, à plus forte raison, lorsque cette promesse s’adresse à Dieu lui-même. S’il ne faut donc pas d’un côté s’exagérer ses obligations, il ne faut pas non plus, sous prétexte qu’elles sont révocables, les contracter à la légère et sous peine de s’en repentir. Prendre Dieu pour mon partage, me consacrer à son service, et reculer ensuite, serait une infidélité que je me reprocherais toute ma vie je ne me la permettrais pas même envers un homme. Vous voyez donc, ma bonne mère, qu’il est de la plus haute importance de faire ce premier pas avec sens et jugement. Je n’ai pas voulu qu’il se fît un acte important dans ma vie, dont vous ne fussiez en quelque sorte la conseillère ; pesez donc ce que je viens de vous dire, et examinez devant Dieu la réponse que vous devez y faire. Vous sentez que toute vue humaine, toute considération qui n’aurait pas pour fin la pure volonté de Dieu serait ici plus que déplacée.

Du reste, je le répète, ma bonne mère, il n’y a encore rien de décidé. Les délais et les réflexions, si utiles en toutes les affaires, sont ici strictement indispensables. Aussi Monsieur Gosselin ne m’a-t-il donné encore aucune réponse décisive. Sa prudence, sa sagesse, son expérience sont des garants suffisants de la confiance que j’ai mise en lui. En ces choses, la vocation divine doit seule être consultée, et la vocation divine ne se connaît que par la volonté d’un sage directeur. Je crois qu’en cet état de choses, vous feriez bien de tenir la chose secrète ; on ne se repent jamais d’avoir retardé la publicité, et on se repent souvent de l’avoir trop hâtée. Or vous savez que, pour la publicité, il suffit à peu près qu’une ou deux personnes le sachent, toutes les autres en sont bientôt instruites. Consultez toutefois, ma bonne mère on ne le peut trop en ces circonstances, mais secrètement et sans bruit. Je vous recommande surtout Monsieur Le Borgne, mon ancien directeur, dont je respecterai infiniment les conseils. Vous pourrez lui remettre en même temps le petit billet ci-inclus. Aussitôt que la décision sera portée, je vous le ferai connaître, mais je désire recevoir auparavant votre réponse.

En tout cas, ma bonne mère, voici les pièces qui me seront nécessaires. Quoique encore dans le doute, je crois que vous feriez bien de vous les procurer le plus tôt possible et de me les envoyer en attendant la décision absolue, vous m’exposeriez à ne pas les recevoir à temps, ce qui m’obligerait nécessairement à retarder d’un an la réception de la tonsure. Ces pièces sont au nombre de deux 1° un extrait de naissance légalisé au tribunal de 1re instance ou à la préfecture ; 2° un extrait de baptême, légalisé à l’évêché, lequel extrait doit faire mention expresse du mariage légitime des parents à l’église. Toutes ces conditions vous paraîtront peut-être singulières, mais comme ces pièces doivent passer par divers bureaux, il faut qu’elles soient remplies avec une scrupuleuse exactitude. Je crois que vous feriez bien de vous y prendre de bonne heure afin que s’il y manquait quelque chose, nous eussions le temps d’un second envoi. Je pense que l’occasion de Liart pour Saint-Brieuc pourra être commode, s’il n’est pas parti lors de la réception de cette lettre. Je dois aussi vous dire que l’ordination a lieu à la Trinité, c’est-à-dire à peu près dans un mois et quelques jours.

Voilà, ma bonne mère, ce que j’avais à vous communiquer. Une affaire d’une aussi grande portée m’occupe sérieusement, sans contention toutefois les excellents avis de Monsieur Gosselin me la font éviter. J’appelle avec impatience le moment où il nous sera donné de parler de tout cela à notre aise. Il approche, ma bonne mère mais que ne puis-je vous avoir en ces moments auprès de moi ! c’est maintenant que votre présence me serait chère et précieuse. Je supplée à votre absence par la vivacité de mes désirs, ma pensée est toujours dirigée vers vous. Maman est-elle heureuse ? maman est-elle contente ? Adieu, ma tendre mère, vous êtes ma joie et mon bonheur, je sacrifierais tout, excepté Dieu, pour vous plaire.

Votre fils tendre et respectueux,

E. RENAN