Lettres du séminaire/31

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Calmann-Lévy (p. 234-239).

XXXI


Paris, 1er janvier 1844.


Ma bonne et chère maman,

C’est à vous que j’ai voulu consacrer la première action de l’année qui commence pour nous. Et à qui pouvais-je mieux en offrir les prémices qu’à celle qui après Dieu en fera toute la joie et le bonheur ! Me reposer dans les tendres embrassements de ma mère, jouir de sa présence chérie, ne fût-ce que quelques instants, voilà quelles seraient les étrennes selon mes souhaits. Privé de ce bonheur, j’ai voulu suppléer au moins par la pensée aux douces jouissances que l’absence me rendait impossibles. Du reste, ma tendre mère, quel que soit l’éloignement qui nous sépare, nos cœurs se comprennent : quand on s’aime comme nous nous aimons, on s’entend sans parler. Mes souhaits, vous les devinez mon affection, vous la connaissez ; elle n’est pas de celles qui s’effacent avec les années et que le temps emporte. Chaque jour, chaque année qui s’écoule ne font qu’ajouter à sa tendresse car chaque jour et chaque année me font sentir de plus en plus quel est toute ma joie, là est tout mon bonheur. Si j’entre avec joie dans la nouvelle année qui s’ouvre devant nous, c’est à cause de l’aimable perspective qu’elle ne s’achèvera pas sans qu’il m’ait été donné de me reposer dans les bras de ma mère, et de lui ouvrir mon cœur à loisir. Puisse-t-elle amener au plus tôt ces jours tant désirés ! Croyez que jusque-là je ne me plaindrai pas de sa rapidité.

Maintenant, tendre mère, oublions un instant le premier jour de l’an et l’heureux avenir qu’il nous présage, pour reporter nos regards sur les derniers jours de l’année qui vient de s’écouler, et qui l’ont si heureusement terminée. Si le cours de cette année déjà loin de nous a pu amener pour moi quelques jours tristes et amers, l’heureuse conclusion qui l’a couronnée en a bien effacé la passagère amertume, et né me laisse d’autres souhaits à former, sinon que l’année qui commence se continue aussi heureusement que la précédente s’est terminée. Oui, ma bonne mère, autant les pénibles incertitudes et les douloureux combats qui avaient précédé le grand acte de ma première consécration à Dieu avaient altéré la paix de mon cœur, autant j’ai retrouvé de calme et de joie en le prenant enfin pour mon partage et me consacrant à lui sans retour. Il semblait que par ces salutaires quoique bien pénibles épreuves, Dieu voulût me rendre plus sensible l’heureux dénouement qui devait y mettre fin. Presque aussitôt mon arrivée à Saint-Sulpice, on m’invita de nouveau à faire ce premier pas de la carrière ecclésiastique et néanmoins, bonne mère, je ne vous en ai parlé qu’à la dernière extrémité, et presque à la veille de l’accomplissement je n’eusse pu vous donner aucune décision positive et c’eût été vous livrer à des inquiétudes et à des préoccupations inutiles. Croiriez-vous, bonne mère, qu’en vous expédiant la lettre où je vous annonçais ma détermination, je tremblais encore de renouveler l’imprudence que j’avais commise l’année dernière, et que plus d’une fois je fus tenté d’aller la retirer des mains du portier qui devait la remettre à la poste. Eh bien ! chère maman, ce fut le dernier de mes combats ; aussitôt qu’elle fut partie, je ne regardai plus en arrière, tous mes doutes se dissipèrent et se changèrent en une heureuse confiance, et, le grand jour étant arrivé, je m’avançai avec un calme et une joie dont je pouvais à peine me rendre compte moi-même, tant elles contrastaient avec les troubles qui avaient précédé. Et depuis ce moment, pas un mouvement de regret, pas le plus léger sentiment de crainte mais un calme et une sécurité qui m’étaient depuis longtemps inconnus. Eh bien ! chère maman, c’est donc une chose faite. Il n’y a plus à reculer. Que je suis heureux d’être délivré de ces hésitations, très justes sans doute, mais aussi si pénibles, par un pas décisif ! Ce n’est pas que je m’exagère les obligations que je me suis imposées, je sais que cette première promesse n’est pas irrévocable, mais j’espère aussi que celui qui m’a donné la force de faire le premier pas, me soutiendra jusqu’au bout. C’est tout mon désir et mon plus cher espoir. Remercions-le pour le passé, et prions-le d’achever ce qu’il a commencé.

Je ne puis vous dire toute la reconnaissance que je dois à mes directeurs tant de Saint-Sulpice que d’Issy pour les bons conseils et les encouragements que j’en ai reçus et les marques d’intérêt qu’ils m’ont données. Que de fois, en sortant de chez eux, j’ai retrouvé la confiance et la paix ! Ce sont les sollicitations de mon directeur particulier qui m’ont donné l’assurance de prendre une détermination en une affaire d’une telle importance. C’est ce que je lui disais en allant l’embrasser après l’ordination ; il ne m’appelle plus que du nom de mon tonsuré ; en effet, lui disais-je, c’est votre ouvrage. L’ordination s’est faite dans la chapelle du séminaire par monseigneur l’Archevêque de Paris[1]. Elle était fort belle et assez nombreuse, quoique l’ordination de Noël le soit d’ordinaire moins que celle de la Trinité ; nous étions environ cent cinquante ordinands.

J’ai encore une bonne nouvelle à vous annoncer, ma tendre mère. C’est que le jour même de l’ordination, au moment où je sortais de la chapelle, on m’a remis une lettre de notre chère Henriette. Elle m’est parvenue avec une rapidité inaccoutumée, en huit ou dix jours. Sa santé est toujours excellente ; elle passe l’hiver décidément à Varsovie. Je ne puis vous exprimer combien cette lettre reçue si à propos m’a causé de joie. C’est toujours le même cœur et la même affection. Plus de la moitié de sa lettre est consacrée à me parler de vous. Je voudrais que l’espace me permît de vous en citer quelques passages. Mais je me trouve inopinément arrêté au milieu de ma causerie. Adieu donc, bonne mère. Comment vous exprimerai-je toute l’affection de mon cœur, et combien votre pensée m’a été chère durant ces jours ! Elle a été ma compagne fidèle, jusqu’à l’autel, au moment solennel. Adieu encore une fois, ma bonne, mon excellente mère.

Vous sentez ce que je ne vous dis pas.

E. RENAN
Clerc-tonsuré



  1. À ce moment c’était monseigneur Affre.